Doute pour une pause salutaire - making of
Ma longue équanimité acquise de corbeau, mon intransigeant souci de constance, et ce que, faute d'une morale compréhensible par le monde, je nommerais ma « patiente intolérance » ou ma « ductile inflexibilité » en une formule qui lui paraîtra un paradoxe uniquement fait pour l'argutie et la pédanterie (or, c'est seulement la façon d'un individu de ne plus se scandaliser ni s'alarmer des prévisibles vicissitudes de l'existence et du siècle) rendent sans doute mes crises spirituelles moins brutales et plus provisoires, c'est-à-dire plus bénignes en apparence, donc plus niables au Contemporain. C'est le lot de ceux qui, ayant coutume de réfléchir efficacement en sage distance, concentrent leurs forces sur des problèmes qui chez eux sont plus vite résolus mais qui exigeraient d'un autre des années de réflexion dispersée, intermittente, dilatoire et médiocre. C'est pourquoi, en me voyant sous la norme ordinaire qui « établit » et « certifie » le tourment, en me voyant automatiquement comme un soi, un « prochain », suivant le bonasse credo chrétien : « considère autrui comme toi-même », on me trouvera toujours des angoisses trop brèves pour y légitimement prétendre, des affections trop implicites et pudiques pour être véritables, des maux trop discrets et traversés pour faire accroire en la douleur selon l'échelle commune, on me jugera toujours trop marqué de résilience pour que mes soucis soient réels et comparables aux « vraies douleurs des gens », parce que justement tout le critère d'estimation de la peine, tout son étalon, est fondé sur la plate débilité de personnes qui ne souffrent d'à peu près rien et qui cependant se plaignent presque infiniment. Alors, sur cette analogie spécieuse, on dédaignera mes douleurs comme superficielles, des vétilles, des riens, parce que je ne les hurle pas durant des mois, et l'on niera mes nobles et discrètes plaintes au prétexte qu'il n'y a pas de peine sans l'interminable Convalescence : aujourd'hui, chez le peuple stupide, le bruit et la durée du rétablissement sont devenus les seules mesures de la « réalité de la crise ».
(On ne croirait peut-être pas qu'à ma dernière migraine, où j'ai de nouveau « égaré » le cinquième de mon champ de vision, je décidai dès les prémices de me lancer dans un travail de jardin, de ceux qui réclament de l'effort sans précision oculaire, parce qu'en ce handicap que bien des gens estimeraient terrible et traumatisant, j'appréhendaisl'ennui à ne rien faire dans un lit ou ailleurs – il est vrai cependant que ces symptômes chez moi s'accompagnent de moins de souffrances qu'auparavant, cependant je distrais justement la souffrance en m'imposant une activité difficile. L'analogie reste convenable : ma femme ne s'inquiète pas ; en dépit de ce que je l'ai avertie elle me parle, gravite comme si je ne souffrais pas, j'ai seulement l'air légèrement fatigué sans doute, plutôt même déçu qu'ennuyé, bien que mes regards se posent à côté de leur objet parce que je ne peux fixer de manière directe sans une perception parcellaire. Ainsi, même certains troubles physiquement pénibles, je les vis avec placidité et philosophie – pas davantage je ne me tourmentai, il y a une dizaine d'ans, de la petite tache apparue quand je fixe une clarté avec mon œil droit. Il me plaît presque, pour certaines raisons, de songer que je vais mourir au sens : que je suis mortel et ne tiens guère à la vie.)
Peut-être simplement ne se figure-t-on pas, après tant de paresses instituées en mœurs, la quantité de problèmes que peut résoudre un esprit supérieur : n'importe quel dilemme réputé insurmontable de la tragédie antique n'est-il pas soluble en deux heures de représentation ? Et même, reconnaissons-le, c'est une durée qu'un spectateur ou un lecteur moins grandiloquent et plus performant que les personnages sur scène aurait réduit à une synthèse moins délayée et à une conclusion plus prompte. Est-ce que la situation de Bérénice ou d'Antiochus constituerait les sources d'un puissant dilemme dans la réalité ? Roméo ne nous fait-il pas l'impression d'un enfant immature en dépit de son suicide, capricieux et adolescent ? Je pense que la plupart des gens ne souffrent d'aucun problème positif ou absolu, que ce siècle de confort omniprésent n'y est plus propre, que la mort même, qui fut de longtemps la cause de la souffrance essentielle, a dissout son injustice dans la relativité d'une moyenne de mortalité à plus de quatre-vingts ans à peu d'exceptions près (allez voir la rubrique nécrologique de votre journal si vous ne m'en croyez : c'est peut-être un défunt sur dix qui avait moins de soixante-dix ans). Le Contemporain a perdu la mesure de ce qu'est un problème, il se crée abondamment son petit Münchhausen sur mesure pour se sentir élevé de drames dérisoires ; il faut, même à moi, un grand renfort de sagesse pour ne pas consentir à ériger sur des insignifiances des idées exagérées de péripéties monstrueuses : c'est qu'en majorité il s'agit d'illusions d'inquiétude soigneusement remisées et qu'on ne rouvre qu'en rares moments de désœuvrement, pour se gonfler d'une matière, d'une forme de contenu dont on juge depuis longtemps que pour être authentique il lui faut le renfort du pathétique, d'une profondeur de parure pour soi comme pour autrui ; les soucis décoratifs, notamment pathétiques, sont ceux que l'homme du présent a le plus de chances de considérer comme de « vrais problèmes ». Or, c'est chez lui l'une des raisons essentielles pour laquelle la résolution n'avance guère : non seulement il ne se penche qu'avec sporadicité sur des difficultés parce qu'il n'a en effet pas d'urgence à les résoudre, mais encore il a plutôt intérêt à ne pas les résoudre pour s'entretenir en l'idée de sa grandeur de héros en proie à la perpétuelle et insoluble « fatalité » : son problème, croit-il, lui fait une grandeur, il s'amoindrirait à le régler, la solution l'anéantirait peut-être. Combien de personnes ainsi, ai-je constaté, qui atermoient ce qui ne me prendrait que quelques minutes à traverser, s'empêchant obstinément d'élire un remède clair et définitif en prenant enfin « un parti », procrastinant et s'empêtrant en arguties auxquelles eux-mêmes ne croient pas pour s'enferrer à dessein dans l'éternelle incertitude qui les conforte, fuyant comme par principe tous les conseils salutaires qui, précisément, les enjoignent à prendre une résolution, ceci faute de faculté de distance et de généralisation, faute d'avoir la moindre autre chose importante à penser, faute d'esprit en somme ; ils sont inconséquents et lâches parce qu'incapables d'une part de deviner les conséquences de leurs actions, d'autre part de percevoir où commence la lâcheté. Leurs soucis si explicites sont surtout pour défouler leur « martyre » ; ils aspirent à « l'héroïsme » – de pacotille – d'endurer « mieux » plutôt que d'endurer moins, ils n'auraient rien à endurer s'ils prenaient la mesure du dérisoire de ce qu'ils nomment un souci – et ils se plaisent à induire une certaine pitié. Mais ils n'y pensent qu'aux instants où ils ont une audience pour les confesser ou les plaindre, le reste du temps les trouve sans affection particulière, ils ne sont touchés par rien à moins de s'élire eux-mêmes pour objets d'admiration et de compassion. Il serait à peu près vain de chercher un homme chez nous qui sût ce qu'est un problème, fût-ce un problème métaphysique assez éloigné des ennuis prosaïques de la santé ou des sociabilités, même un problème au « second degré » – et à bien y réfléchir, en particulier un problème de cet ordre. C'est qu'il faudrait s'emparer de celui qui sentirait l'impossibilité de diluer ce problème dans le divertissement, qui éprouverait la nécessité de s'atteler au problème – impérieux, intrinsèque, incoercible – avec efficacité au détriment même du divertissement. Voilà : mettez la main sur l'homme sans divertissement, du même coup vous atteindrez celui qui peut rencontrer un problème.
Et s'agissant de problème, je doute qu'on puisse beaucoup s'imaginer ce que représente, pour un homme comme moi, un renoncement même temporaire à l'écriture : ce n'est pas une « atteinte à un plaisir » puisque je ne tire presque aucune satisfaction à écrire, mais plutôt une entrave à un devoir – sentiment grave, cette seule idée est inaccessible au Contemporain qui ne peut que supposer que je plastronne. On est inapte de nos jours à entendre la conception d'un travail « facultatif » qui s'impose intérieurement comme un appel déplaisant auquel l'individu se sent pourtant tenu de répondre : c'est pourtant ainsi que l'écriture court en moi – souvenir d'un écrivain qui me disait : « Tu n'y prends pas plaisir ? Alors n'écris pas ! », à quoi j'aurais rétorqué, si j'avais cru mon interlocuteur en mesure de comprendre : « C'est justement parce que je n'y prends pas plaisir qu'il faut que je m'y attelle : le plaisir ne vaut rien en l'acte de création artistique. On ne se fait pas plaisir en art : on se fait du mal si l'on s'y livre vraiment, et c'est par le mal, l'inconfort et la peine, que naît toute forme d'art authentique. » À plus forte raison, l'écrit inonde, imprègne et innerve toute mon existence, de sorte que ne pas m'y adonner, en particulier parce que je l'aurais décidé, parce qu'un blocage m'en gênerait l'accès, équivaut à une crise et à un traumatisme, et revient environ à m'abstenir de la vie, tout au moins à la suspendre : toutes mes attentions de reste – j'entends par là : en-dehors de celles que j'accorde à des obligations –, je ne les destine qu'à des réflexions dont le travail passe toujours par l'écrit, il n'existe pour moi rien de réfléchi que ce qu'on peut rédiger par synthèses et développements. De sorte que soudain douter de l'écriture, ce me fut aussitôt douter de la pensée, m'abstenir tout à coup d'une faculté, faire le sacrifice conscient d'un attribut humainessentiel. Deux jours sans écrire – sans la volonté d'écrire, devrais-je dire plus justement (deux jours sans la « possibilité » d'écrire me laissent déjà fort nerveusement frustré) – ne semblent pas une angoisse ni une perte considérable si l'on y regarde avec l'extériorité hallucinée et aliénée du Contemporain qui ne sait ni lire ni écrire, mais pour un être qui vivrait dans le souci permanent de sa conséquence, pour celui qui ambitionnerait au moins par intervalles le summum de ses capacités mentales, c'est une crise fondamentale qui revient à se priver d'une partie de soi – crise qu'on doit pouvoir approximativement comparer, de nos jours et pour le vulgaire, à sa privation d'écran pour une durée équivalente. En ce trouble réside une impasse, une circonspection, une suspension de soi-même : cela intime sa solution à moins de succomber à une altération, et ce qui appelle ainsi une solution imminente, voilà sans doute ce qu'on appelle un problème, un vrai problème. Sans même s'y consacrer alors exclusivement ou entièrement comme à un exercice d'arithmétique, la question tenaille, travaille, tourmente ; elle vous lie et poursuit ; une part importante de vous-même, inaliénable, en dépend ; vous êtes suspendu, écorché, amputé, en attente de complétion ; vous ne cherchez pas un problème avec fébrilité comme la plupart, vous cherchez instamment sa dissolution ; votre intérêt est au recouvrement d'une normalité intérieure : vous êtes et vivez pour l'heure en déséquilibre – il n'est de problème véritable que dans le changement de morale ou de paradigme. Les Contemporains ne connaissent pas ces révolutions de conscience : leurs routines les fascinent et les possèdent plus que leur devoir de devenir, et ils oblitèrent le trouble au moyen de la prééminence automatique du confort ; c'est pourquoi ils ne réfléchissent et ne s'inquiètent que sur commande, en leurs rares désœuvrements, aux moments les plus flatteurs, car ils devinent au fond qu'ils ont annulé la question aussitôt qu'ils ont frôlé l'idée que, si le problème existait avec conséquence, ils devraient vivre autrement, ce qu'ils n'envisagent pas ou alors de très loin comme on s'imagine à la place de l'audacieux personnage d'un roman. Ils n'ont donc pas besoin, bien au contraire, d'y revenir constamment, d'y accorder toutes leurs préoccupations, parce qu'ils ne doutent guère en vérité de leur lâcheté, et que la solution à leur problème reviendrait presque toujours à se réprouver et à se révoquer, effort bien au-delà de leur volonté maladive et de la nature bénigne du problème qu'ils se sont fabriqué. En revanche, c'est le propre des esprits entiers de maintenir une réflexion en faisant autre chose, et la plupart des Contemporains étant dépourvus de cette fonction, je les nomme esprits partiels, incomplets, dépourvus – nous vivons une époque qui a pris l'habitude d'estimer la normalité très en-dessous de ce à quoi nos naturelles dispositions nous rendent propres (par exemple, on appelle le fait de penser simultanément à plusieurs occupations : « surcharge mentale », et l'on croit légitime de s'en plaindre comme d'une espèce d'inhumanité ou de supplice). C'est ainsi que la suspension d'un acte aussi essentiel pour moi, consubstantiel presque, que l'écriture signala bien une crise, même si elle se réduisit à une durée de quelques jours : cette hésitation marqua un dérèglement manifeste d'un certain mode de vie ainsi qu'une exception de mon rapport à l'art, et notamment un doute sinistre et nauséeux, d'une griseur pénible, de ma mentalité jusqu'alors foncièrement attachée à l'effort et au travail. Une circonstance avait menacé la fluidité de toute circonstance postérieure, semant la confusion en une sorte de circonspection atterrée, pensive, complexée et morne – un soupçon négatif jeté sur ma littérature et entravant d'une gêne toute continuation.
D'où partit-elle, cette crise ? Elle commença par un poème où mon « mauvais génie », moqueur et nihiliste – il y a ce génie caché dans mon génie ouvert, et ce génie intérieur est peut-être bien supérieur à l'autre, plus pénétrant et redoutable, d'une immédiateté de vue stupéfiante, visionnaire, même d'une acuité inquiétante (je le retrouve quelquefois en rêve, impressionnant : il improvise par exemple des sonnets parfaits dont au réveil je ne me souviens qu'un peu), génie à l'origine possible de l'autre qui écrit et lui prête sa main –, se riait simultanément, à mesure de la composition (quoique ombre seulement, l'ombre ironique et persifleuse de son imposante densité onirique, rien qu'un souffle de lui-même et déjà si prégnant dans ma dimension où son pouvoir est infime), de ma propension à produire surcommande des sonnets. Sa voix m'accusait de ne m'y livrer que par ennuis et comme un jeu difficile, à la façon d'un devoir qui ne servait qu'à entretenir des facultés, mais sans but plus élevé ou fertile qu'un casse-tête ou sudoku – et il sait combien, cruel ! je méprise ces activités ! Ce reproche m'accabla d'un tracas difficilement soluble dont je sortis pourtant, contre ce redoutable et intime adversaire, avec un argument dur et incontestable, celui que, du moins, le sonnet où il s'exprimait m'obligeait à une élévation du fait même de tenir compte de son persiflage : je me réévaluais grâce à l'art. Ce raisonnement était certes indéniable, car n'avais-je pas produit un poème où je lui donnais parole et grâce auquel, après l'avoir entendu, je conservais le doute et l'inquiétude de sa vérité ? Ce poème n'était donc pas un stupide jeu de virtuose issu d'un désœuvrement, mais il servait bel et bien un progrès : c'est par lui justement que je me mis à me méfier et à me craindre, à soupçonner et redouter que l'écriture me fût manie et peut-être automatisme malgré moi, fût-ce automatisme de l'effort et du défi, fût-ce l'automatisme de mon meilleur automatisme ; c'était la preuve que l'écrit m'apportait et qu'on ne pouvait prétendre qu'il m'était inutile ou ne servait que comme une parure de style ou un exercice de forme, ou pire, comme une façon d'attendre enfin quelque « inspiration bouleversante ». En l'occurrence, j'en avais appris et tiré ce qui ne pouvait avoir été en moi au commencement du travail, à savoir la possible vanité du travail même, le risque d'un travail de pur travail, écueil de la doctrine parnassienne ; j'avais réalisé une réflexion qui m'enjoignait à porter contre moi-même un coup : c'est ainsi difficilement qu'on pouvait mieux démontrer un effet de mon art, réfutant par là l'idée que je m'adonnais seulement à la pratique décorative ou hygiénique d'un « art pour l'art » comme on remplit difficultueusement une grille en tant de syllabes respectueusement orthodoxes et contraintes. Ce poème me complétait, et ce n'était pas feinte de ma part, j'en sortais indécis et troublé, inquiet quoique peut-être pas encore métamorphosé : quel mots-croisés aurait constitué un pareil soupçon ? Pourtant, mon argument comportait bien sa limite, c'est qu'au-delà de considérer tout net le problème de ma tendance aveugle et systématique au labeur, problème en effet d'une certaine névrose, je n'envisageais nulle solution que de réfléchir avec circonspection si j'aurais bien au préalable, la prochaine fois que j'écrirais un poème, un propos ou une vision à rapporter en vers, et pas seulement le sentiment d'un devoir de composer une pièce. Je songeai qu'il faut un a-priori à toute littérature, et cet a-priori est le message qu'on veut transmettre ou se transmettre auparavant.
Mais sans doute ne m'aperçus-je pas immédiatement de cette sous-jacente angoisse, ce souterrain-ci n'avait pas encore, sous l'effet du séisme, remonté à la surface comme les sables bitumeux du « Dagon » de Lovecraft, car je ne tardai pas à me remettre à l'œuvre, même pour la troisième fois ce jour, comme une ponctualité : à telle heure du soir que j'avais ordinairement disponible, je me rassis à ma « table » – table qui consistait là en une chaise postée en plein air, avec munition de carnet, crayon et dictionnaire –, et, sans idée préconçue, autant dire, moins modestement, sans idée tout court, je cherchai le « thème », et crus le trouver en la conformation d'un arbre qu'il y avait là remuant faiblement dans l'atmosphère chaude et dont il me vint alors la pensée d'un « tableau en vers » – sorte d'entraînement moins vain qu'il n'y paraît, au but un peu plus ambitieux, pouvant se résumer par la recherche de l'essence plus pure des choses que l'on ne fait que traverser en les voyant. Et je commençai, sans direction ni la moindre intuition au-delà de cette « thèse », à relever termes, sensations, probabilités de rimes, comme j'avais à l'esprit en loin d'utiliser des rythmes pour traduire au plus près des profondeurs ressenties ; et déjà l'envoûtant et ignoré balancement des branches hautes dans la canicule vespérale...
Mais le mauvais génie n'avait pas cessé ses sarcasmes et me poignait encore. C'est alors qu'il refit surface. Il ne tarda pas : ce ne fut pas une surprise. Il n'était jamais parti, et, seulement, je n'avais pas, au commencement de mon travail, eu le recul de le considérer, alors qu'il était pour ainsi dire en « plein cadre », au sein même de mon crayon. Et voilà ce qu'il me signala, insidieux, inattaquable :
Qu'était-ce encore que cette « œuvre » qui allait naître (cette œuvre, cet arbre sublimé, autant le dire tout de suite, cette fois ne verrait pas le jour) ? C'était une de ces « décorations » qu'il déplorait assurément, un « morceau », de bravoure ou non, et de nouveau rien qu'un effort ponctuel ! J'avais une nouvelle fois planté le labeur quelque part parce qu'un espace-temps y était propice, et sans projet particulier sinon celui de me « donner du mal », utilisant une fenêtre qui passait, une occasion, une opportunité. Serais-je bien content après ça ? Aurais-je donc écrit suffisamment àl'heure ? Assurément, ce serait une bonne composition au moment propice ! J'allais ainsi voir ce que je pouvais faire, sans préconception que le Sonnet, j'allais, voilà, « faire du sonnet » par satisfaction de me « sentir à l'ouvrage », et déjà la « méthode », la recherche de mots justes qui n'est pourtant pas un vice au poète, nécessaire aussi dans sa singulière quête du Vrai, prouvait un système, avec ses « grammaire » et figures imposées, car comment aurait-on pu exprimer moins personnel, moins sensible et spontané, bien que ces caractères pussent naître ensuite, que ce tableau improvisé et peut-être à la fin virtuose, même à défaut d'être volontiers pédant ou alambiqué, mais, certes, tout à fait inutile et irréfléchi, c'est-à-dire, en quelque sorte, au commencement, insincère et fabriqué ? Ainsi ce travail, après tant de pièces déjà produites dans le sentiment ou la pensée d'une véritable nécessité – la majorité de mes textes : il ne s'agit pas de renier mes poèmes, la plupart s'imposèrent à moi avec besoin, mais pas tous, non, j'en suis bien conscient, et je saurais retrouver lesquelles furent des tâches plutôt que des volontés –, s'annonçait évidemment fruit d'un désœuvrement, une imposition arbitraire de sujet, comme une « rédaction » à un moment opportun où je manquais de « thème » : le devoir cette fois ne s'accompagnait pas d'une nouveauté, ou peut-être juste d'un désir vague de nouveauté formelle, insuffisant en tous cas à justifier une œuvre et de nature à confirmer le mauvais génie. Rien que jeu, défi, rouage à techniques, et même pire : une routine de fastidiosité ; c'est inévitablement de cela qu'allait émerger un « tableau » versifié tel que je m'y attelai ; j'en sortirai dégoûté, et plus dégoûté encore de moi-même si je n'en sortais pas dégoûté.
Je n'y songeai pas tout de suite, et notai quelques bribes, mais bientôt j'y songeai fort et puis extrêmement, enfin jusqu'à l'obsession, avec tous les fermes blocages que la pensée allait induire en moi, m'accaparant la conscience : je perçus alors l'étendue du ridicule et de l'artifice, le moindre trope préparé me fit l'impression d'une triche, d'un prétexte, aussi bien le sujet me parut-il stupide et improvisé avec la manière pourtant innocente dont je m'apprêtais à poétiser un morceau de nature malgré ma volonté ardue de l'essentialiser – j'écris « innocente » car je n'ai jamais tâché, ni en composant ni en publiant, de me valoriser à travers l'écrit, d'en faire de quoi devenir à autrui une « référence » ou quelque statut de cet ordre, c'est juste qu'en l'absence d'idée, l'exercice me paraissait intéressant : qui sait ce qui pouvait en émerger ? Mais le fruit d'une banale occupation ne me semblait plus d'aucune vertu, ce serait au moins un fruit blet, au point qu'après quelques essais exprimés en ce sentiment latent, je ne tardai à me mépriser : la tentative dès son fondement était nulle, et justement parce qu'elle n'avait pas de fondement. Le mauvais génie avait raison, il n'était pas mauvais en fin de compte, car il avait deviné juste. Je compris alors, en une terrifiante vision d'avenir, que cette pente, l'inclination à se servir de l'écriture comme exutoire à n'importe quelle intention instantanée et impréparée, pourrait à force constituer la manière détestable dont maints auteurs que je réprouve abusent du langage sans avoir d'emblée une chose à dire et surtout à dessein de vérifier continuellement leurs forces tandis qu'elles déclinent : éprouvant la perpétuation d'un travail et s'en sentant satisfaits, ils ne perçoivent pas que leur travail est improductif fors la sensation d'ouvrage, et qu'il n'en résulte pour tout autre que l'impression d'un travail – élaboré, construit, un devoir – sans innovation ni génie. Ils ont ainsi progressivement et insensiblement perdu l'étalon de profondeur au profit d'une espèce aveugle et perpétuel d'exercice difficile de style.
Je risquais de finir ainsi – perspective affreuse. J'y avais même déjà dirigé une tentative : il était temps de m'en apercevoir ! Qui sait si, faute de mon heureux et triste démon, je n'aurais pas moi aussi terminé en cette caricature de moi-même, en cette caricature de mon effort ? Alors je m'imaginais, là, longtemps, à me soulager d'écriture vieille sans une nouveauté à rapporter, sans vision propre, sans écrit véritable, simplement parce que je disposais à tel moment de tant de minutes de réserve et que j'avais telle coutume d'y accorder des mots et de l'instruction, au fond parce qu'une convention personnelle avait fini par m'y enjoindre, satisfait certainement à la fin d'avoir rédigé tant de lignes et de pages, d'avoir réalisé tant de joliesses de figures et tant d'improvisations plaisantes, et puis d'avoir, à tel régime, complu à mon critère d'estime de ne jamais rien faire de ma si précieuse liberté – sorte de Chardonne ou d'Ormesson. Cela pouvait durer longtemps, je pouvais décroître sans discontinuer c'est-à-dire stagner, en rester à ce stade pour toujours sans même m'en rendre compte. Mon mauvais génie, avec un cynisme particulier, m'avait mis en garde à juste titre : cet être est bien d'une cuisante lucidité ; car non seulement il y avait un risque de dégénérescence (« Tu n'intéresses personne, et pour cause : tu soulages juste ta conscience en te livrant à une construction littéraire comme rassurante occupation »), mais au surplus ce risque n'était plus conditionnel : je le vivais, en ce moment même, en me renvoyant un si violent mépris, presque une morgue, brutal, dégoûté, insultant, à moi-même – je n'avais ainsi pas juste manqué d'être méprisable, je l'étais, au moins un instant, réellement devenu.
Cependant je jugeai qu'il fallait que je fixasse immédiatement ce mépris : ainsi m'en resterait-il l'œuvre d'une injure portée par moi contre moi-même, suprême et mémorable leçon d'un esprit objectif jusqu'à la dualité et ainsi capable de s'infliger durablement une correction. Je bâclais un travail de lassitude importunée, montant des vers avec désinvolture, imitant mon style, finissant avec hâte à la nuit tombante des dodécasyllabes pleins de dégoût, m'achevant comme on abat l'animal estropié, vivant pesamment la crise, exacerbant mal et vice jusqu'à la Honte. Un poème, ça, boiteux, « correct », dépulpé, portant ostensiblement l'affadissement, un souffle au cœur, une décadence, une langueur sans envolée, largement effondré, épuisé, vidé, un désastre plus qu'une piteuse innocence, une ruine, un accablement, un vestige surtout éteint, comme la vague qui déferle et ne se relève pas, et presque la visite inutile d'un ancien monument inhabité. Je terminai cette chose mort-née, indésirée en gestation, abandonnée sans affection, vite faite, trop longue à naître, bâclée, gâchée, gaspillée. Puis je fermai le carnet. C'était achevé, ce « bon » ouvrage, cette tâche imposée, avec un sentiment d'écœurement, de maladie ; j'avais vomi un sonnet parfaitement inutile parce qu'il faisait chaud et soir et qu'il y avait un arbre.
Impression consternée d'un effort non seulement stupide et vain, mais contre-productif, puisque susceptible d'aboutir à une habitude stérile, à une routine, à un régulier ersatz de travail. Blâme douloureux, reproche admis et consterné, sorte de courroux reconnu, aveu insolent de nullité – on le sent dans cette œuvre. La soigneuse recherche initiale pourchassée et rattrapée par le zut. Une destruction... bâtie en quatorze vers de tant de syllabes terminées en rimes très propres. Oh ! l'Impasse : ne point courir ainsi après le temps du labeur, ni forcer la besogne en un certain délai, ne plus écrire ainsi avec ponctualité, cette pose intérieure ! Moi confondu avec les vieillards respectés par le siècle, tant de piètres assis quelque part, une heure à tuer, cherchant sur leur trône dans l'air vitreux les tropes pittoresques, pathétiques, insufflés, de la « naturelle » inspiration, mais sans idée, de cette inspiration qui vient uniquement quand on la pénètre, quand on l'aspire, quand on la quête, c'est-à-dire quand on se plante quelque part avec les yeux dans le vide des éons ! Le gâchis : plutôt rien que cette contorsion, que cette compression, que cette expression d'un jus depuis la serpillère ou le torchon ! Et après, appeler cela Illumination peut-être, parce que c'est la demi-heure où il fallait qu'elle vînt qu'elle est venue ! Non ! non ! jamais plus ! Réserver l'écrit pour l'Idée, pure, advenue, intempestive, impromptue, instillée en-dehors du temps du crayon, et puis préméditer longuement avant le crayon, avant la « copie », ne pas se hâter, conserver à l'esprit que les formes auxquelles j'ai l'habitude peuvent être dépassées, songer à toutes les puissantes excellences d'un dépassement de l'immédiateté – et faire de l'art enfin, du grand art, quelque sommet, et en particulier d'un poème ! Qu'importe la quintessence d'une transpiration ! Sont-ce bien des suées que je veux me voir ? Non, une œuvre suprême : je ne suis pas un artisan, je suis un artiste ! Le génie n'était pas mauvais, il était même très bon et il avait raison ! C'est la pensée qu'il faut distiller, pas la teneur du labeur : cesser l'automatisme, tout systématisme, à commencer par l'alexandrin par défaut, et les structures conventionnelles auxquelles il faut trouver d'abord des justifications... et ces rimes aussi qu'il faut quand même ciseler, bon sang ! prévoir avec exactitude et... tendresse ! Le verbe doit m'appartenir à la fin, je m'en veux maître et possesseur ! ne me suffis plus à mon apprentissage des règles – c'est par où, au lieu d'un poète, je deviendrai le Poète. Envie d'une transcendance, d'une suprématie, d'une excellence, d'un perfectionnement absolu, abandon de la mécanique, geste machinal qui risque d'enfermer sans concurrence en une manière accoutumée et élégante, comme tant de peintres s'arrêtent, correctement superbe et relativement supérieure, toujours apte à triompher du très grand Plupart : il faut plutôt courber l'espace de son propre destin, s'en emparer pour ne pas s'y laisser réduire ; œuvrer de la sorte, pensant : je ne suis pas un destin, je suis mon destin. La littérature préexiste toujours trop au véritable artiste, c'est ce qui le retient d'être altier et magnifique, de prétendre à l'Orgueil : un reste de recopiage l'arrime, alors il ne prend pas tout à fait son envol, une crainte le retient de déparer, il imite toujours trop... comme moi, comme moi sans que je l'aie jamais vu – avant cette crise. Je n'avais vraiment jamais couru le risque de sombrer dans l'habitude du travail et de corrompre l'art en besogne : chacun de mes sonnets, je l'avais extirpé de ma conscience plus que de ma fabrique, j'en avais investi des efforts qui passaient le cadre de circonstances de travail, je m'étais, toujours, approprié de l'art, quoique, quelquefois, avec avant tout le désir de prouver ma force ; or, soudain le danger, odieux péril de mort vivante, que j'entrevois en y glissant comme on penche vers l'abîme, pied déjà dans la fosse où l'on scrute, puits ténébreux d'une vision de futur entaché, sali, corrompu – moi qui avais pourtant si bien commencé ! Dans les intentions les plus studieuses, combien de gouffres vertigineux, de pentes irrésistibles, menant vers la léthargie des complaisantes habitudes, parce que le travail ni même la sensation du travail ne sont suffisants ! Sans ce trouble, j'aurais pu, sans le savoir, succomber au sédatif du devoir qu'on règle comme tribut, croyant m'être acquitté de ma valeur ! Un débarras de création difficile... non, ce n'est pas de l'art encore, pas encore ! Il y faut bien davantage que de la récurrente torture.
Alors, tout doit être essai : voilà ma conclusion. L'essai, l'étude, la recherche, importent suprêmement dès qu'on ne trouve pas d'excuse à atermoyer, beaucoup plus que la production : il faut avant tout se gagner d'un contenu, mûrir sa somme, se sublimer, enfin se réaliser dans sa plus fine et pure correspondance ; oui, mais quoique en travaillant sans relâche, je n'avais pas encore assez travaillé, et il me semble que par certain côté la poésie s'est redécouverte à moi depuis qu'elle s'est défigée, depuis que je lui ordonnerai d'être non plus un sonnet mais bien le sonnet que j'invente, le sonnet le plus propre à traduire mes variations d'un rythme et d'une émotion, depuis que je veux profondément m'y essayer au lieu de m'en montrer le musicien le plus habile tel celui qui respecte et vante tel sonnet français ou italien, ce dont certes je ne me souciais guère jusqu'à présent, mais, il faut l'admettre aussi, sans innovation majeure quant aux figures et aux formes. Je dois soumettre le sonnet à mes vœux plutôt que m'y plier par déférence et régularité, je suis dès à présent maître des usages, mes volontés domineront jusqu'aux canons de la beauté, et l'objectif décisif, d'une vitalité inusitée, passera nécessairement par une série d'expérimentations dont nombre sans doute doivent demeurer tues. Le plus haut artiste est celui qui tente en secret, pas celui qui s'efforce à triompher toujours.
Je découvre que le temps d'un vrai poète manque toujours à celui qui se livre à l'écriture au surplus de son métier, par occasions, par ouvertures, par moments, par opportunismes, voici pourquoi : plus de cent sonnets assez « parfaits » m'ont seulement permis d'accéder à la soif de proposer des exemples de sonnets surpassés, de sursonnets, exercice redoutable dont mes forces littéraires, tardives et jusque-là plus parnassiennes que révolutionnaires, demeurent innocentes, inemployées. C'est vrai que le sonnet classique, en quelque chose, rassure : on devine pourtant comme ce constat ne m'est pas le prétexte à des dérives faciles et absurdes, à du picassisme de pavane et des déconstructions les plus prochaines ; je ne me dégagerai pas du soin de la forme que je veux non pas moins rigide, mais plus intègre au contraire – il est temps de composer, si je puis, en me conformant à mes modèles intérieurs. Je ne doute pas qu'il me faudra encore très souvent partir du sonnet pour opérer de subtiles déviations, peut-être prudentes parce qu'on a tort de tout briser par principe, mais il m'incombe de bien réfléchir et de garder en mémoire qu'un poème, si je vise au chef d'œuvre – et l'on sait combien je suis propre à ces prétentions –, résolument ne s'improvise pas à telle heure devant tel spectacle : rien ne presse, et j'ai assez prouvé ma capacité, cette épreuve est passée, je ne suis plus l'apprenti qui doit se confirmer au sonnet ; qui oserait clamer que ce n'est pas avec succès que j'ai fait mes armes ? Or, c'est à présent en testant que peut-être j'accèderai au génie et poursuivrai le progrès des siècles ; il faut atteindre enfin à quelque redémarrage des arts, si longtemps interrompus – et j'allais ajouter, ô paradoxe terrible, pourtant juste mais tant susceptible de reconduire au trouble initial : « si j'ai encore le temps » ! Pourtant, même ce paradoxe, qui pourrait me conduire de nouveau au vice du labeur principiel, de la course au défi, je le sais désormais soluble, et voilà comment : c'est que le seul temps qui compte en art n'est pas celui de la production ni de sa quantité, mais celui de l'élaborationactive – c'est par là qu'on définit non la performance qui n'est qu'une fonction d'une certaine durée de travail dont je ne disposerai sans doute jamais, mais, ce qui vaut mieux, quelque chose comme le rendement artiste où peu d'œuvres peuvent suffire à signaler un génie. Et assurément il y faut, pour ne pas finir par flâner en perpétuels prétextes, une solide boussole intérieure.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top