Chapitre 5 - #9

Encore abasourdis par ce que nous venons de voir, nous traversons le jardinet en friche sans échanger un mot, tout en remettant en place nos armes. L'air vif et froid me fait frissonner. Je remonte le col de mon manteau et fourre mes mains dans les poches. Khenzo, lui, s'emmitoufle dans son écharpe. Quelques corbeaux tournoient dans le ciel, alors que ce dernier se couvre encore un peu plus. La neige ne devrait plus tarder.

— Quel âge as-tu ? finit par me demander Khenzo.

— Qu'est-ce que ça peut te faire ? lui réponds-je en haussant les épaules.

Le jeune homme se crispe légèrement, avant de revenir à l'attaque.

— Pourquoi te sens-tu obligée d'être aussi désagréable ? C'est trop compliqué de me répondre simplement, ou ton âge est un secret d'État ?! s'énerve-t-il.

Je lui jette un regard en coin. Non ce n'est pas un secret d'État, mais il est hors de question que je sympathise avec qui que ce soit. Je m'en suis fait la promesse.

— Dix-neuf ans, réponds-je quand même dans un murmure.

Ah, c'est beau les promesses...

— Tu n'as que...

Il s'interrompt, visiblement interloqué. Je ne sais pas à quoi il s'attendait. Ai-je vraiment pris tant d'années en si peu de temps ?

— Je ne veux pas paraître une nouvelle fois grossière, mais, franchement, on s'en fout de mon âge.

— On appelle ça de la curiosité, réplique Khenzo d'un ton mi-figue mi-raisin.

— Que penses-tu de tout ce qu'il a dit ? lui demandé-je, pour couper court à cette conservation sans intérêt. Tu crois qu'on peut avoir confiance en ce... truc ?

— Je ne sais pas, répond-il, sans trop s'avancer. Tout ce que je peux te dire, c'est que le Prophète a une bonne réputation en tant qu'observateur et informateur dans la région. Pour le reste, je t'avoue que ça me laisse un peu perplexe.

— Si ça peut te rassurer, moi aussi. Maintenant, je comprends mieux pourquoi il ne passe que par des intermédiaires...

— Ouais...

La voix de Khenzo flotte au-dessus de nos têtes quelques instants, puis le silence reprend ses droits.

La machine m'a décrit Michel avec précision tout en m'indiquant que ce n'était pas lui le véritable meneur du groupe, et elle ne s'est pas trompée, mais rien ne me dit que le reste soit vrai. En même temps, s'ils veulent aller à Nantes, passer par Orléans me paraît plutôt logique. C'est le chemin que j'aurais choisi également. Et puis, au fond, qu'est-ce que ce truc gagnerait à me raconter des salades ?

Nos pas résonnent à travers les rues désolées. J'ai traversé pas mal de villes, et celle-ci est bien la première à être aussi désertique. La plupart des habitants ont fui ou ont été tués, les autres se terrent dans les égouts et les réseaux de transport souterrain. Le Prophète dit que l'espoir engendre la victoire, mais comment véhiculer de l'espoir ici ? J'ai surtout vu de la lâcheté et de la peur. Sauf que faire l'autruche, ça ne sauve personne, bien au contraire.

Mes pensées s'évadent, serpentant entre souvenirs et perspectives. J'avance, sans regarder où je vais, emboîtant le pas du jeune homme qui se déplace de manière si silencieuse, que j'en arrive à oublier sa présence.

C'est en apercevant le grillage du parc où j'ai enterré les quatre hommes de l'IPOC que je reviens à la réalité. Qu'est-ce que je fous encore là ? Ma place n'est pas ici, mais sur les routes à rejoindre ma famille. Même s'ils ne sont pas à Orléans, je sillonnerai toute la France s'il le faut pour les retrouver. Je m'arrête et fouille mon sac à la recherche de mon Mémo. Khenzo, qui marchait en tête, revient alors sur ses pas.

— Qu'est-ce que tu fais ?

— Nos routes vont se séparer ici, déclaré-je d'une voix neutre.

— Mais...

Je lève les yeux vers lui et il s'interrompt pour m'observer attentivement. Je ne sais pas trop ce qu'il attend de moi. Je n'ai rien à leur apporter à lui et à son groupe, et mon combat se situe ailleurs.

— Je ne te remercierai jamais assez pour ce que tu as fait pour moi, Khenzo. Je ne t'ai rien demandé et tu t'es évertué à m'aider malgré mon attitude à ton égard.

Le jeune homme lève un sourcil perplexe, ne s'attendant visiblement pas à des remerciements et pseudo-excuses de ma part.

— Il est temps que je reparte, continué-je. Dans le meilleur des cas, je ne suis plus qu'à quelques jours de marche de ma famille. Plus tôt je les rattraperai, mieux ce sera.

— Il va bientôt faire nuit, remarque Khenzo en pointant le ciel du doigt.

Je lève les yeux et observe la masse nuageuse qui s'épaissit au-dessus de nos têtes. J'ai encore une heure devant moi avant que le soleil se couche.

— Voyager de nuit ne m'a jamais dérangée.

— Arrête de faire ta dure à cuire et suis-moi. Personne ne refuse un repas chaud et une nuit sur un vrai matelas. Surtout après une journée comme celle que tu viens de passer. Reste ici cette nuit et demain tu repartiras en pleine forme pour sauver le monde.

— Parce que tu crois vraiment que Tim acceptera que je passe une nuit de plus avec vous ? rétorqué-je d'une voix désabusée sans relever sa pique.

— J'en fais mon affaire.

Je le regarde d'un air circonspect.

— Écoute, reprends-je en secouant la tête, j'apprécie ta sollicitude, mais tu en as déjà suffisamment fait. Je sais à quel point la cohésion d'un groupe est importante pour survivre et ma présence ne fera qu'exacerber les tensions entre vous. Je suis responsable de votre renvoi au sein de cette communauté, ne l'oublie pas. Alors, non, je ne te suivrai pas.

Les yeux sombres de Khenzo me dévisagent longuement avant qu'il ne reprenne la parole d'une voix grave :

— Tu veux savoir mon avis ?

Pas vraiment, mais ce n'est pas une question, alors je le laisse poursuivre.

— C'est moi le seul responsable de tout ce merdier. Si au lieu d'avoir cherché à te rattraper, je t'avais tuée ou laissé filer, nous n'en serions pas là. Mais maintenant que...

— Je t'aurais tué en premier.

Je me mords la lèvre d'avoir parlé sans réfléchir. Le regard de Khenzo s'assombrit subitement et sans répliquer, il se détourne pour prendre la direction de l'entrée des souterrains.

— Attends ! m'écrié-je en le rattrapant par la manche de son manteau. Je suis désolée, je n'aurais pas dû dire ça.

Le jeune homme jette un regard à ma main qui s'agrippe à son vêtement poussiéreux. Il esquisse une grimace avant de se dégager. Je sais qu'il a raison. J'ai besoin de récupérer un peu avant d'entreprendre cette longue marche vers Orléans. Je supporterai Tim et cette Cité étouffante encore quelques heures s'il le faut. Alors, une fois de plus, j'emboîte le pas à Khenzo.

Sous terre, l'atmosphère est redescendue d'un cran, en grande partie à cause de la désertion des lieux. La plupart des galeries sont vides, et les quelques réfugiés que nous croisons se pressent de rejoindre leurs compagnons. Bientôt ces boyaux sombres se videront de toute vie et retomberont dans l'oubli, comme le reste de la ville. La poussière s'accumulera un peu plus, la végétation tentera sa chance entre chaque interstice des dalles en béton, puis les rongeurs se feront plus nombreux, engloutissant tout ce que les hommes auront laissé derrière eux.

L'humidité des lieux fait suinter les murs jusqu'àformer des flaques d'eau un peu partout, et nos pas résonnent sinistrement àtravers le dédale de tunnels. Dire que cet endroit était considéré comme unvéritable foyer pour un bon millier d'entre nous... Toutes les bonnes chosesont une fin. Certes, papa. Néanmoins, on aimerait que certaines perdurent àjamais. Je secoue la tête, chassant ces sombres pensées. Cela ne sert à rien deressasser le passé. Il faut aller de l'avant maintenant.    

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top