Chapitre 5 : Sofian


— Je suis rentré !

— Salon !

Oh, c'était une nouveauté, ça. La plupart du temps, lorsque Sofian était de retour du bar, son compagnon était déjà couché et endormi. Pas cette nuit, visiblement. Il se débarrassa en vitesse de ses affaires, les déposant dans les meubles prévus à cet effet dans l'entrée, puis se dirigea vers la pièce principale. Installé au bureau, Alexandre faisait face à ses habituels deux écrans. L'un affichait un jeu en cours, le second son site pornographique favori. Sourire en coin, Sofian se pencha sur lui et embrassa son front. Alexandre fit glisser son casque de son crâne, libérant ses oreilles, et replaça ses lunettes qui s'étaient mises de travers.

— Hey. Pas couché ?

— Mh, non. L'équipe n'était pas trop mauvaise. Ça a été un peu long, mais d'autres types nous ont rejoints, y a pas longtemps. Il y en a un qui entend tout, mais ne parle pas, c'est pas mal chiant, mais il est dégourdi.

— Que des nouveaux ?

— À part ceux que je t'ai dits, ouais. Enfin, au groupe, si, quelques-uns. Y a que le muet qui est nouveau sur le jeu.

Sofian se redressa, sa curiosité attisée.

— T'aimes pas les noobs, lui fit-il remarquer.

— Tant que je ne le gère pas, rétorqua Alex en haussant les épaules.

Les genoux remontés contre son torse, les talons posés sur le bord du fauteuil de bureau et ses doigts à la fois sur le clavier et la souris, l'homme avait cette expression à la fois exaltée et fatiguée qu'il n'avait plus eue depuis... longtemps.

Le fait qu'il ait relancé ce site en ligne était un peu étrange. Il n'avait plus vu cette interface sur cet ordinateur depuis des mois et des mois. C'était plutôt sur le téléphone de Sofian que ces sites défilaient, à présent. Quand il s'ennuyait. Quand il était seul. Quand Alex dormait, lui tournant le dos en grognant dans son sommeil et quittant le bras qui l'enveloppait.

— T'as fait un détour ? Je croyais que c'était Tom pour la fermeture ce soir.

— Ah, oui, j'ai raccompagné Gui. Y avait plus de bus et ça craint, ces temps-ci.

Alex lui jeta à peine un coup d'œil, mais Sofian ne manqua pas le léger froncement de sourcils dont il écopa. Jaloux. Il le savait, bien entendu, et l'utilisait parfois contre Alex pour tester ses réactions. C'était un point qui n'avait jamais changé malgré les années, et qui le rassurait toujours sur l'état d'esprit de son conjoint. L'intérêt de son compagnon parut se focaliser aussitôt sur la vidéo. Si une part de lui était satisfaite d'avance de cette initiative, une autre s'en inquiéta.

— Alex ? tenta Sofian en se rapprochant d'un pas.

— Ouais ?

— Il s'est passé quelque chose ?

Par-dessus ses lunettes, Alex cligna des yeux. Il fit glisser son casque autour de son cou, son attention semblant revenir brusquement sur ce qui l'entourait. Avec ses cuisses plaquées contre lui, Sofian était incapable de savoir dans quel état d'esprit il se trouvait. Excité par ce qu'il voyait ? La vidéo sur l'écran continuait de tourner, mais sans son. Peut-être dans son casque ? Il n'en était même pas certain. Cette habitude de toujours avoir du contenu porno dans un coin visuel ne l'avait pas quitté pendant des années et des années, jusqu'au jour où... plus rien. Il s'était renfermé à partir de là, lui semblait-il. Les contacts entre eux s'étaient raréfiés. Sofian en avait fait part à Thomas, qui n'avait pas eu grand-chose à émettre comme possibilité à l'époque. Jusqu'au point mort actuel.

— De quoi tu parles ?

— Toi... je veux dire, ça...

Du bout des doigts, il fit un geste vers l'écran et la vidéo. Il lui sembla qu'Alex se tassait un peu plus sur son siège.

— Alex, insista-t-il doucement.

— Je ne sais pas. C'est juste que... je me suis dit que ça faisait longtemps. Et... enfin, tu vois.

— Non, soupira Sofian.

Lentement, il éloigna la souris de la main de son compagnon, lui ôta le casque du cou et déglutit en entendant les sons érotiques qui en sortaient. Puis, il fit pivoter le fauteuil vers lui et s'appuya d'une main sur un des accoudoirs.

— Non, je ne vois pas.

— Tu veux qu'on s'engueule de nouveau ?

Merde. Donc il n'avait pas réellement fait l'impasse sur ce moment foireux.

— Je suis désolé de m'être emporté, marmonna Sofian.

Alex détourna les yeux, son attention s'envolant quelques instants vers les corps qui s'emmêlaient.

— Je te le redis : je ne peux pas forcer les choses.

— Je sais. J'ai compris...

Dans son ventre, l'habituel nœud de déception se forma. Les questions se bousculaient les unes avec les autres, dans un crash sans queue ni tête. Depuis combien de temps ne le désirait-il plus, au point qu'il ait apparemment besoin de se gaver de porno pour se donner un peu de motivation ? Et encore, c'était à vérifier. Impossible, avec cette position de grenouille, de savoir si c'était... efficace.

— Qu'est-ce qu'il faut que je fasse ? murmura Sofian.

Alex avait des yeux clairs qui, déjà adolescent, lui retournaient les idées. Un regard profond, qui lui avait toujours semblé contempler plus loin que n'importe qui à travers sa carapace. Mais qui parvenait à voir à travers la sienne, exactement ? Alex était particulier, même à sa manière.

— Rien.

Il y avait une certaine incrédulité dans sa voix, doublée de quelque chose que Sofian ne réussissait pas à identifier. Lentement, il se pencha, jusqu'à poser une main sur un accoudoir et la deuxième sur le haut du dossier contre lequel Alex était recroquevillé.

— Alex. Je pense qu'on n'est pas complètement cons, ni toi ni moi.

Une petite grimace absolument adorable tordit la bouche de l'autre homme tandis qu'il détournait brièvement le regard.

— Vers moi, les yeux.

Un grommellement. Il retint un sourire, même un peu peiné de la situation dans laquelle ils s'embourbaient.

— Tu as rencontré quelqu'un ? demanda-t-il tout de go.

Alex sursauta et, tout à coup, Sofian n'eut plus aucun besoin de chercher son attention. Elle était pleinement sur lui, son expression comme s'il l'avait giflé violemment. C'était peut-être tout comme, songea-t-il. Cette idée l'avait traversé pendant le retour, quand Guillaume le serrait à travers son blouson à l'arrière de sa moto. Son souvenir le fit dévier quelques secondes, mais la voix d'Alex le fit revenir aussitôt à l'instant présent.

— T'es dingue ? siffla-t-il.

— Ça se pourrait. Je ne sais plus ce qu'il y a dans ta tête.

Les épaules crispées d'Alex s'affaissèrent légèrement.

— Je ne trouve pas comment faire, avoua-t-il tout bas. Je... enfin, c'est... je n'ai pas de solution miracle et ça...

Il fit un geste dédaigneux vers le site pornographique qui tournait.

— ... ce n'est qu'un putain de pansement totalement inutile, termina-t-il.

— Tu y allais beaucoup avant, pourtant, observa Sofian. Et... ça se passait bien jusque-là, alors pourquoi tu...

— Tu sais que la plupart de ces gens n'ont peut-être pas d'autre choix que de vendre leur corps s'ils veulent vivre ? rétorqua Alex, acerbe. Tu es au courant qu'ils ont peut-être quelqu'un ? Quelqu'un qui ignore qu'ils font ça pour s'en sortir ?

Sofian retint son souffle. Ah, il pouvait enfin voir un bout de l'engrenage dans le cerveau de son compagnon. L'arrêt de cette surconsommation qu'il faisait depuis la fin de l'adolescence était lié à...

— Kyle, dit-il doucement. Le mec de Thomas.

Il avait prêté ses codes au barman pour que celui-ci puisse pêcher son homme, et ça ne s'était pas fait tout en délicatesse et papillons roses, de ce que Sofian avait glané comme informations auprès du concerné. Kyle, un type plutôt nerveux et dégageant une aura spéciale, avait travaillé des années sur ce site, devenant la vedette de la plate-forme. Pour survivre.

— Tu bloques le porno à cause de ça ?

— J'ai l'air con, hein ?

— Non, non...

Du bout des doigts, il incita Alex à détendre ses jambes jusqu'à pouvoir s'assoir dessus à califourchon. L'avantage d'un véritable fauteuil de gaming, pour la fortune qu'il valait à lui seul. La mauvaise surprise, ce fut de constater que toutes les vidéos probablement regardées durant une partie de la nuit n'avaient servi à rien. Encore sur la béquille ce soir, So!

— J'essaie de te comprendre.

— Y a rien à comprendre, s'agaça rapidement Alex.

— Alex, bordel !

— Je ne sais pas ! s'écria-t-il brusquement. Je ne sais pas pourquoi je suis comme ça, pourquoi j'ai besoin de stimulation tout le putain de temps sinon je ne peux pas avoir envie de mon mari ! Ni pourquoi ça ne peut pas être plus simple, ou encore pourquoi tu restes avec moi alors que ça te rend aussi malheureux ! Putain, Sofian, pourquoi? Tu m'expliques, toi ?

La douleur dans son regard. Ses mots, criés d'abord puis se muant en un murmure brûlant, un sanglot désespéré. Un raz-de-marée qu'ils auraient dû voir venir, depuis le temps que le problème frémissait sous des faux-semblants qu'Alex entretenait pour sauver les apparences. Pour les sauver tous les deux.

— Parfois, je me dis que tu devrais...

— Que je devrais ?

Son cœur s'était serré aussitôt. Il détestait les yeux rougis d'Alex, son regard fuyant. Sa voix étranglée.

— Trouver quelqu'un d'autre.

Deuxième gifle, pour lui cette fois-ci. Il se retint de reculer des cuisses d'Alex, mais son palpitant qui tambourinait lui donnait envie de foutre le camp. Il n'y avait que l'expression chagrinée devant lui qui le maintenait à flot.

— Quoi ? Tu veux qu'on... Alex, je sais que je suis un gros con quand je m'y mets, mais je refuse qu'on...

— Non, non, attends, je... c'est juste que je réfléchis, et... c'est compliqué d'organiser ça dans mes pensées, je... putain.

— Ouais bah, imagine pour moi, grommela Sofian.

Les doigts d'Alex le touchèrent enfin. Doucement. Avec hésitation. Pas étonnant, après une bombe pareille. La poitrine encore affolée, Sofian lui en voulait de soulever la possibilité qu'il désire une séparation.

Ça n'arriverait jamais.

— Écoute, je t'aime, soupira finalement Alex.

— À la bonne heure ! s'exclama ! siffla Sofian en levant les yeux au plafond. Bordel, lâche pas ça comme ça, j'ai qu'un seul cœur et j'en ai encore besoin !

Alex pinça les lèvres et il y eut quelque chose de rassurant à le voir réagir normalement, à deux doigts de rire, se retenant ouvertement.

— Je t'aime, répéta-t-il. Mais...

— Je pense que je te déteste à chaque fois que tu dis « mais ».

Plissant les yeux, Alex frappa la cuisse de Sofian du plat de la main.

— Tais-toi. Je disais : mais nous avons un problème.

— Il n'y a pas de problème.

— Arrête de grogner. On en a un. Ou plutôt, je suis... j'en ai un.

Sofian fit de son mieux pour ne pas réagir au « je suis le problème » qu'avait failli échapper son compagnon. Lentement, il expira par le nez. Puis, essayant de ne pas avoir de geste brusque, il glissa ses doigts dans le cou d'Alex, jusqu'à sa nuque. La chaleur qu'il trouva là était rassurante. La douceur de sa peau, un havre qu'il savait apaisant. Sofian se pencha et y nicha son visage, soupirant.

— Dis-moi juste qu'il n'y a rien de grave ou que ça se soigne, souffla-t-il.

— Je ne suis pas malade.

La voix d'Alex faisait vibrer sa gorge, basse et rauque. Son odeur de fin de journée et de la nuit avancée était discrète et enivrante. Presque vingt ans qu'il s'en gavait. Sofian se souvenait encore du premier baiser, des premiers gestes hésitants et avides de découverte. De l'émerveillement mutuel. Des sentiments, complexes et nouveaux. De la crainte, des pas à deux. Du « oui » devant un maire bougon, durant une cérémonie avec seulement deux amis à leurs côtés.

— Sofian.

— Mh.

— Je ne suis pas malade, répéta Alex. J'ai toujours été comme ça.

Il ferma les yeux, sentant ses cils contre la peau douce à l'angle de l'épaule. Il frotta son visage contre, soupirant longuement, puis enroula ses bras autour de cet homme qui était capable de mettre son monde à sac en quelques mots et un regard.

— Sofian...

— Je ne te suis pas, expira-t-il enfin. Mais on ne se sépare pas, hein ?

— Bon sang, jamais de la vie !

La façon dont le corps d'Alex se tendit sous le sien fut une preuve suffisante pour lui.

— Tu parles de me trouver un autre mec, puis tu dis que tu es le problème...

Les bras minces d'Alex se refermèrent sur lui. Il y avait longtemps qu'il n'avait pas quémandé pareille étreinte. Ça lui avait manqué. Tellement. Peut-être pas autant que le sexe et le toucher expérimenté de son conjoint, s'il devait faire un choix, mais tout de même. En seconde position sur sa liste.

— Je me disais juste... que peut-être ce serait une solution... tu ne crois pas ?

Non. Ça l'agaçait d'avance. Il faisait déjà des efforts pour ne pas regarder autour de lui, et parfois c'était difficile. Si Alex lui enlevait ses barrières, il...

— Ta frustration est un enfer. Promets-moi que tu vas réfléchir. Pour nous deux.

*

— Attends. Attends, attends, attends, tu déconnes, non ?

Les yeux ronds, Thomas avait cessé de frotter la surface du comptoir avec son chiffon et le dévisageait si intensément que c'en était atrocement gênant. Sofian grommela :

— J'aimerais déconner, putain.

— Genre. Mais non, c'est pas possible... il te dit d'aller tremper ailleurs ?

— Arrête avec ça. J'aurais jamais dû t'en parler.

— J'y crois pas.

— Ta gueule.

Le silence reprit, comme quelques instants plus tôt, après qu'il eut lâché les évènements de la nuit précédente. Grimaçant pour retenir un sourire perplexe, Thomas se redressa et s'accouda au bar. La piste était encore vide, la salle fermée au public pour quelques minutes.

— Je sais qu'Alex est particulier, mais de là à... putain. C'est à cause de ce truc de libido ?

— Je suis pas sûr, soupira Sofian. Ça me dépasse, pour tout t'avouer. Mais d'après lui, ce serait le mieux pour moi.

— Et ça ne lui pose pas de problème ? De mémoire, il est assez... jaloux ?

Ce n'était rien de le dire, et ça ne faisait qu'augmenter son incompréhension et sa colère face à cette situation. Les bras croisés, Sofian souffla fort par le nez. Alex était venu quelque fois au Manoir Pourpre pour des soirées spéciales qui y étaient organisées, et à chaque fois il était resté accroché à son bras, lançant des regards noirs à n'importe quel type le matant avec un air intéressé.

— Pire, soupira-t-il. Ça lui ferait trop de mal si je faisais ça.

— Tu le ferais, si ce n'était pas le cas ?

— T'es con, évidemment que non.

Avec un petit sourire en coin, Thomas continua la préparation du bar.

— Il y a la fête d'Halloween dans trois semaines, lui rappela-t-il. Il pourrait venir et observer ton environnement ?

— Il connait déjà, tête de nœud.

— Si son idée lui tient à cœur, il verra peut-être tout ça d'un autre œil.

Il fit un grand geste.

— Imagine, il souhaite que tu trouves un mec à baiser, mais peut-être qu'il ne se rend pas compte de ce que ce serait réellement de le vivre ? Une fois qu'il aura compris la façon dont la plupart des types ici reluquent, ça va lui passer l'envie de te laisser libre de mettre ta bite où tu veux. Et relancer la machine, qui sait ?

— T'as pas conscience du problème, je crois.

— Bah, il bande pas vraiment ?

— Il bande.

— Et donc ?

— Et... Putain Tom, t'as rien écouté hier ou quoi ?

Avec une moue, Thomas haussa les épaules.

— Si. Mais même avec des recherches, c'est un peu compliqué de saisir le truc...

— Quoi, t'as fait des recherches ?

— Mec, j'ai même fait des recherches quand Kyle vendait son cul sur ce putain de site porno, siffla Thomas en se penchant et baissant la voix, le regard noir. Et crois-moi, j'aurais préféré que ce soit pour comprendre pourquoi il ne pense jamais au cul que pour savoir pourquoi il montre sa bite en ligne !

Sofian déglutit. Un point. Un gros point. À côté de ce qu'avaient vécu ces deux-là, il avait juste le sentiment que ses problèmes étaient un simple amas d'enfantillages. Peut-être était-ce le cas. Il ne savait pas vraiment. Il était frustré et il n'y avait parfois que ça qui lui tournait dans la tête.

— So ? appela Thomas.

— Quoi ?

Son regard s'était radouci.

— Je raconte peut-être de la merde, aucune idée, mais pour l'instant... écoute, vous avez l'air paumés tous les deux, j'imagine que ça peut arriver quand on est ensemble depuis aussi longtemps que vous deux, et surtout aussi jeunes que vous l'avez été... Alors, n'essaie pas de trop prendre en compte ce qu'il a dit, d'accord ? Pour le moment, en tout cas. Je sais pas, vois pour faire profil bas quelque temps ?

— Profil bas ? J'ai rien à me reprocher !

Dubitatif, Thomas arqua un sourcil dans sa direction. Sofian leva les mains en grognant.

— OK, j'ai peut-être tenté ma chance quand on est allé se coucher hier.

— Flop ?

— Le bide de l'année, ni ma bite ni mon cul ne sont ravis de l'affaire.

— J'ai trop d'informations sur toi, je les revendrai à tes fans quand j'aurai besoin de thunes.

— Connard. Au fait, tu l'as acheté où ton gode, déjà ? 

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