Leçon d'amour - making of

L'amour chez nous est principalement une mise à disposition de soi, donc une forme de passivité. Du moins, l'initiative qu'on prend en amour n'est faite que pour complaire ; ainsi au mieux est-ce une forme d'obéissance par anticipation, au pire une dépendance consentie et une servitude recherchée : il y a toujours quantité d'intolérable veulerie, de disparition même, dans ce sentiment surestimé. C'est assurément un épanchement plutôt qu'une augmentation ; j'y vois intrinsèquement un problème d'hygiène : l'amour se vomit comme un sirop trop suave que le corps ne parvient pas à garder, il n'a guère d'intégrité ou de dignité, se reconnaît à ce que son sujet s'abandonne et s'oublie ; d'ailleurs, les amours secrètes sont largement révolues, il faut que l'humeur s'invagine et s'expose, on ne se retient plus de se purger de l'infection ; on doit, pour s'en guérir, en percer l'abcès et en disperser la sanie.

Une maladie de l'esprit, c'est de chercher à justifier qui l'on est quand on n'est rien, et de chercher à le faire par l'effort forcené et dérisoire pour attirer à soi une personne qu'on aime : névrose ! Cette manière si abandonnée de désertion de soi, comment a-t-on pu en faire un objet d'admiration ? Nietzsche admettait que cette irrationnalité surprit des mœurs sages qui, n'ayant pas cru une forme de folie ou bien, par générosité, l'ayant niée, ne l'auraient pas réprouvée, de sorte que l'absurdité même de ce nouvel amour plaida en sa faveur parce qu'on préféra l'idée de ne l'avoir pas compris plutôt que reconnaître l'évidence de son absurdité malsaine. J'ignore si c'est vrai, mais sans doute une tolérance l'a-t-elle excessivement favorisé et établi. L'amour dont il s'agit étonne en tout premier lieu par la façon dont il nuit à l'adorateur qui se place sous son joug : le séide s'y annihile, sa teneur est remplacée par ce parasite, il voue son existence à un sentiment, ce qui, pour tout autre émoi, équivaut à une démence patente. C'est proprement un trait du christianisme, l'amour-chrétien au lieu de l'amour-pur ou de l'amour-sans-préjugé, en ce qu'il ne semble pas avoir existé avant les apôtres une valeur morale attachée au sacrifice de soi et particulièrement à celui de son identité – Abraham devait certes immoler son fils, mais cela avait pour rôle d'affermir son identité non de l'altérer ou de s'aliéner. Or, l'amour d'ensuite fut, comme toujours chez les Chrétiens, associé à la mort : mort de soi, contention de puissance de vie, don « désintéressé » de son individu – l'amour comme abnégation, « humilité » suprême d'avoir perdu soi et de se fondre en une doctrine proche du repentir : en un mot, l'amour comme demander pardon d'être soi. Un Juif ne l'aurait pas toléré, sa religion assumant sans scrupule le supérieur. Au moins le chevalier de Troyes s'efforçait-il par ses actes d'extérieure bravoure de mériter l'être aimé : il ne se morfondait pas à une unique contrition, à la fascination d'une seule chose sempiternellement regrettée en soi-même, à une introspection incessamment coupable, à une monomanie. Ce concept d'épreuve dans le monde, d'épreuve dans la réalité pour obtenir le droit à la faveur d'un être, s'est ensuite dévoyé à une épreuve en son être, et il ne s'est plus agi que de languir et d'obéir, même que de devancer l'ordre qui soumet par le plaisir octroyé avant que l'ordre ait été prononcé. Quelle vilénie ! Quel abaissement ! Quelle reptation ! Une valeur, cela ! Se sentir maître d'être laquais consentant, et d'autant plus maître qu'on ne contrôle rien ! Quel paradoxe stupide ! L'amour ? Une majorité contemporaine pense encore que ce n'est que cela et qu'il n'y a rien d'autre ?!

Aimer, c'est alors s'atténuer : il n'y a qu'un Chrétien pour priser telle réduction, telle frustration, car c'est infiniment plus facile, plus égoïstement facile même, que d'agir pour être aimable, c'est-à-dire que d'être par soi-même, et surtout d'être à son summum, quel que soit ce qu'on entend par là. Et si c'est bel et bien égoïste d'aimer ainsi, c'est parce qu'alors il suffit de se conformer à autrui, de suivre passivement une volonté autre sans tâcher de la juger ni même de la comprendre, on dissout sa volonté et son esprit, on est guidé, on redevient enfant, tout est béat et clair, accessible et simple, on se sent toujours heureux avec une seule prise de décision initiale, et l'on s'y tient sans plus jamais balancer. L'existence devient si aisée quand on a cessé d'être ! Ce qui gêne toujours un peu dans la vie, c'est l'homme en nous quand il pense par lui-même ; en amour, on ne prend pas d'initiative véritable pour plaire, on ne fait que tâcher de se mettre à la place de qui l'on veut satisfaire : on se contente de célébrer, on est officiant de culte, on se fie au prêtre, ce n'est pas de l'initiative, c'est assujettir son initiative à celle d'un autre, c'est devenir autre, ce n'est pas au propre son initiative à soi. Il est bien plus confortable de se plier à autrui que de se forger une identité : on attend juste à être commandé ; c'est en quoi cette tentative est égoïste, parce qu'elle penche vers ce qui est pour soi le moins douloureux, ce qui demande le moins de réflexion, le moins de décision, le moins de dilemme, donc le moins de personnalité – en cela même le sacrifice ou l'abnégation est moins douloureux que la résolution et la cruauté parce que pour celles-ci on ne dépend que de soi, et la conscience hésite ne serait-ce que sur la manière d'agir. Mais les témoignages les plus « touchants » d'amour ne renvoient qu'à un oubli de soi-même, et l'on trouve que les plus amoureux sont aussi les plus simples et contradictoires, parce qu'ils prétendent en indolence et dépendance s'attacher des êtres qu'ils distinguent pour la force et la singularité, c'est-à-dire pour individus, en cessant d'être eux-mêmes des individus faute de distinctions et autonomie. Ils idolâtrent des dieux, mais ils osent espérer qu'on les aime comme des animaux domestiques.

Je crois qu'il faut d'abord songer à se rendre aimable quand on aime et même sans aimer, que cet objectif vaut largement les soumissions qu'on peut témoigner pour se faire aimer, que ce n'est pas être aimable mais serviable que de se porter entièrement à l'adulation d'autrui car ce n'est pas seulement être, et que c'est l'effort inlassable d'être plus haut qui guérit du désir d'être aimé – en sorte qu'il faut devenir aimable pour soi et non pour autrui, il faut s'admirer, ce que j'entends par : se rendre objectivement digne de considération par un meilleur effort. Notre morale, nos mœurs, d'amour, se limitent à : servir le berger ; or, il n'y a pas le plus petit début de rivalité à plaire dans ce piètre amour, aucune émulation, aucune gageure intrinsèque, donc aucun acte. On sait bien comment ça termine : est-ce que le berger fait grand cas des pièces de son troupeau ? Il apprécie sans doute que tel mouton plus obéissant lui donne moins de mal, mais c'est toujours un mouton qu'il assimile au travail, et certainement respecte-t-il davantage le bélier, en ce que quand celui-ci lui prodigue ses affections, il ne le fait pas par nature docile et grégaire et par obligation inconditionnelle, mais bien par l'exceptionnelle bonne volonté qu'il élit et dirige alors vers le berger auquel il tend à ressembler voire qu'il a surmonté.

L'amour si homogène qu'on conduit et prescrit en notre société suffit à invalider toutes ses bonnes intentions ; pour aimer, on se plie à des usages, on ne s'y plie encore que lorsqu'on s'y sent un intérêt personnel ou social : toujours, on « tombe amoureux » au moment où l'on en éprouve le plus un besoin de valorisation – ce caractère de l'amour contemporain doit servir à en annuler l'impression de grandeur. L'aperçu de la bassesse intellectuelle et comportementale à l'origine de l'amour suffit à s'en dégoûter logiquement – je parle sans frustration d'amour, je n'en ai guère manqué, seulement par mon travail assidu je m'aperçois que je n'ai pas le temps d'aimer, que l'amour est une occupation de désœuvré qui s'interroge sur quelque autre défi que l'édification de soi. Aimer, c'est vouloir s'approprier une paix par la satiété issue de la propriété d'une autre personne : quelle inconduite pour qui devine que la quiétude est une stagnation ! « Je manque d'activité, par conséquent je me fixe le but de me faire aimer de quelqu'un : alors, je cesse aussitôt de me construire, je préfère dépendre. » : le déclenchement de l'amour, si l'on y examine, correspond toujours à une pause des ambitions personnelles. « Ayant fini ceci, à quoi vais-je m'atteler à présent ? Quelle tâche n'ai-je pas accomplie ? Tiens : une femme ! » : il n'en faut pas plus. C'est notamment pourquoi on aime plus en vacances où en une période d'inaction, parce qu'on dispose du loisir du challenge en ce vide momentané d'application de ses forces – puis on s'attache à ce challenge où l'on a investi des efforts, et l'on refuse l'inutilité de ces dépenses, de cet investissement. Si l'on prenait de ces gens qui prétendent s'aimer depuis longtemps, si par quelque procédé on leur faisait oublier soudain leur amour pour les mettre en situation de célibataires, on trouverait qu'ils s'éprendraient de caractères tout différents de ceux qu'ils affirment aimer avec tant de fidélité et de félicité, parce qu'ils seraient là libres d'aimer sans la considération des conséquences de ce qu'ils ont déjà sacrifié et enduré – on n'est fidèle qu'à soi-même. On constate qu'il est rare qu'un divorcé se remette en couple avec un « profil » similaire au précédent conjoint (il est même rare qu'il s'aventure de nouveau immédiatement en amour), mais il faut, pour la tranquillité des époux qui en font l'observation, que ce soit parce que les divorcés ne s'entendaient plus qu'ils ont radicalement changé d'envie et de partenaire, à quoi je réponds : est-ce qu'on voit nombre d'époux qui s'entendent plutôt qu'ils n'ont appris à se supporter ?

Une maladie de l'esprit, c'est de se fabriquer des faiblesses dont le remède doit dépendre d'un autre : définition exacte de l'amour. J'ai aussi peu d'estime pour celui dont la joie procède de la façon dont il sera accepté par une femme que pour celui qui se fait une peine de n'être pas admis parmi des Francs-Maçons ou des Témoins de Jéhovah ; s'il n'a pas démérité, où se situe sa faute ? S'il n'a pas démérité, la faute assurément se situe du côté de celui qui le refuse ! Or, on sait comme il faut généralement se déformer et se réduire pour entrer en ces loges : s'y placer relève plus souvent de la diminution que de l'élévation : tant de décorum notamment, et tant de mascarades ! On n'y est pas sélectionné ou élu : on y a suffisamment montré son adhésion et sa déférence – pendant tout une année, on exige que le Franc-Maçon la ferme. Les simagrées dont il faut témoigner pour s'en faire aimer seraient plutôt de nature à déplaire à un homme qu'à le vanter ! Ce qu'il faut perdre, en somme ! tout ce dont il faut se rapetisser pour se montrer « à la hauteur » de l'amour ! Et l'on continue par inertie et tradition de représenter l'amour comme « valeur » ! Qu'on me désigne un homme valeureux et qui aime, je montrerai qu'à l'instar du philosophe chrétien comme un Descartes ou Pascal, c'est précisément par le christianisme qu'il cesse d'être philosophe : précisément par l'amour, il s'est dévalorisé. Gagner en amour, c'est tomber en faiblesse, en langueur, en bassesse, en léthargie, c'est consentir à se pâmer au lieu de résister à l'asthénie et au déclin de santé. Signe par lequel la civilisation signale sa décadence ? elle exhausse l'amour, c'est-à-dire qu'elle abandonne sa foi en l'individu indépendant ; après quoi, le stade suivant de sa déchéance vient quand l'amour même devient inaccessible, au-delà de la force des ouailles car réclamant un minimum de sélection et d'actions que l'annulation des individus tombés en consomption rend dorénavant trop difficile. C'est alors que l'amour particulier se change en amour universel : il ne faut plus aimer que par principe et en symboles, ne plus aimer qu'en idée puisque l'application à une personne réclame du travail, un travail devenu impossible, intempestif, à une société d'esprits adolescents et nonchalants. L'amour, que par entretien de morale on refuse de sacrifier, s'instaure alors en langueur sans volonté ni décision, sorte de contrat social et tacite où sa valeur est un prérequis, une universalité, plutôt qu'une poursuite. Qu'on voie déjà comme rien n'est plus contraire à la réputation de l'amour que l'orgueil et la grandeur : tout doit être humble, gentil en amour, on ne doit pas chercher à supplanter, à aimer mieux, ni à aimer une personne meilleure ; aux antipodes se trouvent ainsi à présent l'amour et le mérite.

On comprend pourquoi il faut plutôt quérir la proximité de ceux qui n'aiment pas, chérir ces identités, aimer et adorer ces individus : on est plus sûr de se revêtir d'une juste admiration et de s'entourer d'exemples. Ce sont certainement ceux qui ne s'importunent pas d'inessentiel et dont l'action, en tous cas l'effort d'agir, est plus réelle que son ersatz : l'amour. Qu'on songe avec distance et objectivité combien ce qu'on fait par amour ne ressortit qu'à enjeux médiocres et insignifiants, combien l'objectif de l'amour ne consiste qu'à plaire ou à faire plaisir, combien sa démarche est extrêmement relative et inféconde, dépendant d'une seule volonté et de la lubie peut-être injuste d'un seul : après telle considération, on n'en reste plus au préjugé, on admet ridicule celui qui place son aspiration à obtenir quelqu'un. Qui dénie à l'amour la préexistence et l'hégémonie que les mœurs lui confèrent, voilà qui se porte en avant de la morale et de lui-même, voilà qui démontre qu'il a mieux à faire que d'entretenir l'ennui artificiel de la conquête d'une personne, qui au moins signale celui qui n'est pas désœuvré, qui distingue l'important et ne s'abîme pas en divertissement. Ainsi découle-t-il logiquement que moins on est amoureux, plus on mérite d'être aimé : c'est une devise qui changerait radicalement les rapports d'affection si elle était sagement et systématiquement appliquée. Toute extraction de l'amour est l'indice d'une position de hauteur qui tient d'abord à être profitable à soi-même, quand au contraire tout enfoncement en l'amour dénote la régression dans l'immédiateté du caprice, l'inconséquence et la croyance veule. La volonté d'entretien de soi est exactement opposée au désir d'acquisition d'autrui : moins j'aime et me consacre à l'autre, plus les qualités que je développe me rendent aimable, sauf à considérer – propre des sociétés en perte d'énergie et de vitalité – comme vertu cardinale la mise à disposition d'autrui, et à admettre la sujétion une valeur. Et cet amour est évidemment un penchant, une tendance, une facilité : on s'y abandonne plus facilement qu'on y résiste, c'est encore le signe d'un manque de discipline, de rigueur, de performance, et ce qu'on réalise pour plaire se départit d'éthique extérieur, de surplomb, car l'on n'agit pas même pour soi dans un intérêt supérieur, on cherche seulement à atteindre une satisfaction, à étancher une envie, à assouvir une soif, et l'on préfère ignorer alors ce qui motive cette pulsion – c'est même peut-être un vice, car ne désire-t-on pas abandonner de l'amour et offrir du plaisir à qui nous plaît et nous intéresse au même titre, selon la même logique d'assouvissement, veux-je dire, qu'on désire abandonner de la haine et produire de la douleur envers qui nous déplaît et nous cause du désagrément ?

Je ne veux pas dire véritablement qu'il faut s'empêcher d'aimer, mais je demande qu'on inspecte ce désir et qu'on le mette en rapport de comparaison avec son antipode, de manière à vérifier qui l'on préfère, celui qui aime, celui qui hait, ou celui qui ne tâche qu'à être aimable à lui-même et respectable à ceux qui lui ressemblent. Je propose même davantage : qu'on regarde de près si cet amour qu'on targue universel n'est pas une fabrication sociale qu'on respecte par grégarité, et si, en vérité, quand on aime, on n'aime pas, davantage que l'objet de son amour, le fait même de se savoir aimer, cette valeur qu'on se sent d'aimer parmi une société qui approuve cette façon d'aimer : je souhaite réévaluer et réinstruire l'amour auquel on est habitué et qui ne se manifeste ni probablement ne se ressent de la même façon chez tous les peuples et en toutes les époques. Ici, l'on goûte fort, socialement, l'effusion de soi que l'environnement favorise et juge moral, en sorte que prodiguer l'amour est évidemment, malgré les souffrances prétendues et relatives, une piété reconnue, mais on peut douter que, sans ce préétablissement d'une valeur absurde, tant de gens se disposeraient à la réprobation de leur entourage : car il n'est pas inné d'aimer ainsi, de manière si insensée et préjudiciable à son intégrité et à son individu. C'est en quoi je déclare qu'il est évident de mépriser l'amour contemporain tandis qu'il a existé d'autres formes d'amour de plus noble et dignifiante facture : c'est notamment ce siècle qui l'a perverti en édulcoration moquable et négligeable, en sorte que je ne prétends pas qu'il faut absolument s'abstenir d'aimer, mais s'abstenir d'aimer de cet amour relatif-ci, et même au contraire qu'il faut aimer, aimer vraiment à l'inverse de ce qu'on nous a inculqué de ce sale amour travesti et adultéré d'à présent. Et pourquoi pas au commencement essayer d'aimer en sachant se taire, d'aimer en sachant souffrir, d'aimer en ne s'abstenant pas d'être et d'agir pour soi, d'aimer en ne sacrifiant pas le matériau le plus pur et dur de soi-même en une tendresse démonstrative et ostensible, en une altération de soi censée prouver la force d'une affection par la langueur d'une affectation ? Il a existé et il existe encore ailleurs – le sait-on ? – des conceptions de l'amour qui ne faisaient et ne font pas profession de s'anéantir pour gagner autrui, une façon d'aimer profitant de l'amour même pour se recentrer vers le perfectionnement et la puissance – aimer ne revient plus à se répandre mais au contraire à se contenir. Et sans doute est-il une voie – oubliée aujourd'hui – où l'amour est l'exigeante méthode d'accès à une excellence personnelle au lieu d'une si aliénante, adhésive et mièvre – contemplation d'autrui.

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