Chapitre 5 - #6

Après une bonne heure de marche à travers un paysage chaotique, nous arrivons dans un ancien quartier pavillonnaire. Un quartier bourgeois, si j'en juge l'aspect des maisons encore debout : colonnes, matériaux rares et précieux, architectures délicates et complexes..., et le modèle des voitures calcinées ou abandonnées. Quelques Audi haut de gamme se partagent la vedette avec des Porsche, des Nass et des 4x4 de luxe.

Un peu plus loin, j'aperçois deux chiens errants qui font les poubelles. Mais en dehors de ces deux bestiaux et de quelques détritus qui volètent sous le vent, les rues sont désertes. Pour dissimuler le frisson qui remonte le long de ma colonne vertébrale, je sors mon Mémo afin d'observer la carte des environs. Chalautre-la-Petite. C'est bien ce qu'il me semblait. Même si je n'ai pas vu de panneau, nous avons bien quitté Sourdun.

Le nom de cette ville ne m'est pas inconnu.

« Les lois sont toujours faites par ceux que ça arrange ! » J'entends encore la voix de mon père qui grondait devant l'écran plat tapissant le mur du salon. « Des années qu'ils pompent notre fric, pour quoi ? Pour s'en mettre encore plus dans les poches ! Je t'assure Linda, que si j'en avais les couilles, je te les étriperais tous un par un. Ils ne méritent pas mieux ! »

« Julien, je t'ai déjà demandé de ne pas parler de cette façon devant les enfants. », le suppliait ma mère. « Ça va, ce ne sont plus des gamins, ils sont en âge de comprendre ça. », maugréait alors mon père. « Julien... » De sa voix douce, mais impérieuse, ma mère réussissait à dominer les pulsions de mon père. S'il était parfois explosif, il baissait instantanément d'un ton devant le visage angélique de sa femme. Il l'aimait trop pour la contrarier. Alors, dans ces cas-là, il finissait par marmonner quelques jurons tout bas, avant d'éteindre la télé pour se calmer en faisant un peu de jardinage à l'arrière de la maison. Il retournait la terre furieusement, faisant une chasse impitoyable aux mauvaises herbes. Oh, que je n'aurais pas aimé être à leur place dans ces moments-là.

J'attendais que sa fureur s'estompe, puis, l'air de rien, je m'asseyais à côté de lui, et lui posais tout un tas de questions. Il dardait alors son regard vif sur moi, et se fendait d'un large sourire. Je crois que ma curiosité lui a toujours plu.

« Que veux-tu que je te dise, Xalyah. La politique est gangrénée jusqu'à la moelle. Il n'y en a pas un pour rattraper l'autre. Ils te sortent de beaux discours ; sur l'égalité des chances, la répartition des richesses, la diminution de la pollution ; mais par-derrière ce sont tous des charognards. » Malgré mon jeune âge, je n'avais pas pu m'empêcher de rétorquer : « Ce n'est pas nouveau. Alors qu'est-ce qui te rend de si mauvaise humeur, papa ? » Le visage carré de mon père s'assombrit.

Même en tenue civile, il avait cette prestance naturelle qui faisait qu'on s'abreuvait de chacune de ses paroles, sans jamais s'en lasser. Je ne mesurais pas encore à quel point son statut était prestigieux, mais j'admirais déjà mon paternel. Comme la plupart des jeunes filles de mon âge, je suppose. « Rien ma chérie, ce sont des histoires de grands. Tu auras tout le temps de t'en soucier plus tard. Pour l'instant, profite de la vie et va t'amuser. Allez, oust ! » Et mon père me chassait à grands gestes, jusqu'à ce que je déguerpisse en riant.

Pourtant, cette année, il garda cette mine sombre durant de nombreux mois. Je ne compris pas tout à l'époque, mais il avait dû gérer les émeutes qui s'étaient déclenchées un peu partout dans la capitale et les environs.

Le nom de cette ville, Chalautre-la-Petite, revenait régulièrement dans le JT de 20 heures. Siège du parti montant de la Force Libérale Réunifiée. Encore un nom à la con pour ne pas dire l'Extrême Droite, qui, pour la première fois depuis plusieurs décennies avait enfin réussi à rassembler suffisamment de voix pour être de nouveau officiellement dans la course. Ce parti était alors devenu le centre d'attention des médias et des politiques. Une résolution européenne venait d'être votée et pour la première fois depuis longtemps, le Conseil Européen avait enfin des moyens plus importants et plus concrets pour mettre le nez dans les affaires des différents États membres et lutter contre les dérives.

Ce fut le début d'une longue série de scandales qui secoua tout le vieux continent et démarra par l'affaire de la FLR. Corruption, détournement de fonds publics, trafic d'influence... la liste était longue et aucun parti ne fut épargné. Le gouvernement aurait bien fermé les yeux sur ces activités peu légales, mais le Conseil Européen en avait décidé autrement. Une partie de la classe politique se félicitait de cette prise de position, tandis que l'autre criait à l'ingérence. Et la population se déchirait entre les deux camps, s'affrontant dans de nombreuses émeutes qui firent plusieurs victimes.

Aujourd'hui, que reste-t-il de cette affaire de la FLR ? Des ruines, des cendres, des gravats, de la poussière et quelques souvenirs. Rien de plus.

Khenzo s'arrête devant l'une des rares maisons encore intactes. Je lève les yeux vers la grande bâtisse qui se dresse de l'autre côté du trottoir. Voilà des propriétaires qui avaient dû bien profiter des activités lucratives de la Force Libérale Réunifiée. La maison a la taille d'un manoir, construite avec des matériaux de qualité et ornée de vitraux. Je trouve ça kitsch, mais quelqu'un m'a dit un jour que la mode, ça ne se discute pas. Soit.

J'enjambe une carcasse de moto qui entrave la rue pour atteindre le portillon. Des débris de tessons de bouteille crissent sous mes pieds, troublant le silence de manière inquiétante. Il n'y a aucun signe de vie aux alentours, pourtant je me sens observée. J'inspire une bonne bouffée d'air et suis mon compagnon qui traverse l'allée, envahie par les mauvaises herbes, menant à la porte d'entrée en chêne massif. Il a l'air de savoir ce qu'il fait, et même si je ne le connais pas depuis très longtemps, quelque chose au fond de moi me pousse à lui faire confiance.

Khenzo toque trois fois sur l'un des battants et sans attendre de réponse, il ouvre la porte pour me laisser passer. Un long corridor sombre me tend les bras. J'entre, avant de laisser Khenzo repasser en tête. Pas question d'ouvrir la marche dans ces lieux. Le jeune homme est un peu tendu et sa démarche prudente m'intime de rester sur mes gardes. Nous traversons un long couloir de marbre rose, tapissé d'un papier peint vert, à motifs géométriques. Le summum du mauvais goût, pensé-je, en esquissant une grimace de dégoût.

Tandis que nous débouchons dans un espace un peu plus large, où quelques chaises ont été disposées comme dans une salle d'attente, mon impression d'être observée s'accentue encore un peu plus. Je scrute les quatre coins de la pièce, à la recherche de caméras de sécurité, mais je ne vois rien. Même pas le moindre petit cercle noir discret à côté duquel clignoterait une petite LED rouge. Pourtant, je suis convaincue qu'on nous filme d'une manière ou d'une autre et la pénombre ne fait qu'accentuer l'ambiance suspecte des lieux.

Deux portes d'acier se dressent devant nous, à l'autre bout de cet espace, nous barrant le passage. Mes doigts courent le long de la paroi, mais je ne trouve aucune commande d'ouverture. Nous voilà donc obligés de patienter. Khenzo s'adosse à un mur, les mains dans les poches de son pantalon. Plus nerveuse que lui, je fais les cent pas. Mon compagnon aborde une mine sombre, visiblement toujours contrarié par son altercation avec Tim. J'aurais aimé lui dire que je n'avais pas besoin de son aide et que j'aurais pu me débrouiller seule, mais ce serait hypocrite de ma part. Alors, je garde le silence, tout en comptant mes pas.

Au trente-huitième, une sphère métallique jaillit sous nos yeux. Surprise, je n'ai pas pu m'empêcher de sursauter. Même Khenzo a tressailli. Pas plus grosse qu'une balle de golf, je n'ai pas vu d'où elle sortait, et je suis quasiment certaine de n'avoir vu aucune découpe dans les murs. Il s'agit en réalité d'un système de sécurité dernier cri.

Code 3. Process 11, couine l'engin d'un timbre grésillant.

La sphère se plante devant moi. Je plisse les yeux et ma main se pose sur la crosse de mon arme, prête à la shooter au moindre mouvement suspect.

Retina, please.

Une partie de la sphère s'ouvre pour dévoiler tout un assemblage de composants mécaniques et électroniques. Je la laisse scanner mon empreinte rétinienne, tout en restant sur le qui-vive. Satisfaite, la surface de la sphère redevient lisse et s'éloigne de quelques centimètres supplémentaires.

Identity, please, crachote à nouveau le système de sécurité.

Je la trouve bien polie pour un système de sécurité.

— Xalyah Lisandin, réponds-je, en articulant bien.

La boule argentée se dirige alors vers Khenzo et répète le même processus. Le jeune homme se laisse scanner la rétine sans broncher et répond d'une voix atone :

— Khenzo Eneour.

— Je suis rassurée, je commençais à me demander si tu n'étais pas devenu muet, lancé-je, dans le but de détendre l'atmosphère.

Raté. Khenzo me jette un regard noir avant de se détourner.

Process 11: verification... Retina of Xalyah Lisandin: confirmed... Retina of Khenzo Eneour: confirmed... Code 3: no anomalies detected.

La sphère disparaît dans une partie du mur qui vient de s'ouvrir, pour se refermer aussitôt sur elle. Alors que je m'apprête à aller voir ça de plus près, les deux portes en acier s'ouvrent pour laisser passer trois hommes, ou plutôt trois gorilles en fait. Ils font tous au moins deux mètres de haut, le crâne rasé, un cou de taureau, des épaules de rugbyman, des bras et des jambes d'haltérophile. Leurs vêtements sont dépareillés, mais en bon état.

Armés jusqu'aux dents, ils nous encerclent ; le premier nous somme de lui remettre nos affaires, le deuxième nous tient en joue et le troisième prend mon sac, nos armes et nous vide les poches. Je n'aime pas être fouillée au corps de la sorte, et je tressaille lorsque les grosses paluches du molosse me palpent les seins et les fesses.

Après avoir récupéré nos effets, les trois hommes nous font signe d'avancer en tête. Ils nous escortent à travers un autre couloir, cette fois recouvert de plaques en métal du sol au plafond. Au bout, une autre porte métallique arrête notre progression. Un clavier tactile sort du mur à notre approche et, à l'abri des regards, l'un des gorilles compose un code.

Tant de gadgets sophistiqués me laissent un peu perplexe. Qu'y a-t-il de si précieux à protéger ici qui nécessite une telle sécurité ? La porte s'ouvre et, malgré les protestations de Khenzo qui souhaite m'attendre là, nous sommes poussés tous les deux, sans ménagement, à l'intérieur d'une grande pièce plongée dans une demi-pénombre.

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