Organique du sexe - making of

Je n'ai pas rencontré jusqu'à présent, dans les peintures artistiques de la sexualité, une insistance bien portée sur la façon dont la physiologie, l'anatomie et l'Organe, en une perception réaliste, presque médicale et crue, créent la frénésie des amants et les entraînent en débauches spectaculaires. Chaque fois qu'un auteur a relaté des détails corporels, j'ai trouvé qu'il s'était contenté d'en mentionner la forme extérieure, d'en convoquer les images objectives (couleur, taille, aspect...), d'en instituer surtout une sorte de transgression répugnante faite pour trancher avec le détachement ordinaire du lecteur, sans faire appel aux évocations irrésistibles et aux agacements superbes que, dans l'excitation et la luxure, ces intimités suscitent. Ainsi lit-on chez Sade et chez Louÿs bien des culs, poils, couilles, mouilles et spermes, on s'étonne même à des excréments et au sang, mais nullement ils n'ont exprimé l'Essentiel dont tous ces appendices, en le mélange confus où nous trouvent leurs étalages, contribuent au désir et aux emballements sensuels, en l'énervement des sens et la régression des humeurs se délivrant de frustration. Une rage de créature délestée de son vêtement, une bestialité délicieuse d'abandon, une puissance comme innervée de nudités offertes, un enivrement de sensations multipliées qui sont comme des alcools capables de rendre fous, gagnent les amants à l'odeur des corps, au bain âcre de la transpiration, aux moiteurs des lèvres, aux lascivités de tout ce qui s'épanche et se donne dans la sexualité, et une stimulation animale grandit en soi au contact des sensations triviales dont la vulgarité, qui est surtout le peu que les récits en communiquent, disparaît au profit de la volonté de rut et d'entraînement des désirs. On ne décrit pas assez la réalité des textures, bruits, liquides, rougeurs, senteurs, de ce qui réfère au corps fondamental et incoercible par le langage prosaïque et bon, spontané, authentique, en mettant ces états sensibles en relation avec l'extrémité du viol ou du pouvoir que cela suggère et avec l'oubli des décences en l'imprégnation de fièvre sourde où s'exprime enfin le parangon de la sexualité.

Comme je regrette ce défaut d'observation pittoresque ! Tant de portraits sexuels, et pas une vérité juste et exactement sentie ! Comme il a fallu décemment plaire, c'est-à-dire mentir, pour réaliser une pornographie si mensongère, décalée ou pauvre ! Pourquoi s'étonner que les films, malgré leur défaut d'art général, ont, en la matière, supplanté les livres ?

C'est pourtant bien de la poésie, cela, puisque c'est vital ! De quoi parlerons-nous de sûr, de consistant et pourtant de plus abstrait, risquant l'extrapolation et la fausseté, si l'on est déjà incapable de parler de sexe dont nous sommes tous témoins et acteurs ? On ne tient rien si l'on ne prouve pas qu'on sait dire ce qui fait le plus certainement notre humanité commune : à quoi bon disserter sur le déisme de Voltaire ou sur la transmigration des âmes si l'on n'expose pas avec une certaine réussite, c'est-à-dire avec conformité, la réalité de ce qu'on expérimente ? Or, rien n'est plus profondément humain que le plaisir et la douleur, que la turgidité d'une verge, que les ourlets d'un vagin, que les sonorités d'une langue sucée, que le clapotement de fesses prises, que la saisie de chairs des hanches sous les mains accapareuses et mâles, que la fragrance entêtante de sécrétions lubrifiantes, que le glissement de ventres trempés de sueur, que le palpé de l'orifice qu'on investit, que la sensation de la trachée qu'on presse, que le maintien de l'os du membre qu'on lève, que la tension du muscle qu'on écarte... Pourquoi ne pas l'exprimer d'abord ? On parlera du plus douteux ensuite, de l'incertain et du controversé, quand on aura démontré qu'on peut au moins dire ce dont on est d'accord ! Or, pourquoi dans la pornographie ne l'ai-je jamais lu ?

Une volonté d'outrage grandit de ces sensations anatomiques, impliquant la démesure, qui effacent l'être social au profit de l'être organique, de cet humain départi d'étiquette tapi au fond de soi. Bientôt, on veut tout, sans limite, expérimentation de vivisecteurs, non seulement comme les enfants qui réclament de voir, de toucher, de comparer leurs corps, mais comme les adultes qui ne s'ignorent plus la jouissance et se sentent soudain la permission de la vivre. Des explosions féroces naissent en disproportion de cette ambiance d'ardeur qu'insinue l'exposition des parties physiologiques et de tout ce qui témoigne d'un échauffement impudique : on reçoit l'envie lourde de ce qui, il y a vingt minutes, nous aurait répugné ; le nez insiste et s'appesantit sur des odeurs qui eussent humilié, le goût exige des saveurs âcres et des enfournées indécentes dont on n'eût pas eu l'idée, les doigts furètent aux endroits qu'on n'eût pas songé à approcher : c'est une métamorphose de l'opinion discrète en passions profanatrices ! Mais c'est un plaisir énorme que ces envahissements de curiosités fauves où se mêlent indistinctement, en double orgasme suscité par la dualité des corps, le soi et l'autrui.

Nulle littérature n'a transmis cette intime montée brute par imprégnation de sensations corporelles. C'est une somme de tentations nerveuses et primales, un exaucement, une échappée hors des contraintes, hors du soi social. La vue de façons de sang, passé le premier trouble, nous innerve : les pulsations internes sitôt sensibles font ressortir nos dévorantes extases à rassasier. Il règne en chaque homme et en chaque femme un bourreau-de-plaisirs que la monstration des chairs tend à révéler.

Et ce n'est pas qu'une régression au juste, car il y a, dans la matérialisation des corps, dans leur instance anatomique, un échauffement presque réifiant, l'envie de sonder l'intérieur, la faim de ne plus réfléchir et de s'étancher, comme on satisfait une très grande soif en buvant à goulées déraisonnables – il ne s'agit donc pas seulement de faire ce qu'il y a de plus prochain, simple, immédiat, répréhensible ou de plus bêtement cruel. C'est tout le rapport à l'immédiateté de la volonté qui change : la volonté immédiate n'est plus ce qu'elle a été, uniquement parce que des sensations corporelles, en un lieu intime, se sont présentées à disposition. Il est permis enfin : extraordinaire carnaval ! De là naissent les imaginations affolantes qui ne sont pas des représentations nécessaires guidées par la survie ou l'instinct, de là émergent les abaissements volontaires les plus vicieux et subornateurs, de là se dessinent à la surface des nerfs les gestes les plus naturellement envoûtants et possessifs, de là grimpent les décisions et les phrases les plus anti-mondaines et s'avouent les acceptations les plus éloignées de son soi correct. Une surrection s'effectue où l'on peut distinguer l'être-en-soi, profond et impérieux.

Ah ! tout ce qu'on a pu faire et vouloir en cet appel omniprésent de l'instinct ressuscité par des stimulations triviales des sens ! Le corps humain, sa matérialité, bien davantage que la coquetterie, inflige cette pulsion assujettissante ! Qu'une femme voilée exécute à demi-nue une danse du ventre ou toute espèce de numéro charmant, ce peut être un envoûtement fascinant et une promesse où l'intellectualité se rapporte au projet proche, mais qu'une femme, entièrement nue, apporte avec sa transpiration odorante la vue des semences de son vagin charnu, ouvert et écarlate, voilà qui soulève la furie et qui commence aussitôt à galvaniser – le sang bouillonnant pulse dans les poings et la tête.

Pourquoi n'en a-t-on pas, ou guère, parlé ? Parce que c'est vulgaire, ai-je lu, et la matière vulgaire ne peut donner lieu à des pensées élevées. Vulgaire ? Mais puisque c'est vrai ! Puisque c'est bon ! Puisque ce n'est pas laid pour autant qu'on rejette les conditionnements hygiénistes, et tout ce qui n'est pas soi, et tout ce qu'on a appris sans raison ! On ne s'appartient que dans les plaisirs, ou plutôt on ne se retrouve que quand on ne s'appartient plus ! C'est trop détester l'homme et se défier de lui que de ne pas seulement lui permettre de s'écouter ! on verra après s'il est propice de le laisser s'obéir ! Qu'on le décrive d'abord, avant de l'interdire ! Or, quels meilleurs plaisirs a-t-il connus que par le sexe tangible, véritable, hyperesthésique ? Voudra-t-on mieux représenter des orgasmes religieux au prétexte qu'il faut annihiler le corps humain ? Cela prendra mal, cela détournera du réel et du goût pour la vérité, on finira pas ne plus du tout savoir de quoi l'on parle quand on compose une œuvre pour l'homme. Car existe-t-il un humain qui n'a pas goût aux odeurs de son sexe, que ces odeurs n'excitent pas, que la vue de son sexe gonflé et rougi n'exalte pas, que le toucher si particulier de son sexe ne renverse pas jusqu'au cœur de soi ? Pourquoi donc inspirer le mépris de cette sujétion polysensorielle ? Parce qu'elle serait « vulgaire » ? Parce qu'on a appris, contre soi-même, qu'elle est vulgaire ? Le pistil et le pollen d'une fleur sont des sujets poétiques, paraît-il, mais pas la vulve et le sperme ; pourquoi ? Le travail d'une abeille est d'une supérieure métaphore, dit-on, mais pas la saillie humaine ; qui l'empêche ? Parce que des littérateurs, issus de siècles de déformations hypocrites et pour être complaisants c'est-à-dire populaires, ont légué le tabou de ce qu'on est, il faut déjuger ce que nous sommes ? En même temps, on prétendrait déjuger que les femmes musulmanes se voilent pour ne pas se révéler sensuelles et tentantes ? Si les poignets et les cheveux d'une femme ne sont pas vulgaires, pourquoi ses seins et son vagin le seraient-ils ? Je réclame une cohérence ; on est trop habitués à des usages, à des coutumes, à des fausses représentations. On doit lever l'interdiction de dire le « vulgaire ». Allons ! une mentalité neutre de médecin ne réinstruira-t-elle pas quelque beauté des chairs qu'on suture et qu'on palpe, à défaut même de désir sexuel ? Le corps n'est un dégoût que pour ceux qui le taisent. Quant au sexe, le bonheur entraînant des odeurs naturelles répandues, la compression étourdissante des poumons fatigués, les aspirations aux mains mues de tentations autonomes, le furetage impulsif des lèvres vers ce qui est censé être impur et que la sexualité libère et offre...

Ah ! les corps ! les organes ! Les pornographes n'en ont rien assez montré parallèlement aux passions brutes et composées qu'ils suscitent ! Oh ! la sensation de provocation de deviner l'intérieur de quelqu'un... Voir une queue, une chatte, la sentir, la manipuler, la sucer, s'enivrer de toutes les possibilités qu'elle excite, de toutes les invaginations qu'on lui imagine, de tous les interdictions consenties... S'altérer, s'adultérer : s'essentialiser, redevenir ! La repossession furieuse qu'il y a dans le sexe, au contact de la chair qui exalte, à s'extravaser comme pour se réappartenir !...

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