Chapitre 4 - #4

Avant que je ne puisse dire un mot, il m'attrape par la main et s'élance à son tour dans les galeries faiblement éclairées par des néons. Je suis surprise de voir autant de monde circuler dans les égouts. Plus nous nous enfonçons sous terre, plus la foule se densifie. Silencieux, la plupart des hommes et des femmes se déplacent comme au beau milieu d'une fourmilière, chacun avec une tâche précise à accomplir. Les sons semblent mourir, étouffés par ce labyrinthe tentaculaire, si bien que j'ai la désagréable sensation d'avoir du coton dans les oreilles.

Le gamin se fraye un chemin à travers les gens qui encombrent le passage, jouant des coudes et n'hésitant pas à leur marcher sur les pieds. Certains s'en offusquent en lâchant un juron à voix basse, d'autres l'ignorent simplement. La plupart paraissent en relative bonne santé, même si, dans le tas, quelques hommes et femmes sont plus maigrelets. Malgré leurs traits tirés et leur teint blafard, aucun d'entre eux n'affiche de signes évidents de sous-nutrition, ce qui me laisse penser que cette communauté prospère plutôt bien. Leurs vêtements rapiécés sont certes poussiéreux, mais à y regarder de plus près, pas tellement plus que les miens. Je crois également deviner une arme ou deux glissées sous la ceinture ou sous le bras, jusqu'à ce que mon regard se pose sur des silhouettes plus massives que les autres. Armés jusqu'aux dents et tatoués sur les bras et une partie du visage pour certains, ces hommes déambulent plus lentement encore, scrutant la foule avec attention. Je suppose qu'on a affaire au service d'ordre des lieux.

Jeremy me tire vivement par la manche et je presse légèrement plus le pas. Mes yeux s'attardent alors sur mon environnement. Les égouts semblent avoir été aménagés comme une véritable petite ville. Des renfoncements ont été creusés à intervalles réguliers et un système de panneaux coulissants permet de les fermer à volonté. En dehors de la suie et de l'humidité qui provoquent de larges traces noires et verdâtres sur les murs et le sol, les lieux sont plutôt propres et semblent bien entretenus. Pas un seul détritus ne traîne par terre. Pas une seule mare de pisse. Je crois rêver. Pourtant non, c'est bien plus propre que le métro de Paris !

Nous passons devant des échoppes, des boutiques et même des cabarets. Hallucinant ! Ici, la vie semble continuer, ignorant le chaos qui règne à la surface. Je serais curieuse de savoir d'où leur provient toute cette énergie. Peut-être un ancien groupe électrogène ? Ou une éolienne qui serait toujours en état de marche ? Des odeurs alléchantes me chatouillent les narines, réveillant mon estomac qui m'avait laissée tranquille jusqu'à maintenant. Toute cette effervescence et tout ce monde me donneraient presque le tournis.

Tout en suivant le gosse dans sa course effrénée, j'enregistre la disposition des lieux. Un groupe armé, avec qui je suis restée plus d'un mois, m'a enseigné quelques techniques rapides et efficaces, ainsi que pas mal d'autres choses utiles. Des conseils et astuces qui m'ont servi plus d'une fois et que je continue de mettre en pratique chaque jour. En attendant, je suis toujours Jeremy qui a l'air de savoir où il va. Au bout d'un moment, celui-ci s'arrête brutalement et pointe une cavité creusée dans la roche. Dans la pénombre, je discerne vaguement des étagères et un comptoir à la lumière d'un vieux néon.

— C'est la meilleure épicerie que tu trouveras ici : pas chère et de pas trop mauvaise qualité.

— Merci. Est-ce que tu crois que...

— Bon je te laisse faire ton choix, m'interrompt-il en s'ébouriffant les cheveux nerveusement. J'ai un truc urgent à faire. Alors, à plus, ajoute-t-il en me faisant le « V » de la victoire.

— Attends !

Mais Jeremy s'est déjà fondu dans la foule, me laissant en plan. Je hausse les épaules et traverse la galerie pour explorer cette fameuse épicerie.

En m'approchant des étals, une forte odeur de poivre m'agresse les narines. Je me pince le nez pour ne pas éternuer et cligne des yeux pour atténuer les picotements. L'espace est réduit et les murs sont recouverts d'étagères plus ou moins vides, proposant uniquement des articles alimentaires. En fouillant un peu, je trouve des pâtes, du riz, de la gelée et même une pastèque en bon état, que je déniche derrière une corbeille de fruits avariés.

Après avoir fait deux fois le tour de la cavité, examiné minutieusement chaque étagère et retourné tous les articles, je me dirige vers celui qui tient la boutique et pianote sur son comptoir, l'air absent. Il inspecte mes emplettes en les empilant soigneusement à côté de sa caisse, puis m'observe un long moment des pieds à la tête, comme s'il cherchait quelque chose. Il finit par lâcher un soupir déçu et m'annonce le prix.

— Quarante YES.

Mes yeux s'écarquillent :

— Vous vous foutez de moi ?

L'homme me dévisage d'un air impassible. A priori non, il semble sérieux. Je tente de marchander un peu :

— Je vous prends le tout pour vingt-cinq YES. Les pâtes sont périmées depuis plus de six mois, comme le riz.

— Quarante YES, répète le vendeur, imperturbable.

— Trente. La gelée est de seconde main.

— Quarante YES.

Je n'ai rien à troquer en échange, alors il me fait payer le prix fort. Connard. Dépitée par son prix, je sors néanmoins deux billets de vingt de mon portefeuille et les tends au petit homme. Quand je peux, je préfère pratiquer le troc : échanger des services, des informations, voire des objets ou de la nourriture ; et garder ma ferraille et mes précieux billets verts et marron pour les grandes occasions.

— Est-ce que vous avez entendu parler d'un groupe de civils qui serait passé par ici ces derniers jours ?

L'homme prend les billets que je lui tends et les passe dans sa machine d'identification. J'attends une réponse. Alors que l'appareil émet un bruit strident et un signal lumineux vert, il me tend mes achats. Je prends le sac et attends quelques instants encore. Pas de réponse.

— Vous savez dire autre chose que « quarante YES » ? demandé-je, sarcastique.

L'homme me fixe, l'œil morne, sans pour autant me répondre. Je retourne dans la galerie, sans trop me poser de questions. J'espère que l'indic' de Khenzo pourra m'apprendre quelque chose d'intéressant. Pour l'instant, je dois m'atteler à une tâche autrement plus ardue : trouver l'emplacement des quartiers de Tim. Avec Jeremy qui m'a plantée ici, je doute d'être à l'heure pour le dîner. Une raison de plus pour le vieux grincheux de me détester.

Je déambule dans les boyaux souterrains, au hasard, parmi la foule. Certaines personnes me dévisagent curieusement, comme s'ils essayaient de se rappeler où ils m'avaient déjà vue, mais personne ne m'interpelle. C'est une étrange sensation que celle de se balader dans les égouts, un sac de provisions à la main. Les gens sont si peu bruyants que j'ai l'impression d'évoluer dans une bulle, atténuant tous les bruits alentour. Certains portent de lourdes malles métalliques, d'autres se déplacent en petit groupe, parlant à voix basse. Des femmes se promènent simplement avec leurs enfants, comme si elles allaient chercher le pain avec leurs bambins. Personne n'a l'air très inquiet. Personne ne semble s'occuper de la sécurité de qui que ce soit ici.

Tout ceci est d'autant plus surréaliste que le NGPP aurait déjà dû découvrir la présence d'une telle activité. Je ne comprends pas.

Au bout d'un moment, j'aperçois une chevelure blonde, parsemée de mèches turquoise. Camélia sort d'un renfoncement, un sac en toile à la main, soutenue par Timothée. Son visage est toujours blême et son bras repose sur le nœud d'une écharpe qui a été nouée autour de son cou afin de soulager son épaule. Je ne m'en fais pas pour elle. C'est une jeune femme qui a l'air solide, elle s'en remettra vite. En m'apercevant, elle se fend d'un grand sourire et fait un pas vers moi. Timothée me fusille du regard, mais reste néanmoins à ses côtés. Je leur fais un signe de la tête lorsqu'ils arrivent à ma hauteur.

— Je suppose que personne ne t'a indiqué où se trouvaient nos quartiers, dit-elle d'une voix encore faible.

J'esquisse une grimace, quelque peu contrariée :

— Non.

— Alors viens.

Je marche dans leurs pas en silence. Quelques minutes plus tard, nous franchissons un sas qui donne sur un ancien réseau de transport. Les rails ont été conservés pour transporter du matériel lourd, mais comme pour les égouts, l'espace a été légèrement réaménagé. L'atmosphère est moins légère. J'ai l'impression qu'ils ont regroupé ici les hommes et les femmes chargés de la sécurité des lieux.

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