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Notre repas achevé, nous quittons le réfectoire repus de ce délicieux hamburger. Celui-là même que je n'ai pas trouvé la force de terminer. Tandis que Quentin et Ambre débattent dans mon dos, j'aspire une immense bouffée d'air frais, mes couleurs retrouvées. Je balaye le parc du regard, profite de cet instant. L'odeur des arbres qui dansent sur l'herbe, le vent qui caresse mes cheveux d'une si délicate façon. Un tel privilège vaut tout l'or du monde. Mes deux compagnons me dépassent, s'en vont vers une colline où ils s'assoient paisiblement. Je me presse sur leurs talons, surprise ; nous avons le droit de marcher sur la pelouse, de nous y asseoir ? Voilà la meilleure nouvelle que je n'ai jamais entendue.

Le sac de Quentin s'écroule dans un bruit sourd, et nous écarquillons les yeux.

— Bon sang, y a toute ta maison là dedans ?! je m'étouffe, réprimant un rire.

— Plus que ça, un immeuble ! s'exclame Ambre.

Elle rit, il la suit, et je suis incapable d'en faire autant.

— Il est tellement rond qu'on pourrait jouer au foot avec, j'approuve, hilare.

— Non, pouffe Quentin, si tu donnes un coup de pieds de temps, ta cheville se brise sous le coup !

Mes poumons se compriment sous le choc, tandis que mon œsophage s'emploie à cracher tout l'air qu'il contient : et sans prévenir, le rire explose dans ma gorge, me secoue les épaules sans que je ne puisse l'arrêter. Les deux autres me rejoignent aussitôt, et ainsi assis sur l'herbe, nous rions sans que cela n'ait le moindre sens.

— C'est pas un sac, c'est un cube, lâche Ambre, les mains sur l'estomac et les yeux plissés de rire.

— Il roule même pas jusqu'en bas de la colline, j'suis sûr, ajoute Quentin.

Je glisse vers l'arrière, ne peux stopper mon éclat de rire. Le ciel, qui a chassé ses nuages, me sourit, et mes muscles qui s'étaient tant tendus se relâchent. Il est si bon de rire. Si bon de rire pour un rien.

***

Le jeudi, le réveil se révèle plus difficile que prévu. Il me faut ouvrir mes paupières à six heures, pour me traîner à la gare dès sept heures ; chose qui m'est insupportable. Mais en débarquant au lycée, vers huit heure, ma nausée des transports s'est déjà envolée. Je marche sans me presser, regarde devant moi sans prêter attention aux autres aux alentours. Je coule sous l'arche obscure, lève à peine les yeux et débarque dans la cours. Dès cet instant, je sais que mon moment favoris est arrivé. Il me faut trouver un banc, un endroit à moi, où je puisse y bâtir ma bulle et m'y rendre lorsque le besoin d'être seule se présenterait.

Heureusement, l'un des bancs est vide. Je me précipite pour m'y asseoir, soulagée, et m'adosse au dossier. Mais je bascule vers l'arrière et étouffe un cri. Je me rattrape de justesse et me retourne : le dossier s'écrase à terre, brisé. Visiblement, je ne pourrais pas reposer mon dos ce matin.

Je patiente, observe les alentours, détache les sons pour écouter les conversations. Un groupe de garçons en classe de terminale content leurs bagarres et décrivent la forme qu'avait la poubelle l'année passée. Lassée, je finis par sortir mon téléphone et surfer sur ma page d'accueil, histoire de m'occuper les doigts.

Un inconnu prend place à mes côtés, dont je ne connais pas l'identité. Ses phalanges pianotent l'écran de son portable sur un jeu qui m'est aussi inconnu. Il finit par s'éloigner, et bientôt, c'est Ambre qui débarque. La conversation s'engage, dérive sur quelques films que nous avons vu en commun. La sonnerie finit par retentir, et nous nous séparons.

***

Le wagon du rer s'est fait vide, en ce vendredi matin. À l'instant, je patiente sur le banc de l'arrêt de bus, guettant l'approche de la navette pour me rendre au lycée. Pour une fois que la place n'est pas prise, je suis heureuse de pouvoir attendre sur un banc. Les pigeons chancellent face à moi, devant l'air putride dégagé par les voies rapides quelques mètres plus loin. Ils sont le seul divertissement à des kilomètres à la ronde. Cet endroit est triste, décoloré, et pleure des feuilles mortes qui gisent au sol dans un silence morbide. Cela ne fait que cinq jours que cette routine fait partie intégrante de ma vie, et elle m'agace d'or et déjà. Bientôt, Peter, un grand blond de ma classe, arriverait et s'accouderait au poteau un peu plus loin. Bientôt, une fille en classe de première aux grandes lunettes, remontée de cheveux carrés noirs, débarquerait de sa démarche légère. Elle hurlerait des âneries à son amie, comme elle avait coutume de le faire chaque matin. 

Enfin, le bus glisse face à nous. Six min en avance, soit, mais bien là et vide, qui plus est. Je prends place, privilégiée sur un siège de velours rouge, tout en fronçant les sourcils : le bus n'a plus de chauffeur, et nous voilà à attendre qu'il veuille bien en rappliquer un. Un vieil homme au dos courbé prend place à mes côtés, et j'humecte son vieil arôme malodorant en tâchant de ne pas grimacer. Sûrement n'y est-il pour rien. Je jette un œil à l'extérieur, regarde les bus tracer leur chemin sur la route. Le chauffeur débarque alors, une tasse de café à la main, et l'odeur âcre de la boisson envahit le lieu. Nous finissons par nous élancer sur la voie grisonnante, et les nids de poules me chatouillent l'estomac. Le véhicule bondit à chacun des dos d'âne, divertissant mon esprit morose de la matinée. Soudain, l'on prononce mon nom : Peter et moi relevons le menton d'un même geste, mais ça n'est que la première surexcitée qui parle d'une autre.

Et les arrêts s'enchaînent, tout comme les minutes qui tombent. Le cours de maths n'est qu'à 9h15, alors je ne suis guère pressée. Le vieil homme se lève, et une femme de la cinquantaine le remplace. Elle tapote sur son écran pour placer des lettres d'un scrabble en ligne, concentrée.

Finalement, le nom de mon arrêt est annoncé par la voix robotique de la navette, et je descends sans me presser. Sur le trottoir, je marche au milieu des élèves dans un silence quasi-total. L'odeur des œufs frais trace son chemin jusqu'à mes narines et je relève le menton ; c'est le parfum que porte l'élève devant moi ! Je réprime un rire : quelle drôle d'odeur que celle-ci.

Je passe la grille, traverse le parc à vélo, ne fais même plus attention à l'arche qui guette mon entrée.

Je me dirige vers les bancs, prends place sur celui dont le dossier est brisé. Une habitude pour une habitude, après tout. Bientôt, j'aperçois Angelina qui rejoint une jeune fille assise dos à moi. Elle me salue à son passage, auquel je réponds d'un sourire que j'espère chaleureux, bien que cela ne soit guère mon fort. Elle prend place aux côtés de son amie avant d'être rejoint par deux autres. Tous ces visages me sont inconnus, chose que je trouve plutôt étrange.

La voix éclaircie d'Angelina me parvient alors, et je l'entends conter une anecdote sur notre professeur de mathématiques, Fat Circ. J'esquisse un sourire lorsqu'elle le décrit comme étant un étrange personnage des plus originaux. Elle n'a pas tord sur ce point.

Je relève le menton, étire un bâillement avant de déglutir, écœurée. Amin talonne ses amis, capuche redressée, tout en s'écriant je ne sais quelle bêtise. Voir son visage avant la classe ne m'aide pas à chasser le sentiment de mal être qui me tient le coeur depuis quelques jours. Je détourne alors le regard, mais le mal est fait. Ni le soleil, ni ce banc solitaire ne peuvent apaiser mon exaspération. Voilà une belle journée qui s'annonce.

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