Chapitre 5 - #8
Notre hôte reste silencieux et pianote un moment sur le bord du bureau avant de reprendre la parole, d'une tonalité plus neutre :
— Pour répondre à quelques-unes de tes questions, c'est le projet pour lequel j'ai été conçu qui s'appelait « le Prophète ». Il avait pour but de prédire l'avenir. En croisant une multitude d'informations et en extrapolant à partir de celles-ci avec des calculs de plus en plus précis au fil du temps, je peux obtenir des estimations très probantes sur l'avenir.
— C'est impossible de prédire l'avenir, l'interromps-je.
— De manière fiable non, je suis d'accord. Mais au fur et à mesure que les évènements s'enchaînent, il est possible d'en tirer des tendances et de dégager les trois ou quatre scénarios qui ont une chance de se réaliser.
Philosopher sur un programme à la con qui se prend pour un devin aurait pu être passionnant dans d'autres circonstances. Mais cette mise en scène me rend de plus en plus mal à l'aise sans savoir vraiment pourquoi.
— Quoi qu'il en soit, reprend le tas de ferraille, j'ai vu ton avenir et les différentes facettes qu'il pourrait prendre.
Après un moment de silence, la voix du Prophète résonne dans la pièce de manière sourde et pesante :
— Karl ! Amène-moi les affaires de la fille.
Les petits points rouges continuent de s'agiter sur nos poitrines et nos visages, nous intimant fortement de ne pas bouger. Khenzo s'agite légèrement sur son siège, pas plus à l'aise que moi.
Quelques secondes plus tard, la porte par laquelle nous sommes entrés s'ouvre pour laisser passer l'un des gorilles qui nous ont accueillis. Il dépose toutes mes affaires sur le bureau, puis il fait un pas en arrière avant de croiser les mains dans son dos. La silhouette métallique s'empare alors de mon sac, et fouille son contenu sans vergogne.
Les yeux rivés sur l'écran qui lui sert de tête, j'éprouve une sensation de vertige en voyant défiler tous ces morceaux de visage. Impossible de s'arrêter sur un détail en particulier vu la vitesse à laquelle les images changent. Voilà probablement l'origine de mon malaise.
Au bout d'un moment, la machine sort ma ceinture en cuir pour l'examiner entre ses doigts de fer. Elle tourne l'écran dans ma direction, comme si elle attendait une explication de ma part.
— C'est juste un objet de famille, me surprends-je à dire.
— Je sais. Je connais l'histoire de la fille du Colonel.
Mon cœur bondit dans ma poitrine. Si ce truc a entendu parler du Colonel, c'est qu'ils sont forcément passés par là. Néanmoins, je préfère ne pas m'emballer trop vite :
— Que sais-tu au sujet du Colonel ?
L'amas de métal ne répond pas, comme s'il semblait perdu dans ses pensées. Merde... voilà que je me prends à considérer cette aberration comme un être vivant. Je secoue la tête.
— Et donc ? insisté-je devant son silence.
— Aux dernières nouvelles, ils allaient bien, finit-elle par répondre. Ils ont traversé le secteur il y a une huitaine de jours environ, avec pour objectif immédiat de gagner Orléans.
— Qui les guide ? demandé-je pour m'assurer de la véracité de ses propos.
— Michel.
Mauvaise réponse. C'est Alexandre qui mène le groupe. Enfin... c'était lui à l'époque, pensé-je avec appréhension. Après tout, cela fait si longtemps...
— Michel a cinquante-deux ans et une cicatrice en forme de croix sur la joue gauche, détaille alors le Prophète, comme s'il avait lu dans mon esprit. Il a pris la place d'Alexandre il y a deux mois, lorsque ce dernier s'est fait tuer.
Putain, lui aussi... Ce truc doit dire la vérité ; Michel était le bras droit d'Alexandre. Ils passaient leur temps à s'engueuler, mais le groupe pouvait toujours compter sur eux. Combien d'entre eux ont péri depuis que nous avons été séparés ?
— Enfin, pour être tout à fait exact, c'est ta famille et plus particulièrement ton père qui mène ce groupe. Officiellement, c'est Alexandre qui a été désigné comme leader, mais tout le monde se tourne vers le Colonel en cas de besoin, comme c'était déjà le cas avec Michel. Et ta mère sait aussi très bien s'y prendre pour apaiser les tensions. J'ai rarement vu une telle cohésion entre civils et militaires au sein d'un groupe de survivants.
Soit le Prophète a énormément de chance dans son bluff, soit il est effectivement très bien renseigné sur ceux que je recherche. Et s'il dit vrai, alors cela signifie que je vais bientôt les rattraper. Réconfortée par cette nouvelle, je me laisse aller à esquisser un sourire.
— Tu es bien la fille de ton père, déclare la voix caverneuse alors que je garde le silence.
Mon cœur s'emballe à l'évocation de mon père :
— Vous l'avez vu ? Il va bien ?
Je me mords la lèvre d'avoir posé ces questions de manière un peu trop avide. Ne jamais laisser les autres avoir une emprise sur toi. Une autre règle du B-A-BA de la survie selon mon père. L'image d'un sourire s'étirant progressivement s'affiche plus longtemps en bas de l'écran, sous les multitudes d'yeux et de nez qui changent toutes les secondes.
— Tu n'es qu'un vulgaire programme, alors efface-moi ce sourire ridicule, répliqué-je, cinglante.
— Garde ta colère pour tes véritables ennemis, rétorque le Prophète d'une voix toujours égale. Tu en auras besoin pour surmonter les épreuves qui t'attendent. Tu es jeune, mais tu es forte, et si tu t'appliques à faire les bons choix, tu pourras porter ta croix jusqu'au bout.
— Pas besoin de prétendre prédire l'avenir pour dire ce genre de connerie. Ça pourrait s'appliquer à n'importe qui par les temps qui courent.
— C'est vrai, mais je te l'ai dit, j'ai vu les différents chemins que tu pourras emprunter. Dans tous les cas, tu auras des responsabilités et il te faudra les assumer. Jusqu'au bout. Et ce, peu importe les choix que tu feras et quoi qu'il t'en coûte. Ce sera ton seul salut. Garde bien en mémoire que le symbole porte l'espoir, ajoute la machine en secouant la ceinture dans ses mains. Et on dit que l'espoir engendre la victoire. Il n'y a que de cette façon que tu pourras relever la tête et porter ta croix.
J'ai une furieuse envie de lui rire au nez, mais les points rouges qui bougent toujours sur Khenzo et moi m'en dissuadent.
— Tu n'es pas forcée de me croire, reprend notre hôte devant mon air dubitatif. Tôt ou tard, tu parviendras à cette conclusion. C'est ta destinée.
— C'est ça, raillé-je. Je ne crois pas au destin.
— Tu as tort. Mais c'est un autre débat que nous n'aurons pas aujourd'hui. Même si les choix que tu auras à faire seront parfois difficiles, je suis persuadé que tu feras les bons.
Tandis que les points rouges disparaissent progressivement, le Prophète range ma ceinture dans mon sac et tend mes affaires à l'homme qui n'a pas bougé d'un pouce durant la fin de la conversation.
— Karl, raccompagne ces jeunes gens vers la sortie. L'entretien est terminé.
La machine s'adosse à son siège et le fait pivoter pour nous tourner le dos. L'homme nous fait signe de nous lever et nous invite à sortir de la pièce. Khenzo passe en premier, avec une expression indéchiffrable sur le visage. Je pense avoir à peu près la même tête que lui, un œil au beurre noir et une lèvre fendue en plus.
La porte s'ouvre et un autre homme nous attend de l'autre côté avec les armes de Khenzo dans les bras. Les deux gorilles nous escortent alors vers la sortie.
— Sérieusement les gars, qui se cache derrière cette machine ? demandé-je.
— Personne, grogne l'un d'eux.
— Alors vous êtes aux ordres d'une machine ?
— Pas besoin d'être ironique comme ça, ma belle, répond Karl d'un ton plus avenant. Si tu le connaissais aussi bien que nous, tu changerais d'avis à son sujet. C'est quelqu'un de bien.
— Ce n'est pas quelqu'un. C'est une machine, répété-je pour la énième fois.
— On peut être une machine et avoir une conscience. Ne juge pas les apparences trop vite.
Enfin dehors, Karl et son acolyte nous rendent nos affaires. Puis, sans un mot de plus, ils referment les deux battants de la porte en chêne massif dans un bruit sourd, mettant un point final à cette entrevue surréaliste.
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