Isolement d'eau - making of

Je trouve presque toute ma quiétude dans la solitude, et la pluie et la brume, et même en général les intempéries du siècle, ne font sur mon moral aucune incommodité : je suis stoïque, équanime, flegmatique. J'ai été tant témoin de vilenie partout où l'intérêt du Contemporain le précipite que par contraste je vois de la grandeur en tous lieux où les gens refusent de s'amasser, par défaut en tout endroit sans foule, de sorte qu'une place courue est une « opportunité » que j'évite, et que je ne trouve nul inconvénient à vivre en campagne où la Culture, cette vantardise, ne m'a jamais manqué – j'aurais bien vécu en Irlande ou en Écosse sans personne ou presque pour autant que j'y eusse eu de quoi exister. J'estime que parmi les hommes, il en est qui, plus ils se contentent d'instruire leur esprit à part et loin du monde, plus ils sont effectivement dignes d'être admis des individus, parce qu'ils ont fait vœu en quelque sorte de se méfier de mélanger leurs idées à des idées communes, et ainsi de les y confondre, délayer et dissoudre : leur intégrité consiste justement à ne pas acquérir sociabilité et compromis.

C'est ainsi que la personnalité est fonction de l'isolement.

Pour être quelqu'un, il faut vivre assez longtemps aux lieux que ne fréquentent pas ses congénères ; toute évolution d'une espèce, je pense, procède d'abord de sujets qu'une solitude a perfectionnés et anoblis – ce n'est qu'après qu'ils ont intégré le monde et lui ont été prodigues. Et voilà pourquoi notre siècle n'engendre plus guère d'innovation : on a enseigné premièrement la morale de la grégarité, on a instruit la crainte de la marginalité, après quoi ces élèves se sont réunis dans les mêmes décors, ont échangé des dictons, dédaignant d'être uniques, se détournant des vertus de la distinction, et devenant ainsi des êtres entièrement publics : mais d'où naîtrait le génie qui justement détone ? Les lieux faciles où ne se réalisent que des propos faciles sont lieux de disparition par fusion homogène : comme l'expérience du disque de Newton, en société les couleurs séparées de l'être s'affadissent et finalement s'édulcorent en conformité au groupe en un monochrome d'un blanc poisseux. Métaphoriquement et même davantage, il faut déserter les climats de la multitude. Il me semble ainsi que l'humidité et le froid donnent de la parure aux hommes, et les dépare, par exemple en les habillant : c'est peut-être parce qu'ils y sont plus dissimulés, malgré tant de laideurs et de difformités. Une plage est un lieu répugnant parce que les gens, exposant forcément leur embonpoint, supposent qu'ils peuvent sans scrupule y étaler tout le reste de leur vulgarité ; c'est le prix à payer pour une société très « libre » qui a cessé de comprendre ou de reconnaître que la séduction se situe dans les us d'une certaine dissimulation ; cette société se montre telle qu'elle est, vile, et c'est, selon elle, à l'observateur de repérer les vertus « cachées » au-delà de la grossière nudité qui, en fait, révèle aussi bien son extérieur que son intériorité. La désinhibition est la valeur cardinale de ceux qui n'ont rien à contenir : on est censé deviner des nuances de grandeurs à leur string ou tanga ! Mais les modes nombreuses et variées du manteau, par exemple, me paraît en ses relatives différences d'un certain raffinement, plus élevé et propice à indiquer des traits de personnalité, tandis qu'on porte souvent son habit d'été comme n'importe quel touriste ou clochard par commodité. Semblablement, on suppose aux peuples du Nord une sorte de réserve et ainsi au moins l'illusion d'avoir encore « quelque chose à garder » : même si c'était faux, l'entretien de cette illusion est le signe d'un esprit, fût-ce d'un esprit de paraître, comme rayonne le souvenir d'un feu conservé dans des traditions de braises ou de rougeoiement – c'est une mémoire de la profondeur devenue rite. J'écrirai peut-être un jour un article, meilleur qu'un célèbre Carlyle, sur ce que l'art des vêtements reflète une habitude transmise de distinction : je crois qu'en large part l'apparence imprègne l'esprit quand ce ne serait que pour induire une élégante hypocrisie, qu'il reste encore un vestige de profondeur à feindre la profondeur, que le soin ou l'insouci de l'appareil vestimentaire forme indirectement à la délicatesse ou à la balourdise, que cette forme d'hygiène ou cosmétique instille un rapport plus ou moins conscientisé de l'intimité vers l'extérieur, que l'artifice en général dont les plus jeunes générations n'entendent plus guère les vertus (ce siècle, pourtant incapable de s'extraire de ses écrans, exige presque uniformément un retour de plus en plus absolu au naturel ou pire : au « nature »), et, surtout, qu'il vaut mieux, quand on vit dans la proximité d'imbéciles, qu'ils soient vêtus plutôt que nus c'est-à-dire masqués plutôt que francs – encore, pour s'en rendre compte soi-même, faut-il appartenir à une espèce d'imbécilité un peu moins marquée – : il est en effet particulièrement pénible d'être environné de gens bêtes et ne sachant ni ne voulant le cacher (sans doute est-ce même, cette flagrance, un indice de suridiotie). C'est pourquoi, si l'on admet la correspondance du climat et des mœurs, et que l'usage de porter davantage d'habits instruit la coutume d'affecter plus de manières, notre époque sera soulagée du réchauffement climatique qu'elle dénonce : elle lui servira, cette chaleur, de prétexte à continuer de publier, en harmonie avec l'accablante aridité extérieure, sa superficialité impudente et impudique. Elle poursuivra son implacable entreprise de nudité physique et mentale jusqu'au dénuement total de la chair et des viscères tels qu'elle les étale à présent à peu près partout, au point qu'on ne fait plus un pas dans la rue sans éprouver le dégoulinement partagé de ses sueurs et menstrues. On y verra jusqu'aux tréfonds de ses organes génitaux, à la façon dont la prohibition des jupes courtes lui paraît une oppression, pour qu'enfin, invaginée au dernier degré, elle fasse découvrir la suprême supercherie : pareil au serpent du mythe dévorant sa queue – ouroboros – l'individu, ainsi retourné dans l'air, aura tout bonnement et ostensiblement... disparu ! Cette société à la fin se sera tant montrée qu'elle aura même dévoilé – qu'en-dessous d'elle il n'y a rien à voir !

« Fuir ! là-bas fuir ! » : la triviale et obtuse bassesse du monde, constatée, objective, à lui incommunicable et donc incorrigible par lui, désespérante, sera toujours cause qu'on trouve aisément des pionniers pour le quitter de bon gré, quelles que soient les conditions d'existence auxquelles l'exil les oblige. Il n'est pas difficile d'imaginer même encore aujourd'hui qu'à une souscription pour quitter définitivement la Terre et se rendre sur telle planète éloignée dont on ignore par avance les facilités qu'elle propose, on ne manquera pas de candidats : ce devient trop laid ici qu'aucune compagnie humaine ne compense, que les êtres même défigurent, que la proximité de tant de machines vides exaspère plus qu'une invasion de harcelantes mouches. Presque plus un endroit où l'on puisse regarder sans le rappel d'eux et sans ce mépris de leur insignifiance : même leurs éloges puent, même leurs éloges d'Ailleurs ! Tous leurs dithyrambes sur la nature marquent leurs valeurs dénaturées : s'en tenant à des émois appris, jusque dans les gènes ils ont oublié l'orgueil de la terre. La beauté d'une rose les émeut avec indolence, mais ils ne chantent pas, parce qu'ils ne l'entendent pas, l'air enivrant ou le vent dur de la conquête à laquelle pousse l'immensité d'herbe et de sols. Ils attachent leurs observations exclusivement à l'infiniment petit et extérieur, même leur admiration d'univers est une parade d'étoiles et de scintillements particuliers, ils projettent leur intellection vers l'altérité, et c'est par ce concept qu'ils se trouvent envoûtés, rapportant à eux-mêmes des idéalités infinitésimales. Mais ils ne sentent pas d'emblée le goût de la bataille dont résonne le corps au milieu d'une étendue libre, ils n'observent pas d'abord l'effet de défoulement qu'ordonne à la physiologie la symbiose avec une vastitude qu'on aspire à posséder, ils ont perdu lasensation primale – l'enivrement sauvage de la terre, la fougue du défi de la brise, le déchaînement d'une course ou d'un galop pour tuer le lapin ou un plus dangereux gibier – au profit de sentiments composés de tête ; on ne les incitera plus, en un mot, à l'impression de l'envie brutale de baiser puissamment quelque femme dans un champ – c'est même cela qui leur est devenu artifice, ils prétendront longtemps que nous sommes décadents et pervertis. Ils ont pris l'habitude des contentements de vestige selon juste la proportion à laquelle on leur permit d'accéder : la soumission où ils naquirent fit toutes leurs exaltations d'esclaves ; ils sont accoutumés d'admirer à hauteur exacte de ce qu'ils ont ledroit de disposer, ils n'ont jamais joui de l'arrachement possessif d'une fleur dont ils ont cependant décomposé et métaphorisé toutes les fragrances. Alors, je pense que rien qu'un lieu vierge, avec le besoin, un vrai besoin vital, d'appropriation même d'un sol de cendre ou d'un relief rouge, avec le rapport étroit, intime, intrinsèque, à la responsabilité d'une terre à soi, d'une terre menaçante qu'on domine, suffira à réinitialiser la vigueur humaine, atavique, et à insuffler de nouveau une mentalité de liberté et de puissance opposée à celle du si discret « locataire ». On ne s'excusera pas d'occuper un paysage qu'on a domestiqué et qu'on respecte aussi par tout ce qu'on lui sait de dangereux et qu'on tient en respect : il ne s'agira plus de « léguer » quelque chose de provisoire et d'extérieur, mais de transmettre un héritage par testament en hommage au serment de propriété qu'on a contracté avec le sol comme s'il s'agissait d'une personne. Ce qui manque à notre vision de la terre, c'est la chaleur d'un rapport de possession et de mémoire personnelles, parce qu'il n'existe plus un homme qui a engagé péniblement ses forces et investi ses affects à modeler et à assujettir son territoire, comme le rapport du maître avec son animal apprivoisé : notre époque a fait de la « nature » une philosophie intellectuelle et un mysticisme éthéré, un décor, une allégorie, en un mot : Gaïa. Mais la nuisance potentielle d'un lieu où l'on vit pour de vrai n'est pas une idée : c'est une épreuve. Qu'un homme lutte au sein d'un paysage, alors il retrouve bientôt la brutale tectonique qu'il aime comme un véritable ennemi et qu'il cherche avec admiration à asservir : cet homme-là se fiche à peu près des pistils et de la goutte de rosée sur la branche – il est symptomatique et éloquent de constater comme cette mythologie, comme cette poésie, comme ce fantasme de rose et de rosée fut élaborée presque exclusivement par des urbains à travers des livres et, à présent, des écrans. Or, un reliquat de cette soif, de cette passion, de cette fureur d'évasion persiste en l'esprit latent de certains hommes : ce ne sera pas pour eux le sacrifice qu'on croit d'aller établir leurs avant-postes aux frontières de l'humanité, c'est inutilement qu'on les paiera cher pour y risquer leur vie, ils seront satisfaits d'œuvrer avec tant de péril pour un paysage destiné à leur appartenir, parce que tout ce qu'ils contempleront durant leur labeur, ils le convoiteront, et c'est ce qui donnera du sens à leurs efforts. Il n'y pas d'amour de la terre sans une certaine cupidité, et je tiens la pensée virtuelle et décontextualisée dont notre époque se plaît tant à disserter comme le contraire de l'amour de la terre, c'est-à-dire un vague détachement qui s'efforce de s'entraîner, avec des métaphores et des paraboles, avec des images qui constituent le moyen le plus sûr de s'éloigner d'un sujet réel et d'aborder ce qui n'entretient avec lui qu'un rapport théorique, abstrait et efféminé. Plus nous élaborons la terre, plus nous l'idéalisons, moins nous la savons : ceux dont je parle, ces pionniers, sauront ce que signifient, eu égard à la terre, la conquête et le mérite. C'est pourquoi il faut craindre que tôt ou tard ils n'accepteront plus l'humanité des villes qu'on débarquera de plus en plus régulièrement sur le territoire qu'ils auront jugulé de force, sur lequel ils se sentiront des droits en « maîtres et possesseurs » ou comme « pères fondateurs » : ils se révolteront contre ces extrapolation et expropriation de leur terre vraie – cela n'a pas lieu à notre époque parce que même l'agriculteur a perdu l'essentiel de son lien au sol, il exerce son activité comme un salarié sous assurances, il organise des activités d'automatisme sans réflexion et sans avoir à intérioriser une lutte de survie et des affects d'échange et à les associer à un paysage (voir dans Les Raisins de la colère le chapitre où Steinbeck décrit la forme mécanique et l'effet déshumanisant des tracteurs). Notre siècle n'est plus foncièrement attaché au sol et à la terre, il ne se sent plus mêlé à sa destinée par l'intimité ardente de sa sueur et de son sang, c'est pourquoi il a remplacé l'émotion viscérale par des inventions fictives, et il faudrait en plus que le monde entier pliât à ses représentations comme si elles étaient naturelles et universelles ! Le Contemporain n'a pas la mesure sincère et amorale de comprendre qui il est, de ressentir d'où il vient, de consentir à retrouver ses nerfs, de façon qu'il puisse accéder à la réminiscence que, ainsi que je l'ai écrit pour une revue (Krisis n°53), ce ne sont pas foncièrement les commodités qui font l'attrait d'un lieu pour un individu, mais l'indépendance morale qu'il en tire et la salubre impression d'un équilibre de ses forces ; autrement dit, ce qu'un homme célèbre au cœur d'un espace de nature, le sacré de sa solitude, c'est sa puissance et sa gloire, et tout le reste est religion et littérature – il est cependant probable que ce tableau corresponde de moins en moins à la corruption des aspirations de l'homme qui s'est tant altéré, aliéné et oublié qu'il sera bientôt incapable, pour périphraser un philosophe, de « redevenir qui il est ». Mais il va de soi pour les hommes-de-la-terre-vraie, que l'amour de leur contrée, c'est l'amour de son travail, du travail de la contrée, du travail à la fois pour et contre la contrée (Ah ! et tous ces mièvres poètes des étangs et des nuages qui sont même inaptes à sentir ce qu'ils prétendent si abondamment spirituellement déchiffrer !).

Je diffère encore de parler d'eau, de cette retraite aqueuse parmi les averses, fantasmée, idéalisée, ô discontinu rideau, que je me représente au domaine d'un manoir trop vaste pour un hobereau seul, parmi les derniers âtres de cheminées entretenus avalant d'inlassables quantités de bûches tirées du bois alentour, à la lueur de croisées sinistres donnant, le jour, sur l'abondante végétation, avec en façade, la nuit, des lanternes hautes et ruisselantes, dégouttantes, distinguant mal dans l'opacité grouillante de la rosée – puérilité d'imagerie sans doute, littéraire. Mon attrait ne va pourtant pas à l'orgueil de la noblesse seigneuriale : la bâtisse n'appartient à personne, je ne l'occupe qu'en l'absence du propriétaire, elle achève dans l'usure liquide son existence monotone ainsi que moi, elle est à peu près rescapée des moisissures, un rocher, anfractuosité érigée, un refuge ; et je ne l'ai pas bâtie, c'est au mieux une sorte de legs qui ne m'octroie aucun droit, plutôt un devoir, je n'ai cure de réputation, je ne veux avoir affaire à personne. Seulement, il me vient à sa vision une sensation de conformité à moi-même, impassibilité dans les larmes, respiration longue, caractère de méditation, sagesse, ermitage, autonomie, et tout le nécessaire de papier pour poursuivre mes recherches, assez de quoi manger à ma faim et où regarder pour penser, sentiers mal tracés (par qui ?) pour exercer le corps, quotidiens travaux d'entretien pour souci et réussite concrets – satisfaction d'être à ma place hors des hommes et sans tentation de les rejoindre. Et sous ces rideaux d'oblitération de la société, de tout ce qui dégoûte les hommes, les vagues célestes où se plaisent les plantes silencieuses et les arbres aux murmures, sous ces cataractes comme chargées de laver, inhospitalière transition vers le propre, vers l'immaculé et le pur, où je sens que l'existence reprend sa place, que la réalité se reforme et que je m'absous, primordiale ordalie, je devine l'attente, la pénitence, la convalescence, après un long siècle de frénésie d'inanité où une vacuité puérile et angoissée avait remplacé la dignité et la puissance humaines, où l'humanité s'était effondrée à ses problèmes absurdes et dérisoires, à sa petitesse de soucis paradoxaux, et je commence à avoir la prescience que tôt ou tard passera, à ces parages trempés ou en quelque autre lieu sporadiquement habité comme ici, une identité, puis peut-être des îlots de vrais individus se reformeront par degrés, avec vigilance plus claire et mieux cernée, qu'on pourra accueillir avec des livres neufs, des Bibles plus solides que les anciennes, écrites durant ce recueillement de solitude, à l'abri des irrationnelles morales de « l'arrière-monde », dans la tranquillité coite d'une maturité honnête et reculée : ce serait l'aube d'un temps où la littérature se mettrait à compter, où des peuples assainis, ravivés, enfin mémoriels, circonspects, chercheraient avec repentir en des livres vraiment profonds la pensée qu'ils avaient négligée et dont ils auraient eu besoin avant l'historique et terrible période de Grande Dégénérescence, un temps où, en somme, de nouveau on apprendrait à lire. On irait aux ermites, qu'on dérangerait le moins possible, qui constitueraient plus justes que de stupides prêtres les sages civilisateurs de l'esprit. Il y aurait des Écoles. Cette sorte d'Enfance responsable serait l'individu en devenir. On entendrait et on réinstruirait d'évidence, sur le souvenir d'une mort collective et démentielle, la nécessité d'être.

Pourquoi faut-il que mes imaginations de grandeur me ramènent toujours en particulier à un lieu de pluie plutôt qu'à je ne sais quel autre désert d'hommes ? Je l'ignore, c'est ce que je veux découvrir. La vapeur diaphane, alternée de sombreur et d'éclats, qu'alimente diversement la pluie, est peut-être en sa variabilité même un sujet inlassable d'inspirations : j'ai autant de satisfaction à contempler un épais et puissant ciel d'orage peu avant la prodigieuse avalanche, que la clarté épanouie, comme encore imbibée, reflétée par les terres, d'un paysage revenu tout juste d'une lourde ondée. Ou peut-être me touche le vent, cet air agité que suggère logiquement la pluie, animant l'alentour, tenant compagnie comme un être, nécessaire à observer le Temps dans la mesure de ses changements puisqu'hormis à ce qui est mobile rien ne distingue l'Heure. Il faut sans doute à mon étrange étalité mieux qu'une permanence minérale si je m'imagine me cantonner à un seul lieu : c'est que je concède la mort sociale à condition qu'elle ne me retienne pas d'observer la vie, car c'est la vie que j'aime, réelle et sympathique, et c'est pourquoi je fuis les hommes, les hommes d'aujourd'hui, ceux qui sont cadavres et meubles : j'ai besoin de voir ce qui, quoique infimement ou lourdement, se meut, c'est-à-dire se déplace dans une direction, ce qui laisse une trace à l'esprit. Un désert de sable ou de glace me serait intolérable, je pense : l'éparpillement si obsédant des grains concassés glissant furtivement en-deçà des perceptions, ou la poussière de froid arrachée par des blizzards terribles en crissement d'agonie monstrueux, n'est pas un spectacle extérieur susceptible de concentrer la pensée vers soi, c'est l'impensable abyme, sujet à développements labyrinthiques ainsi qu'à réitérations implacables, et qui nourrit la folie comme les représentations d'autre monde paradigmatiquement ou cosmologiquement sans lien avec l'homme, de ceux qu'un Lovecraft ébaucha et selon quoi rien ne peut s'accorder avec l'intellection humaine ni même terrestre. L'incompréhensible immuable opprime l'esprit en insinuant la conscience : une pluie, un nuage, le tremblement d'une branche, la fuite du lapin, offre le peu de divertissement nécessaire pour que la pensée ne se prenne pas exclusivement pour objet, pour qu'il lui demeure une physique applicable afin que la métaphysique même ne se change pas en quelque redoutable et obsessive métaphysique de la métaphysique. Il faut des variabilités pour écrire, il faut des pages qui se tournent : c'est le sens sans doute d'un isolement d'eau où, malgré l'absence d'interactions humaines, des faits se produisent, des traits tombent, où il demeure une relation de choses et entre des corps, où encore des mots à écrire peuvent se rapporter à un monde, où l'on peut rien qu'un peu s'émouvoir de ce qui, à court terme, va venir ou bien n'est plus.

Ainsi mon jardin : poursuite d'un travail, à l'écart des nuisances essentielles, atterrantes, de ce qui est devenu inessentiel en l'homme et en son rapport à la terre.

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