Éhonté - making of
Même si dès à présent mes forces déclinaient et si, précocement mais pas davantage que la plupart des gens qui s'effondrent mentalement par degrés fatals dès l'acquisition du Confort, je perdais de ma faculté intellectuelle – on sait que je ne me vante pas, que je ne me sens nul génie, je n'ai pas dit qu'alors je tomberais de haut ! Je publie non par désir de me valoriser mais parce que ça me coûte peu de minutes –, je n'aurais plus aucune honte à régresser, bien que ma vitalité intrinsèque, se caractérisant par le vœu entretenu de m'étonner de vérités jeunes, ce que Nietzsche sans doute rapportait du nom de « gai savoir », m'enjoigne sans cesse à me surpasser et à redouter la déchéance liée non à l'abaissement de la santé et du jugement mais à une paresse, du moins à un manque de vigilance et d'effort, à un défaut de connaissance de soi et ses travers, mais dont je crois, en mon idiosyncrasie constante, être désormais prémuni – cette phrase est d'une belle et comique longueur à laquelle j'ajoute cette incise !
Voilà comme j'entends cette absence de scrupule inédite et libératrice :
Il fait plus de vingt ans que j'écris, une quinzaine de livres, plus d'un millier d'articles, tous à disposition du lecteur curieux et studieux auprès de qui j'ai fait quelque effort de visibilité – quoique d'aucuns diraient : « Pas assez. » Or, presque personne à ce jour n'a tâché de me lire, n'a rendu à un travail indéniable – « travail » au sens au moins d'application – l'honneur d'une attention soutenue, d'une application peut-être méritée, ni n'y a penché une concentration par laquelle on pourrait juger si mon labeur fût nécessaire ou bon. C'est simple : durant ce temps, on ne m'a pas vu : est-ce ma faute ? suis-je transparent ? je n'ai pourtant rien fait pour me rendre invisible ! Nulle femme ravie et subjuguée n'a porté sur mon esprit une admiration amourachée, nul séide ne s'est porté volontaire pour promouvoir mon œuvre, aucun établissement de féauté en dépit de mon ouverture n'a permis à quiconque – éditeur ou lecteur – de seulement remarquer ce que j'ai écrit et combien ma littérature est potentiellement d'une valeur originale. C'est donc légitimement, je crois, que j'aurais là-dessus de l'ironie mordante face à qui viendrait me dire : « Parlez ! je vous juge enfin ! C'est à présent que je vous écoute ! » : certes, je lui rétorquerais que s'il n'est pas contraint de lire mes quinze livres et mes mille articles, il pourrait commencer par les feuilleter et montrer ainsi un courage qui ne serait qu'une maigre tentative rapportée à la proportion de besogneuse bravoure qu'il m'a fallu pour les écrire. « Allez ! dirait-il. Amusez-moi ! — Et que ferez-vous, Monsieur, de ces vingt premières années ? Est-ce donc que je n'ai pas existé tant que vous étiez distrait ? Est-ce que je n'ai rien fait, rien écrit, rien pensée, parce que vous détourniez vos regards ? Prétendez-vous que je ne sois jugé que sur ce que vous avez le peu d'immédiate patience de lire, là, au débotté, d'un bouffon qui devrait vous impressionner après tant d'années de sensations et de réflexions que vous avez ignorées ? Ce n'est pas juste, et j'aurais bien droit au repos, si je voulais, le temps que vous terminiez de tourner quelques-unes de mes pages et que vous vérifiez d'abord si vous pouvez les comprendre après ne l'avoir pas voulu ! »
Tout en particulier, je ne sens décidément pas qu'il serait temps « qu'enfin je me mette à écrire » : a-t-on vu la quantité de mes textes, parmi lesquels, je pense, quelques trouvailles, ne serait-ce que par hasard, par probabilité, dans le lot de mes insignifiances ? – disons-le ainsi en faveur de mes détracteurs, s'ils existent. Si à cette heure on ne m'aime, ni ne me considère, ni ne sait que j'existe, ce n'est certes pas faute à ma procrastination ! Je n'ai différé en rien, et j'ai déjà davantage écrit que beaucoup de philosophes célébrés (mais pas mieux peut-être, c'est ce qu'on ne pourrait dire qu'après m'avoir bien lu) ! Je ne saurais donc avoir le sentiment d'un gâchis de mes forces, d'une improductivité regrettable ni d'une fausse direction puisqu'on ne m'a seulement pas donné un conseil ! Il arriverait bien tard tel impertinent qui dirait : « Votre dernier texte, le seul que j'ai lu, n'est pas excellent » : si je consentirais à ce qu'il eût raison s'il s'expliquait juste, j'accepterais même de retoucher cet écrit, mais je récuserais toute accusation de déchéance au nom de la bonne-santé où j'étais du temps où l'on ne m'avait pas jugé. Car enfin, considérons la situation telle :
Un homme obscur, ignoré de son siècle, fatigué, avance dans l'éclipse de son ancienne puissance, moins conséquent, moins hardi, moins neuf, diminué par l'âge et la maladie, après des années de noble et sincère service. Nul ne l'a remarqué. Il dit un mot qu'enfin on écoute : c'est un mot bégayé, un mot épuisé, un mot d'inadvertance : un mot de vieillard. Et quoi ? cet homme devrait se sentir coupable de sa perte parce qu'un public sans recherche ni assiduité estime opportun de l'évaluer des décennies après le meilleur de son œuvre ? C'est un homme, certes, qui ne sait plus parler : « Il devrait avoir honte » ! Il ne sait plus, mais il l'a su ! N'avez-vous pas honte, vous, même au meilleur de votre âge, de n'avoir jamais su écouter ?!
Allons ! je suis rassuré, à présent, je suis bien, je suis confiant et je suis inébranlable, non seulement je n'ai jamais craint un homme, mais je ne crains même plus l'homme mauvais que je pourrais être ! J'ai et aurai toujours pour moi la lumière même relative de mes précédents textes, et, quoique je m'efforcerai de ne pas défaillir et décliner, quoique l'envie me tenaille de ne pas me décevoir, et quoique j'ai toujours autant soif de me comparer, toute honte m'a quitté de n'être potentiellement pas demain-nuit la jeunesse-aurore que j'ai été. Je n'en avance que plus ensoleillé – comment le faire entendre ? Il n'est plus de noir que je tâche à contourner de timidité craintive et empruntée, je ne cherche plus en loin à m'éviter-mal mais à me reconnaître-fort, je ne me méfie plus tant d'une ombre à venir que de n'être pas un rayonnement que je suis. La différence est essentielle, vitale : je ne crains plus en écrivant de ressembler à l'homme piètre et réduit que je puis devenir, mais j'aspire à poursuivre ma vitalité présente – cependant, je n'ai que plus de chances de ne pas finir cet homme, je n'en écris que plus délié et bravache, mon écriture transporte moins de cette crainte où son encre peut-être était mêlée. En quelque sorte, je me regarde, je ne me redoute plus mais tiens à me ressembler, ou plutôt, non, ce n'est pas encore l'expression juste, elle traduit trop mal la pensée, on dirait ainsi un contentement qui est précisément celui des esprits usés qui ne s'en rendent plus compte ; voilà : c'est que j'ai acquisces photons auxquels je tiens, acquis le procédé de production de la lumière, et qu'importe si cette lumière diffère de quelqu'une de mes précédentes, je vois qu'il faut que je bâtisse de la foudre et que j'éclaire ; or, je pense cet art établi, je ne tiens plus ma vertu de me comparer avec une certaine densité de sombreur en tremblant, mais je me compare avec un astre, je vois si en ce que je suis il reste de l'étoile que j'ai été, je lis en moi non la conformité d'une lumière mais sa réalité, et c'est par cet aperçu que je mesure si je me vaux moi-même – je n'ai crainte, pour ainsi dire, non de glisser dans la nuit, mais de ne plus ressembler à du jour !...
Comprend-on cette confiance inébranlable, à présent ? Et n'avais-je pas déjà écrit que désormais je suis immortel ?
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