Incompatibles - making of
Je ne suis plus un artiste.
Contre la majorité, je dois me rendre à l'évidence que je ne réponds plus à sa définition. Il faut me résigner avec réalisme : le Contemporain me désavoue pour artiste.
Alors je consens, pour ne pas lui ressembler, à ne pas m'attribuer cette appellation, et à ne le faire qu'entre guillemets de manière qu'il n'en prenne pas ombrage, puisqu'il croit aimer les artistes et qu'il est manifeste que je ne représente rien de ce qu'il aime. Je ne veux pas le frustrer de sa prétention à l'art : il faut qu'il vive tranquille et uni contre tous ceux qui peuvent lui nuire.
Je ne tiens pas tant à lui causer du déplaisir, c'est pourquoi je consens à me retirer de ce titre, comme un bon boxeur noir du temps de la Ségrégation, et je le méprise trop pour tirer force insatisfaction à ce qu'il disparaisse réciproquement de mon regard : nous ne nous connaissons plus – il n'y aura qu'à dire que je fais de mon côté « quelque chose » et qu'il fait du sien toute autre chose, après tout nous ne sommes même pas obligés de nous comparer. Mais je ne veux pas non plus lui faire plaisir, ce qui est propre à tous les artistes qu'il aime, c'est en quoi je ne puis mériter la ferveur qu'il leur prête. Je ne suis pas comme ses livres, je ne suis pas... – inutile de répéter ce que je ne suis pas, on ne l'aurait déjà compris que je ne parviendrais plus désormais à le faire entendre. Je refuse d'être sur la couverture du bouquin de ses vacances. Il ne sait pas ce qu'est l'art, c'est pourquoi j'accepte volontiers de n'être plus pour lui artiste. Après tout, il me semble que le sens d'un terme est démocratique, régi par l'usage, et qu'il est vain de s'opposer aux acceptions qu'une communauté langagière donne à un mot. Allons pour « artiste », et n'en parlons plus. Au fond, c'est comme lorsque je me proposais de ne plus dire en sa présence que je « lis » un livre mais que je « l'étudie ». Je ne sens même pas le besoin de me faire comprendre de lui ; que m'importe qu'on m'octroie des honneurs. Nous sommes incompatibles : pour quelle raison une huile insisterait pour être soluble dans de l'eau ?
L'artiste présent me dégoûte : c'est un soulagement pour moi d'être passé « artiste », et comme une promotion. Je ne veux plus me croire soumis aux mauvais goûts du Contemporain : voici que je m'écarte de lui, de son regard veule, de ses égards potentiels, je ne tiens plus à le tirer de sa confusion, à lui apprendre, à l'édifier. Je ne me sais plus au monde une famille, ni à l'humanité mon espèce, ni à un homme un critère de ma race : où iraient mon amitié et mon intérêt pour rester à sa proximité ? Non que je me vante d'être seul, mais je suis seul en effet, indépendamment de ce que cela me fait. D'ailleurs, ça ne me fait rien, je n'y ai pas seulement réfléchi, je n'en ai jamais exulté ni pleuré. C'est un simple fait, comme de me désigner par mon nom. Je suis Henry, seul. Je le constate hors de toute acception. C'est objectif. Mon lecteur peut s'en offusquer, mais moi, je le déclare sans une volonté pathétique : Contemporain, tu n'es pas mon semblable. Nous différons en quelque chose de fondamental.
Et je suis « artiste ». N'importe ce que les autres en pensent, c'est ma propriété : je me dégage de ce que les autres ont jamais pensé, de toute solidarité, de toute humanité. Et je veux bien être un « homme » aussi s'ils préfèrent, un homme entre guillemets : j'ai assez publié ma monstruosité pour n'en tirer aucune vexation, puisqu'assurément le plus grand nombre exige qu'il soit des hommes et puisque je ne lui ressemble pas. Je ne suis contrarié par rien : toutes leurs insultes que j'ai maintes fois reçues, minables et dérisoires, je ne les combats plus. Ils sont pour moi des fantômes : on n'y plonge pas le poing pour les battre, on les traverse en ne s'y arrêtant pas, et on les insulte davantage en les considérant ce qu'ils sont : des spectres vains. Je n'engagerai plus une lutte : menons nos chemins séparément, et voyons qui ira plus loin. Ou ne nous regardons même pas : je n'aurai aucun préjudice, aucune rancune, à cette indifférence. Nul n'a besoin d'une foule. Il suffit qu'on poursuive notre séparation. Ne changeons rien : je suis bien éloigné à présent de l'idée de vouloir convertir.
Parce qu'en moi, je sais que je suis artiste, que ce for est moins faible que tout ce qu'ils présentent avec tant d'excuses, et que ce sont eux les « hommes », entre guillemets – au moins un autre homme, penseur artiste, l'avait écrit il y a déjà longtemps – : je ne suis pas des leurs. Je me résous donc comme de bon gré à ne laisser parmi eux nulle postérité – il fait déjà quelques temps que j'estime que leur « postérité » ne mérite guère de respect. C'est probablement par où un homme signale qu'il a le mieux réglé son compte à l'humanité, et qu'il est artiste, et le signal de sa plus entière individualité : il se moque de ne plus en être, et il en tire presque de la fierté.
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