Mort d'un poète contemporain - making of
Je ne me fais pas d'illusion, ayant trop lu d'auteurs – et puisque j'en découvre encore – qui, beaucoup plus excellents écrivains que ceux que les peuples ont vantés, n'ont jamais resurgi à la gloire d'époques suivantes, ni ne semblent destinés après leur mort à y parvenir, au point que je suis presque seul à m'y pencher : je n'aurai pas de postérité, tout mon travail est inutile et tombera dans l'oubli, ces pages noircies – parfois d'éclairs – demeureront perdues à jamais, je n'édifierai environ personne ni ne serai le soutien espéré pour un homme, notamment pour celui semblable à qui je fus. Le déclarer n'est pas manière de conjurer ce sort ni de le signaler comme injustice, il ne s'agit pas de me plaindre, n'est pas question d'aggraver une circonstance en représentation dans l'espoir que sa réalité sera moins dure à supporter : j'ai tant dénoncé la mentalité du Contemporain, tant prévu ce qu'il devient, que son ignorance de mon œuvre donne raison à ma littérature, que c'est largement elle qui me justifie et que, pour que j'ai eu raison, il faut que je demeure obscur. J'aime autant que nul de ceux qui viendront, en l'inanité spirituelle que je prédis, n'abîme de sa misère morale ma tendre philosophie. Mon œuvre est entièrement dédiée à l'homme qui n'existera pas, et destinée au presque opposé de l'homme réalisé : pour l'homme inatteignable à l'homme en déclin.
Tout ceci n'est pas grave, même si c'est un gâchis : j'y suis résigné, c'est une ancienne douleur et qui ne m'atteint plus, j'avais ce hoquet autrefois, ce manque étrange, mais la blessure est refermée à présent, c'est une cicatrice-orgueil assumée de forces accrues, et dont la croûte fait une bosse un peu drôle, qui rappelle une aventure passée, une naïveté, une maladresse, donc un progrès ; cependant, je ne sais si une si colossale et gravitationnelle somme d'indifférence peut suffire à animer un être, et s'il n'y aurait pas, à force d'une telle absurdité, de quoi alimenter non une rancune ou une rancœur, mais une lassitude et presque une sorte de dégoût assimilable à ce qui est vain et simulé. Cette populace vile, ce vertigineux et fatidique défaut de compagnie, n'est pas triste mais monotone, et il faudrait être bien frénétique pour s'en faire un plaisir : je dois quêter uniquement en moi pour ne pas m'ennuyer et désespérer, rien ne m'est imprévisible ou ravissant, j'existe comme une île entourée d'eaux agitées telles que nul ne me rendra jamais visite, et je semble condamné à consister perpétuellement en ma propre surprise et mon propre défi. C'est ainsi. Je ne me plains pas de ce qui est : je n'ai aucune raison de me lamenter de ce qu'il ne fallait pas croire ; l'illusion est toujours largement la faute de l'enthousiaste.
Or, je ne suis pas sûr qu'à quelque moment de crise, ma volonté puisse me soutenir, dans cette atmosphère d'immense à-quoi-bon anodin. Tout me paraît insensé et déterminé, ridicule, comme irréel, éloigné de toutes chaleur et hauteur. À quelque niveau supérieur de bizarrerie et de peine, pour autant que je sache n'avoir rien à apprendre, je ne pense pas que je souhaiterai résister et rester en cette machine insatisfaisante qui est déjà un presque-rien. Je ne suis pas sûr, par exemple, qu'un cancer me disposerait à accepter un traitement médical : c'est pour moi à peu près autant d'embarras de se prolonger que de disparaître. Je n'ai pas plus envie de mourir que de vivre : l'alternative ne signifie rien pour moi car en large part tout m'est déjà mort, la vitalité n'étant nulle part perceptible et accessible, et la dignité, et la beauté, et la puissance, ne se distinguant point : il règne partout trop de conventions et de conditionnements, comme un programme lancé qui ne dévie pas, dont l'inertie est implacable, sorte de matrice (pour mieux parler aux gens). D'une certaine façon, je préfèrerais me remettre en la minéralité de ce qui doit arriver, pour ce que c'est plus intéressant, moins artificiel, moins processif, moins humain ; on peut se dire alors : « À quel terme étais-je donc échu ? Où cela mène-t-il, la vie, et pure, quand elle se passe d'intervention extérieure, inaltérée ? » Une lutte technique contre la transcendance est un peu triche : j'aimerais mieux savoir à quoi mon corps était disposé avant le cybernétique et l'hybride. Une chute bien résolue a pour mon esprit quelque chose de plus noble, en certains domaines, qu'une piètre et facile résistance.
Je verrai ; difficile d'anticiper un sentiment d'indisposition et d'importunité, avec le lot des dérangements ennuyeux, la sensation de forcer en inanité, sans véritable désir, la conviction de faire semblant, de s'assujettir à un rôle, de s'acharner à l'humain, à la prolongation. Mais il est vrai que la médecine est telle qu'on se laisse entraîner et survivre sans s'en apercevoir ; on n'a pas vraiment envie de combattre mais c'est la procédure, et l'on vous prescrit ce qu'il faut avaler, on vous ordonne d'aller ici et là pour rencontrer un spécialiste qui accomplit son devoir ; on redoute de blesser ces gens qui font leur travail, parce que c'est facile de se laisser conduire ; on n'a pas non plus de contrariété, c'est seulement une pacotille, il faut adhérer à ce théâtre à moins que ce ne soit trop long. Je ne sais : je ne m'engage pas non plus à mourir à la première occasion, et peut-être, par quelque volonté opiniâtre de déplaire, voudrai-je vivre encore un peu. J'aime en loin être la mauvaise conscience vivante de mon époque, comme l'écrivait Nietzsche ; on peut peut-être convertir le banal « J'ai-droit-au-soin » en un retentissant « Vous-me-subirez-encore ». Seulement, pour ce qu'il reste à apprendre, je ne me fais pas d'illusion ; c'est morne et identique, sempiternel ; un auteur que j'ai apprécié chantait : « Ce qui m'attend, je l'ai déjà vécu. »
Certes, et pour ma poésie, pour ma littérature, pour mon œuvre et pour l'art, le sort est déjà scellé, il n'y a pas à patienter une incertitude : je mourrai sans mourir, parce que rien de ce que je fus n'aura un jour existé ; mes écrits resteront sans héritage, nul ne les célèbrera, ni dans cinquante ans ni dans mille. Le seul événement qu'il m'est permis d'espérer, c'est que dans des siècles, quelque catastrophe de l'intelligence spécifique obligera l'humanité à considérer que la littérature est un trésor qu'elle avait trop longtemps négligée, mais alors elle n'ira pas quérir de poussiéreuses pensées parmi la profusion insondable des éons et des toiles, et s'engagera plutôt à en fonder une nouvelle, jeune, verte, certainement maladroite au commencement mais sincère, et ce sera déjà un engagement fertile, plus fécond que de se contraindre à examiner des colonnes astronomiques de fichiers, la plupart vides d'existence comme l'univers. Pourquoi voudrait-on me consulter ? Allons ! je suis trop pragmatique pour entretenir cette foi ; ce que j'ai fait est fichu.
J'aurai ma mort nulle, inconnue, et dont on ignorera la grandeur, véritable ou usurpée ; personne ne se penchera sur les conditions de ce trépas ; je ne serai une perte pour personne, même dès à présent si je mourais là. Pour tous sauf pour moi, ce sera le début et le terme d'un néant : genre d'agonie consciente qui, en mon for lucide, ne vaudra pas de déranger l'infirmière. Un soleil – minuscule ? énorme ? – s'éteindra parmi un environnement d'astres insignifiants qui a pris coutume de s'entourer d'atmosphère polarisée – lunettes de soleils du Contemporain. J'aurai recouvré l'ombre, et personne ne saura l'effort surhumain que j'ai dépensé pour briller.
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