Chapitre 4 - #10
Un bruit sourd me fait sursauter. Je me retourne et distingue la silhouette de Khenzo. Il se tient à quelques pas de moi, mon sac à ses pieds.
— Comment es-tu arrivé ici ? demandé-je, surprise de ne pas l'avoir entendu arriver.
— Comme toi, je suppose, répond-il sèchement. Je me suis dit que tu ne voudrais plus rester et que tu aimerais récupérer tes affaires. Alors, les voilà, ajoute-t-il en désignant mon barda.
— Khenzo, je...
— Je m'en fous de tes explications, me coupe-t-il. Tu te permets de juger sans savoir ce qu'ont vécu ces gens. Le désespoir, ça te parle ? Ils ont tout perdu, ici. Les trois quarts de la population de la ville ont été massacrés depuis la Rupture. Alors crois-moi, la décharge convenait très bien pour les cadavres de ces fumiers.
Son ton est dur. Ses traits plus graves que jamais. Je me relève péniblement pour faire face au jeune homme qui me toise du regard sous le clair de lune.
— Le désespoir n'est pas une raison pour se comporter comme des sauvages. La seule chose qui peut nous séparer de ces mecs, dis-je en pointant la terre fraîchement retournée, c'est le respect que nous gardons pour les autres. Ennemis ou pas. La question n'est pas là. Ce soir, je n'en ai vu aucun. Que du mépris et de la haine. Ce ne sont pas mes valeurs.
Devant le silence morne de mon interlocuteur, je ravale ma colère et prends un ton plus doux pour poursuivre :
— Écoute, je sais que je n'ai pas été correcte avec toi. Je suis désolée, mais il...
— Ça va, ferme-la, j'ai compris, m'interrompt Khenzo.
Nous restons un instant à nous regarder. J'attends qu'il parte, mais je sens qu'il hésite. Qu'est-ce qu'il veut ? Que je m'agenouille devant lui pour demander pardon ? Que j'aille présenter mes excuses à ces crétins de réfugiés ? Qu'il aille se faire foutre, merde ! Son visage finit par s'adoucir.
— Tu n'es pas la seule à avoir encore des valeurs ici : si ça t'intéresse toujours, j'ai réussi à t'arranger un rencard avec mon contact. Tu sais, par rapport aux infos que tu voulais, ajoute-t-il devant mon air médusé.
Alors là, j'avoue que je ne m'attendais pas à ça. Je fronce des sourcils, étonnée.
— T'es sérieux ? demandé-je, toujours sous le coup de la surprise.
— Tout à fait. Par contre, il nous reste dix minutes pour y être, alors c'est maintenant ou...
Alors qu'il tapote son poignet de l'index pour me presser, ses yeux s'écarquillent soudain. Il fixe les tombes, frappé de stupeur. À pas feutrés, il s'approche, s'agenouille et dessine le contour d'une de mes gravures avec son doigt. Il me fait quoi, là ?! Khenzo reste silencieux un moment, regardant successivement les quatre morceaux de parpaing gravés.
— Je croyais que tu étais pressé, m'impatienté-je.
Il se passe une main sur le visage avant de se relever, toujours un peu hébété. Je ne comprends pas l'objet de sa surprise.
— Tu peux m'expliquer ce qu'il t'arrive ? lui demandé-je un peu brusquement.
— Je... je suis...
— Tu es quoi ? répliqué-je, agacée. Qu'est-ce qu'il y a ?
— Je ne m'attendais pas à ça, répond-il d'une voix absente. Les rumeurs disent qu'il s'agit d'un ancien para qui signe ses tombes pour défier Macrélois. Une humiliation pour cet enfoiré, relayée par la résistance, applaudie par les survivants. Il paraît même que ce dernier a mis sa tête à prix ! Le type aurait tué pas moins de cent de ses soldats durant les deux derniers mois.
Ça me laisse sans voix.
— Alors qu'en fait...
Il marque une pause, me dévisageant de haut en bas d'un air déconcerté.
— ... c'est toi.
— Écoute, je ne sais pas où tu as entendu ça, mais va falloir redescendre sur terre. Oui, c'est bien moi qui signe les tombes de cette manière, mais non, je n'ai pas tué cent soldats du NGPP en deux mois et non, je ne cherche pas à défier Macrélois en faisant ça. J'enterre tout le monde de la même manière. Tout ce qu'on t'a raconté, c'est des conneries.
— Tu en as tué combien ?
— Tu crois vraiment que je m'amuse à les compter ?
Mon ton sec le fait sortir de son état d'hébétude qui lui donne l'air légèrement niais. Il reprend contenance, ajuste son manteau, tire sur son pantalon et regarde sa montre. Il est 3 heures du matin passées lorsque nous quittons le square, laissant derrière nous quatre tombes et quatre vies, dont la course se termine ici.
Un quart d'heure plus tard, nous sommes assis à l'intérieur d'une petite taverne sur des caisses récupérées, autour d'un bidon en métal qui sert de table. La Cité est en ébullition. Ma petite altercation avec les soldats de l'IPOC a visiblement fait le tour de la ville et tout le monde se tient sur le pied de guerre. Nul doute que ce n'est qu'une question de temps avant que de nouvelles troupes ne soient renvoyées dans le secteur ; d'après la liaison radio que j'ai interrompue, ils avaient déjà alerté leur PC. Leur disparition ne fera que confirmer la présence de réfugiés ici. Si le NGPP a déjà bien à faire en Seine-et-Marne, ça m'étonnerait qu'il en soit de même pour l'IPOC, il y a donc de fortes chances qu'ils mobilisent tout un régiment.
La taverne est petite et bondée. Une armoire en métal a été basculée sur le côté et sert de comptoir. Derrière, des casiers sont remplis de gobelets en fer, de verres dépareillés, de bouteilles d'alcool plus ou moins pleines, de bocaux en verre et de boîtes de conserve. Deux néons suspendus au-dessus du bar improvisé éclairent la pièce d'une lueur jaune et rouge. Les murs sont comme partout ailleurs, recouverts de suie et de taches verdâtres. Quelques graffitis se mêlent à la décoration, donnant à l'ensemble un aspect assez austère et crade.
Autour de nous, les gens n'ont que le mot « évacuation » à la bouche. Le grand patron des lieux a fait circuler l'information : tout le monde doit se tenir prêt à partir. Quelques personnes me reconnaissent et me dévisagent, certaines avec méfiance, d'autres avec colère. Un groupe d'hommes parle ouvertement de moi, sans se gêner pour m'injurier en me montrant du doigt. Khenzo semble s'en moquer, mais pas moi. Je pose mes coudes sur le couvercle du bidon et me prends la tête en soupirant.
— Ça devait bien arriver un jour ou l'autre, murmure-t-il avec douceur. Ce n'est pas toi qui les as attirés ici. Et même s'ils étaient repartis vivants, le résultat serait le même.
Il est justement là le problème. Ils auraient pu repartir vivants. Et cela ne fait qu'accroître le sentiment de culpabilité qui m'étreint la poitrine. Je lève les yeux vers lui. Il me regarde comme si j'étais une bête curieuse.
— Quoi ?
— Rien...
Je soutiens son regard un instant, mais le silence qui s'installe entre nous commence à devenir pesant, alors je décide de le combler :
— Que vient faire l'IPOC dans le coin, selon toi ?
— Aucune idée. Je sais juste qu'on les voit de plus en plus souvent par ici.
— Tu sais ce qui pourrait pousser le NGPP et l'IPOC à s'affronter en France ?
— Non.
Autant pour les premiers, je veux bien comprendre qu'avec un partisan tel que Macrélois à la tête de Paris, leur présence soit logique. Mais pour ce qui est de l'International and Politic Oil Corporation... Avant la Rupture, leurs intérêts se situaient surtout au Moyen-Orient et en Asie où se trouvent les principaux gisements de pétrole, ainsi qu'aux États-Unis où Alan Turnan, le PDG, était également sénateur de Pennsylvanie. En France, nous n'avons plus de pétrole dans nos sols depuis une vingtaine d'années et les États-Unis se sont toujours moqués de l'Europe, nous traitant de « vieux continent sur le déclin », Turnan en tête. Alors pourquoi il enverrait des soldats conquérir ce qu'il reste de notre territoire – qu'il a d'ailleurs un jour placée en Afrique du Sud lors d'un talk-show à l'américaine ? À part se frotter au NGPP et perdre des hommes, je ne vois pas ce qu'il peut y gagner.
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