Notre vers

— Et s'il te faut un vers, lequel choisiras-tu ?

— J'élirai entre tous celui qui aura tu

L'influence qu'il a quand il moule un esprit,

C'est celui par lequel on conserve à tout prix

L'idée où naît l'écrit mais sans qu'il l'adultère.

­­— Ce sera, je le crains, un vers bien terre à terre !

— Ce sera un vers franc, non « libre » : libéré,

Vers largement loyal, de loin mon préféré,

Car il faut être intègre y compris dans la rime

Et ne point s'enrhimer dans la froideur des cimes.

­­— Point de règle ? ­— Une ou deux, quoique sans prescription :

Que le sentiment prime avec la sensation ;

Je veux garder la rime et le mètre au poème,

Et sa diction sans piège, ordre net, puisque j'aime

Qu'on ne fasse toujours des exceptions en tout,

Diérèse si l'on veut, un vers clair, mais surtout

– C'est un souhait où j'engage un défi personnel –

Que, jamais arbitraire, il n'aille, solennel

Ou mondain, m'imposer son désir de paraître,

De sorte que du mètre on reste bien le maître.

— Garde-t-on l'alexandre ? Il semble pourtant qu'oui !

­— Tu ne veux pas m'entendre ou tu m'aurais mal ouï :

Qu'importe la longueur, le vers est au service,

S'il tourne la pensée, alors il devient vice,

J'ai bien ma préférence et ne l'impose pas,

Insensé qui libère et qui veut mettre au pas !

— Tu brises donc le code au profit... mais de quoi ?

­— Au profit d'être vrai et de rendre une voix

Au poète-compteur qui, trop numismatique,

N'a fait que rejeter au joug du vers classique

(C'est l'histoire à peu près de tous les baladins)

Le réel qu'il sentait mais qui n'allait pas bien.

— Mais le vers hiératique est gage de travail !

— J'y consens volontiers si ce n'est pas un rail,

Et tu sais que pour moi l'exercice est fertile

Et que je n'aime pas l'amateur inutile

Qui, défoulant l'envie avec sa négligence,

Se contente d'« instinct » : j'aime mieux son silence.

— Mais alors ? Tout permis ? Et la Littérature ?

— Tout ? Je ne sais... Peut-être... Écoute : la césure

Par exemple, insérée entre les hémistiches,

Je l'apprécie assez, même je m'y entiche

Lorsque je trouve au vers le bienfait d'être fluide,

Mais je n'estime pas que le beau y réside,

Et s'il faut, quelquefois, heurter, un petit peu,

Sa cadence martiale et le rendre râpeux

Selon ce qu'on veut dire, eh bien ! je suis content.

— Et que restera-t-il de cet autre ancien temps

Où l'on faisait des vers, tu sais ? en majuscule,

Et par ligne, et par strophe, ô choses ridicules ?

— Moque-toi ! C'est l'époque où, sans une richesse

Suffisante et sonore, ou s'il manquait un « s »,

On n'aurait pas risqué le bon mot légitime ;

Ou bien, quand l'alternance eût manqué à la rime,

Ou même quand deux sons eussent fait un hiatus,

On s'empêchait d'écrire une grandeur de plus.

Combien de vérités, combien de pensers justes

Dont on s'est rétracté en faveur de « l'Auguste »

Parce qu'il y manquait, à la fin ou au nœud,

La consonne imposée ou quelque mot en « e » !

Ah ! tant de gouverneurs rapetissés de lois !

Tant de règlements nuls empêchant tant de rois !

Avec tant de nouveautés par l'École entravées

Parce qu'un bon pilier déparait sa travée !

Au nom de l'harmonie on fit des traditions,

Changeant la Poésie en la déclamation !

Combien d'homme a brisé ses ailes de poètes

Pour bien s'incarcérer en ces articles bêtes :

Il fallut respecter le moindre codicille

Selon ce que le rite admettait d'imbéciles !...

Enfin ! Ah ! quel gâchis ! Tant de femmes et tant d'hommes

Prisonniers du devoir comme autant de fantômes !

— Mais puisque tu défends que l'on suive le Code,

Quel sera, pour chanter, ton credo, ta... — Méthode ?

C'est celle que j'applique en écrivant ces mots :

Ils sont bien s'ils sont miens, autrement ils sont maux.

Lorsque le rythme suit la langue que je veux

Et que sans incident elle allonge l'aveu,

En un champ très intime où je puise et m'amuse,

C'est là qu'est mon jardin, non la Muse : ma Muse.

Ne pas quérir le verbe émané d'un gros livre,

Ne pas plaire ou citer. Quand de soi on est ivre,

Cela se sent, sans détour, sans force réflexions,

Sans qu'aucun dictionnaire, imposant son action,

Ne contourne le fait avant qu'on ne le dise,

Sans qu'à l'excès le vers ne spiritualise.

— Renouvelleras-tu l'écrivain automate ?

— Il sera plus humain, étant moins diplomate.

— Le vers serait meilleur en le rendant plus laid ?

— Écrémé ou pasteur, est-ce du meilleur lait ?

On a tant fait hommage à ces « belles natures »

Qui se sont fait aimer... mais sur tant de ratures,

Qu'on a goûté en eux les copistes-faussaires

Qui furent pour l'autrui tellement mercenaires !

Songe bien que pour dire une idée à la mode

Ils ont sélectionné parmi vingt mots commodes

Celui qui plairait mieux et qui n'était pas d'eux

Quand pour la rime à soi il n'en fallait que deux !

— Tu veux plus d'impression avec moins de voltige ?

— Moins de démembrement pour un profond vertige :

On fit tant de cette œuvre insensible et pâmée

Rendue artificielle écrite déclamée !

Tout le livre peut-être est le fruit du factice,

J'exige moins de texte en la forme où l'on tisse,

Moins broder, plus sentir, plus créer, moins paraître,

Il faut bien plus de vivre et beaucoup moins de Lettres !

Reconnais-tu d'où vient ce monde sclérosé ?

Il vient tout simplement de n'avoir pas osé !

— Tu sembles prêt du moins à tenter quelque chose.

­— Je me moque de tout, c'est pour cela que j'ose.

Quand on respecte trop on a autour du cou

Un carcan qui remonte à l'esprit par à-coups,

Et l'on finit conforme à force d'être aimable,

En s'offrant à autrui on devient chaise ou table,

Un être ressemblant, veule, pratique... et j'ai

Pour l'estime de moi besoin d'autres projets.

— Mais tu sais cependant, tu le sais à ces vers,

Qu'à rimailler ainsi, si vite et de travers,

Tu auras du scrupule en ce que c'est facile.

— À reprendre son rêne on rend le vers docile.

Si la verve abondait, est-ce vrai que j'aurais,

En voyant ce progrès de sinistres regrets ?

C'est possible... Oui, j'avoue. — Alors ? Dis ! Tu renonces ?

— Car c'est au rire neuf que le sourcil se fronce,

Je n'abandonne pas. C'est peut-être bon signe

Que mon esprit s'inquiète à tracer tant de lignes,

C'est ainsi qu'il se dit, après tant de contraintes,

Qu'on est artiste si seulement on s'éreinte,

Mais je veux être artiste à présent autrement,

Je voudrais... — Tu voudrais ? — Écrire mieux... — Comment ?

­— J'en ai bien assez fait afin que corresponde

Mes plumes à leur prose et mon vers à leurs spondes,

Mais tout cela est vile. Assez de tout cela.

C'est toujours au succès qu'on aspire au-delà,

Comme dans ces billets très jolis et très faux

Qui plaisent aux bourgeois, qu'on nomme madrigaux ;

Or, ce vœu ne vaut rien, et ce n'est pas sincère,

On veut tenir le vrai et c'est un mot qu'on serre,

Et j'en suis dégoûté, et pareil à Rimbaud,

Je voudrais tout quitter pour rechercher le beau,

Ce siècle est une horreur, triviale, prosaïque ;

On prétendrait alors que c'est mon ton, le hic ?

Je crois qu'ils ont tant bu, tant de fois, à tel verre,

Moquant le contenu, qu'ils n'aiment que le vers,

Et que si l'on n'a pas, pour humer, tel cristal,

La boisson n'est pour eux jamais monumentale !

Or, faisons moins gourmet, et ce, rien que pour voir,

Au lieu de déguster, essayons de bien boire.

— Bon. Un mot encore et... je te laisse au délire :

Dans quel but, après ça, écrire ou même lire ?

— Pour découvrir le vrai, sans bague ni censure,

Pour façonner la vie à sa propre mesure,

Et tâcher de faire, Ô – foin des récitations –

De l'homme bien réel une célébration.


Écrit le 5 mai 2024. Publié le 26 mai 2024.

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