chapitre xiii

Quand Sage se réveilla, le lendemain matin, il fut momentanément désorienté. Il lui fallut un moment pour reconnaître la chambre principale du cottage de Hopewell, et encore quelques secondes pour prendre conscience de la présence de Rune et Cecil à ses côtés, profondément endormis et dénudés.

Sage s'était assoupi entre les deux sorciers après leurs... activités de la veille, et le souvenir de ce qu'ils avaient partagé à trois lui mit le feu aux joues. Cela avait été une nuit mémorable, la première d'une longue série si cela ne tenait qu'à lui.

Il devina grâce à la lumière qui filtrait dans la chambre que le soleil était déjà bien haut dans le ciel. Il devait être aux alentours de midi, peu ou prou, et l'estomac de Sage gargouilla légèrement à la pensée de la nourriture. Il lui fallait se lever et descendre à la cuisine s'il voulait se mettre quelque chose sous la dent.

Mais il ne voyait pas comment quitter le lit sans déranger les deux sorciers. Cecil était enroulé autour de son oreiller, son dos collé contre le flanc droit de Sage, une de ses jambes glissées celles du jeune homme. Rune lui faisait face, et il avait envahi l'oreiller de Sage, son visage enfui dans son épaule, des ronflements réguliers lui échappant.

Le cœur de Sage s'attendrit face au spectacle. Il ne put s'empêcher de frotter sa joue contre le sommet du crâne de Rune et de caresser la nuque de Cecil, avant de finalement se décider à bouger.

Il se leva prudemment, aussi bien par considération pour les garçons que pour lui-même. Il ne s'était pas rendu compte à quel point son corps avait été éprouvé, et les courbatures ne plaisantaient pas tandis que Sage se dégageait des couvertures.

Il avait à peine mis pied à terre et enfilé la première chose sur laquelle il avait pu mettre la main – un long peignoir en satin qui, vue la taille, devait appartenir à Rune – qu'il entendit du mouvement dans son dos.

— Sage ? murmura Cecil.

Il avait les yeux entrouverts, encore alourdis par la fatigue, et faisait la moue de voir Sage loin de lui.

— Chut, rendors-toi, chuchota Sage. Je vais préparer à manger. Rune est encore là.

Cecil hocha la tête et roula sur le matelas, le drap glissant pour dévoiler une longue bande de peau pâle et de muscles noueux. Il soupira quand il trouva Rune et se blottit contre lui.

Sage dut pivoter les talons, persuadé que s'il restait planté ici pendant ne serait-ce qu'une seconde supplémentaire, il allait finir par craquer et retourner au lit. Et il ne pouvait pas se le permettre : il était déterminé à se mettre aux fourneaux et à préparer un petit-déjeuner de champion pour les deux sorciers qui lui avaient ouvert leurs portes – et leurs cœurs.

Il descendit les escaliers sur la pointe des pieds avant de se réfugier dans la cuisine.

S'il avait pris la peine de récupérer son téléphone, alors posé sur la commode de la chambre, et de consulter ses messages, il aurait pu éviter un grand nombre de problèmes.

Malheureusement, il n'en fit rien, et s'attela derrière les fourneaux. Il dénicha une boîte d'œufs et des tranches de bacon dans le frigo, et prépara rapidement des pancakes pour les accompagner. Une fois tout cela prêt et disposé dans trois assiettes, il se précipita dans le jardin. Il avait trouvé un extracteur à jus dans le placard, et comptait bien le mettre à profit grâce aux pommes qu'il avait déjà eu l'occasion de goûter.

Ce fut à ce moment là qu'il aperçut le purgatoire ouvert.

Il marqua une pause, une pomme serrée dans son poing, et plissa des yeux pour examiner l'ouverture. Il n'était pas si tôt pour que la présence d'un visiteur soit hors du commun, mais il ne pouvait s'empêcher d'être surpris. Après tout, il avait passé de nombreux jours à Hopewell en ne croisant qu'une seule étrangère lors de son séjour : supposer que le sanctuaire ne recevait pas beaucoup de visite ne semblait pas idiot.

Il n'eut pas à attendre longtemps pour que les visiteurs se fassent connaître. Quatre personnes franchirent le purgatoire et ralentirent, tandis qu'une cinquième prenait la tête du petit cortège, pointant du doigt la maison.

Sage sentit son cœur louper un battement tandis que son cerveau enregistrait ce que ses yeux voyaient. La meneuse était une femme d'âge moyen, aux longs cheveux noirs et à l'air sévère, qui portait ce qui ressemblait à une cape en velours couleur rubis.

Sage connaissait cette cape. Durant son enfance, elle était toujours accrochée à la patère du salon, et il avait eu l'interdiction formelle de ne serait-ce que l'approcher, et encore moins la toucher.

Loren Harrow avait trouvé le chemin de Hopewell.

Sage réagit au quart de tour. Il ne s'arrêta pas pour se poser des questions inutiles – qu'est-ce que Loren faisait ici ? Pourquoi avait-elle décidé de venir ? – et fit volte-face, rentrant précipitamment à l'intérieur du cottage et refermant la porte derrière lui. Même s'il se doutait que cela ne ralentirait pas longtemps cinq sorciers, il poussa le verrou et s'élança vers l'escalier.

Alors qu'il grimpait les marches deux par deux, il pria pour que Loren ne l'avait pas reconnu. Il ne s'estimait pas assez chanceux pour qu'elle ne l'ait pas aperçu, mais il demandait juste un peu plus de temps.

Dans la chambre, Rune et Cecil étaient réveillés, probablement confus par le bruit que Sage faisait.

— Qu'est-ce qui se passe ? demanda Cecil d'un air groggy.

Sage inspira profondément, et cet instant de latence poussa Rune à froncer les sourcils.

— Sage ? Qu'y a-t-il ?

— Des sorciers. Il y a des sorciers dans le sanctuaire. Ils sont cinq. C'est... C'est le coven de High Moon.

Cecil jura et se propulsa hors du lit, fouillant dans la commode et s'habillant le plus rapidement possible.

— Ce n'est pas tout, n'est-ce pas ? pressa Rune.

Sage secoua la tête.

— Loren Harrow est avec eux.

Ma mère est avec eux, songea-t-il, mais ce n'était pas le moment. Oh, il s'en voulait de ne pas avoir pris la peine hier soir d'aborder le sujet, mais maintenant n'était pas idéal non plus.

Ses mots eurent pour effet de pousser Cecil à redoubler les jurons.

— Habillez-vous, ordonna-t-il. On... On doit partir.

Comme si le destin avait personnellement décidé de leur pourrir la vie, des coups secs résonnèrent à la porte.

— Je suppose qu'il est trop tard pour fuir, fit Sage.

— Non, on n'a pas le choix...

— Tu as raison, Cecil, on n'a pas le choix, l'interrompit Rune. Il va falloir leur faire face, quelque chose que l'on aurait dû faire depuis longtemps.

Cecil n'avait pas l'air convaincu, mais il hocha la tête, résigné.

Sage et Rune s'habillèrent en vitesse avant de suivre Cecil au rez-de-chaussée. Il hésita devant la porte, et Rune prit les devant, posant une main sur l'arrière de sa nuque en un geste affectueux. Cecil soupira quand les doigts de Rune s'enfoncèrent légèrement dans sa peau, comme apaisé.

— N'oublie pas que l'on n'a rien fait de mal, le rassura Rune. Tu m'entends ? Ils n'ont aucun pouvoir sur nous, elle n'a aucun pouvoir.

Cecil se dégagea et redressa la tête, faisant signe à Rune d'ouvrir la porte. Il se tourna ensuite vers Sage.

— Reste derrière moi, lui commanda-t-il doucement. Je ne suis pas aussi bon combattant que Rune, mais je m'assurerai que rien ne t'arrive.

— Je te fais confiance.

Sage saisit la main que lui tendait Cecil, entremêlant leurs doigts et y puisant la force qu'il lui manquait tandis que Rune ouvrait la porte.

Il n'aurait pas pensé que revoir sa mère de si près le choquerait autant, et pourtant. Loren n'avait pas changé, et c'était précisément ce qui dérangeait Sage. Ce dernier avait l'impression d'avoir vécu tellement de choses depuis qu'il avait tourné le dos à sa mère. Il avait souffert, s'était battu, s'était relevé sans jamais abandonné, et voilà que Loren apparaissait identique, après toutes ces années.

— Rune Crann, salua Loren. Les elfes savent-ils qu'un pyromane recherché a décidé de vivre dans leur forêt, au sein même d'un sanctuaire protégé ?

Sa mère n'était pas venue pour plaisanter. Sage n'avait pas besoin de voir le visage de Rune pour savoir qu'il était agacé, voire énervé. Il priait que le jeune homme garde le contrôle de ses émotions et de ses pouvoirs.

— L'affaire a été classée pour manque de preuve, répondit-il en haussant les épaules. Après tout, ma mère était connue pour jouer avec le feu – littéralement. Qui sait ce qu'un amant rejeté est capable de faire ?

Le tableau se faisait de plus en plus clair pour Sage : Rune était le fils de la Grande-Duchesse Crann, et son père était très certainement le mystérieux invité dont on avait trouvé les restes dans les décombres. Un sorcier, donc, aux mêmes pouvoirs que Rune.

Mais qui avait mis le feu ? Rune, ou son père ? La question restait sans réponse. Mais l'instinct de Sage lui soufflait que, si Rune était bel et bien coupable comme Loren le suggérait, Fallon n'aurait pas accepté de le couvrir. Aucun elfe, même un individu aussi serviable et bon que Fallon, n'aurait eu l'idée de dissimuler la destruction d'un domaine royal.

— On se le demande, murmura Loren. Mais trêve de blablas. Tu sais très bien pourquoi nous sommes ici.

— À vrai dire, non. Hopewell est en-dehors de la juridiction du coven de High Moon. Comme vous l'avez si justement soulignés, nous sommes sur le territoire du Petit Peuple. Vous ne devriez même pas vous trouvez là.

— Et pourtant, nous voilà. Car vous possédez quelque chose qui nous appartient.

Cecil poussa Sage en direction de la cuisine et le jeune homme se laissa entraîner, le cœur battant à tout rompre. Il se plaqua contre le mur, tendant l'oreille, tandis que Cecil rejoignait Rune.

— Ah, Cecil Singer... J'aurais dû me douter que tu ne quitterais pas le pays. Dire que tu te cachais là, juste sous mon nez.

— Qu'est-ce que cela fait de savoir que malgré tout ton pouvoir, j'ai pu t'échapper pendant presque dix ans ?

Il n'y eut pas de réponse, Loren refusant de mordre à l'hameçon. La voix de Cecil était dure, plus glaciale que jamais, et Sage se rappela sa promesse. Je m'assurerai que rien ne t'arrive. Cecil était tout autant un sorcier que Rune, et Sage n'avait pas oublié le pouvoir qu'il avait goûté la veille.

Si on lui demandait de parier sur le plus fort des sorciers, il en aurait été incapable.

— Je te conseillerai de partir, et rapidement, poursuivit Cecil. Tu es chez moi, chez nous, et nous n'acceptons pas votre visite. Tu as beaucoup de défauts, mais l'irrespect des règles d'hospitalité n'en a jamais fait partie. Va-t'en, Loren, et emmène tes sous-fifres avec toi.

— Hors de question. Pas tant que vous ne me l'aurez pas rendu. Il ne vous appartient pas.

— De quoi parles-tu ? Nous ne t'avons rien volé !

— Cecil.

Une inspiration profonde, et la tension que Sage sentait depuis sa cachette descendit d'un cran.

Est-ce que les yeux de Cecil étaient dorés comme la veille, ou était-ce un spectacle réservé pour l'intimité ?

— Cesse de mentir. Ce genre de comportement est digne de Nerida, pas de toi.

— Je t'interdis de parler de ma mère.

Il y avait un avertissement dans la voix de Cecil, renforcé par le grondement qui secoua le sanctuaire. Sage reconnut le son : c'était le même qui avait retenti quand Cecil et Rune s'était disputé.

— Elle avait tellement d'espoirs pour toi...

— C'est pour cela que vous m'avez mis à la porte ?

— Ton départ n'a aucun rapport avec ta mère.

— Je croyais que tu n'aimais pas les mensonges, Loren. Alors pourquoi n'énonces-tu que des bêtises ? Avoue que tu as préféré te débarrasser de moi parce que tu avais peur.

Loren marqua une pause et, sentant le terrain glissant, préféra changer de sujet.

— Je sais qu'il est là, déclara-t-elle. Sage, sort de ta cachette !

Sage se figea. Oh, merde. Loren était venue pour lui. Mais pourquoi ?

Son premier réflexe fut de se faire tout petit et de retenir sa respiration. Avec un peu de chance, Loren abandonnerait ses recherches. Mais il avait également besoin de réponses, et il ne les obtiendrait pas en continuant à se cacher.

Quand Sage rejoignit Rune et Cecil, ce fut avec le dos droit et la tête haute. Si son cœur battait à tout rompre et que ses paumes étaient moites, signes de sa profonde nervosité, cela ne regardait que lui.

— Tu as grandi, fit remarquer Loren.

Son expression d'ordinaire impassible avait changé, laissant paraître ce qui ressemblait à de la surprise. Était-elle vraiment étonné de ce qu'elle voyait ?

Sage s'efforça de rester neutre quand il répondit :

— C'est ce qui arrives aux enfants quand les parents sont absents pendant des années : ils grandissent. Bonjour, maman. Tu n'es pas la bienvenue ici.

Il sentit plus qu'il n'entendit le hoquet de surprise de Cecil. Rune se tourna pour lui jeter un coup d'œil ahuri, avant de cligner des paupières et de refaire face aux sorciers du coven. Un problème après l'autre : d'abord, les méchants magiciens, puis les secrets qui auraient dû être révélés plus tôt.

— Toi non plus. Un sanctuaire n'est pas un endroit pour les humains.

— Et pourtant, me voilà. Comme quoi, il semblerait que j'ai hérité d'un peu de ta magie. Qui l'aurait cru ? Pas toi, en tout cas.

Sage avait du mal à se contenir. Ce n'était pas la colère qui le faisait parler ainsi, mais la frustration. La peur. Le fait de se sentir impuissant au milieu de personnes dotées de pouvoirs incroyables, se raccrochant au peu de contrôle qu'il possédait.

— Sais-tu seulement aux côtés de qui tu te tiens ? demanda Loren.

Sage haussa les épaules.

— À peu près, ouais. Et je m'en fiche. Rune et Cecil sont une bien meilleure compagnie que tu ne l'as jamais été.

Les narines de Loren se dilatèrent et Sage comprit qu'il avait touché un point sensible. Il ravala la culpabilité qui menaçait de l'envahir. Loren l'avait blessé durant des années ; n'avait-il pas le droit de faire pareil, d'appuyer là où ça faisait mal ?

Les yeux de sa mère se posèrent sur son cou, que le col de son T-shirt laissait découvert. Les suçons que les sorciers lui avaient apposés la veille se trouvaient à la vue de tous, démontrant quel genre de compagnie Rune et Cecil offraient à Sage.

Loren se tourna vers Cecil, les sourcils froncés et la mine courroucée.

— Comment oses-tu poser tes sales pattes sur mon fils ?

C'était une question rhétorique, et elle poursuivit sans attendre de réponse.

— Il y a une bonne raison pour laquelle le coven t'a gardé isolé durant ton séjour parmi nous.

— Ah oui ? Parce que tu arrives à justifier des années de torture mentale ?

Loren ignora Cecil et se tourna maintenant vers Sage.

— Sage, éloigne-toi de lui. Tu ignores ce qu'il est.

Ce qu'il est. Non pas qui il est, car cela signifierait que Cecil était une personne. Loren parlait de lui comme s'il était un monstre, ce qui encouragea Sage à ne pas bouger.

— Et je m'en fiche. Lui et Rune m'ont sauvé. Sans Cecil, mon grand-père – ton propre père – serait mort. Savais-tu que cela faisait des mois qu'il souffrait de corruption ? (Loren n'afficha aucune surprise, et Sage en tira les justes conclusions.) Oh oui, tu le savais. Et tu n'as rien fait.

— Les sorciers ne s'impliquent pas dans les conflits magiques qui ne sont pas les leurs.

— Et les sorciers laissent mourir leur famille. Est-ce une nouvelle règle ?

La patience de Loren avait atteint ses limites et elle avança d'un pas, se plantant juste devant le seuil. Derrière elle, les quatre autres sorciers se crispèrent, leurs mains se portant sur les baguettes qu'ils avaient glissées dans leurs ceintures. La brise alors légère qui soufflait dans le sanctuaire se transforma en vent violent.

Un orage se préparait.

— Tu changerais rapidement d'avis si tu avais ne serait-ce que la moindre d'idée de ce qu'est ton cher Cecil. N'as-tu jamais remarqué à quel point il était beau ? De façon presque inhumaine ? Et qu'il est presque impossible de lui résister ?

Loren pencha la tête de côté.

— S'il te demandait de sauter par la fenêtre, tu le ferais sans hésiter, parce que tu n'aurais pas d'autre choix.

Sage resta silencieux, comme si les mots de Loren n'avaient aucune importance et ne méritaient pas de réponse. En réalité, son cerveau fonctionnait à vive allure tandis que tous les doutes qu'il nourrissait à l'égard de la véritable nature de Cecil lui revenaient en mémoire.

À commencer par les remarques de Rune. Il avait bien insisté sur le fait que Cecil était tout sauf innocent, et bien plus dangereux qu'en apparence. Il en avait peint un portrait plutôt négatif, mettant en scène un individu manipulateur, que Sage avait d'abord considéré comme une diversion des propres défauts de Rune. Mais il devait bien reconnaître qu'il y avait anguille sous roche.

Cette fameuse remarque, remontant au premier soir que Sage avait passé à Hopewell, où la tension avait été haute et Rune insupportable.

— Et s'il refuse et souhaite partir, comme l'autre fois ? répliqua Rune. Que vas-tu faire ? Le ligoter à cette chaise et lui murmurer à l'oreille jusqu'à ce qu'il change d'avis ? Faire comme ta m...

Sage pouvait désormais compléter cette dernière phrase. Faire comme ta mère. Murmurer des mensonges à l'oreille des gens pour les manipuler. Jouer avec les sentiments. Séduire, pour mieux conquérir.

Puis le jour où Sage s'était trouvé sous le laboratoire de Cecil, après la visite de la femme au sanctuaire. La façon dont Cecil lui avait demandé – non, commandé – de partir, et comment Sage s'était retrouvé ailleurs sans aucun souvenir d'avoir obéi.

Les pièces d'un terrible puzzle commençaient à s'assembler dans sa tête. Comme s'il sentait Sage se frayer un chemin vers la vérité, Cecil remua à ses côtés.

— Sage...

La peur était évidente dans sa voix. Mais si Cecil était terrifié de la réaction de Sage, ce dernier n'avait pas peur du jeune homme.

— Tel est le pouvoir des sirènes, murmura-t-il.

Si Loren s'attendait à une autre réaction, elle ne laissa pas sa déception transparaître. Elle se contenta de hausser un sourcil.

— J'ignore quelle est la raison de ta présence ici, mais je t'assure qu'elle n'est pas nécessaire, déclara Sage en croisant les bras. Je n'ai pas besoin d'être sauvé, car je ne suis pas en danger. Et ni Rune, ni Sage n'ont fait quoi que ce soit qui méritent ta visite.

— Vas-tu vraiment choisir ces deux sorciers plutôt que ta mère ?

— J'ai bien l'impression. Tu as choisi ton coven plutôt que ton fils, non ? Pourquoi n'aurais-je pas le droit de me montrer égoïste à mon tour ?

Il avait mis le doigt sur ce qui le dérangeait tellement dans la présence de Loren. Elle n'avait pas le droit de venir et de mettre son nez dans ses affaires, encore moins dans ses relations personnelles. Loren était contrôlante, ressentait constamment le besoin de tout maîtriser. Mais cela faisait bien longtemps que Sage avait échappé à son emprise.

Cette visite n'était qu'une tentative de ramener le fils rebelle sous son contrôle. Et si elle parvenait à dompter le sorcier qui lui avait échappé et le potentiel meurtrier d'elfes royaux, cela n'aura pas été une perte de temps.

Loren serra la mâchoire, et secoua la tête. Elle avait perdu, et rien de ce qu'elle ne dirait ne persuaderait Sage de la suivre.

Il aurait dû se douter que sa mère ne s'avouerait pas aussi facilement vaincue.

— Saisissez-les, ordonna-t-elle aux sorciers qui l'accompagnaient. Ne blessez pas mon fils, mais n'hésitez pas à utiliser la force contre la sirène et l'elfe.

Loren s'était déjà éloignée le temps que Sage n'enregistre ses mots.

Puis tout dégénéra.

Les sorciers du coven passèrent à l'attaque mais Rune se montra plus rapide, la peur servant de fantastique carburant. Il les repoussa en arrière d'un grand geste de la main et ils reculèrent, comme si une force invisible les avait bousculés. Cecil profita de l'ouverture.

— Fuis, Sage ! Si on reste à l'intérieur, c'est fini pour nous.

— Mais toi, que vas-tu faire ?

— Ne t'en occupe pas, je maîtrise. Va !

Sage n'hésita qu'un instant avant de prendre ses jambes à son cou, mais ce fut quelques secondes de trop qui permirent l'un des sorciers d'attraper son épaule. Ses doigts s'enfoncèrent dangereusement dans son épaule et Sage poussa un cri de douleur quand il sentit l'os bouger contre son gré.

— Lâche-le.

La prise du sorcier se défit aussitôt, et Sage tourna la tête pour voir Cecil, debout sur le seuil. Sa bouche était étirée en une grimace furieuse tandis que ses yeux brillaient comme de l'or liquide.

— Recule, ordonna-t-il à nouveau.

Le sorcier obéit, l'air hagard.

— Et maintenant, dors.

Le sorcier s'effondra, sa tête heurtant le sol. Un ronflement se fit aussitôt entendre, preuve qu'il était endormi plutôt qu'assommé.

Sage s'apprêtait à interpeller Cecil quand il vit du coin de l'œil une forme vive s'approcher du sorcier blond. Il eut à peine le temps d'ouvrir la bouche pour le prévenir.

— Cecil, attention !

Encore une fois, Rune se montra plus rapide. Un véritable mur de flammes se dressa entre Cecil et le projectile, qui se ficha sans faire de dégât dans le feu avant de se désintégrer.

Le demi-elfe était affairé à repousser deux sorciers dans une danse endiablé, où les sorts se mélangeaient aux étincelles qui s'échappaient de Rune. Le troisième sorcier resserra sa prise sur sa baguette, mais il était trop tard pour lui : l'attention de Cecil reposait déjà sur lui.

Absorbé par le combat et la façon dont Rune et Cecil tenaient tête à des adversaires qui étaient deux fois plus nombreux, Sage ne prêta pas attention ses arrières. Il ne put rien faire quand des doigts glacés se refermèrent sur l'arrière de son T-shirt en une prise inflexible.

Loren lui avait mis la main dessus. Ses yeux faisaient la navette entre les combats et le purgatoire, encore ouvert. Elle réfléchissait visiblement à la marche à suivre, et la réponse sembla lui venir comme une évidence.

— Tu viens avec moi, déclara-t-elle.

Elle le tira en direction de la sortie de Hopewell et Sage n'eut pas d'autre choix de la suivre. Le mouvement remua son épaule blessée et un glapissement de douleur lui échappa.

— Non, haleta-t-il. Je ne veux pas partir !

Ce fut comme s'il avait hurlé de toutes ses forces. Un silence surnaturel s'abattit sur le sanctuaire, comme si quelqu'un avait éteint le son. Les oreilles de Sage bourdonnèrent. Du coin de l'œil, il vit le feu de Rune crépiter puis s'éteindre, les baguettes des sorciers hésiter puis s'abaisser, tandis que tout le monde se tournait vers la forêt. Sage les imita.

Cecil lui avait dit que les arbres n'étaient qu'une illusion, que le sanctuaire se trouvait dans une espèce de bulle dont l'unique entrée était le purgatoire. Essayer d'en sortir d'une autre manière reviendrait à se battre contre tous les sorts protecteurs qui entouraient l'endroit.

Et pourtant, il y avait quelque chose dans les bois. Une silhouette immense, courbée sur elle-même, comme s'apprêtant à bondir. Sage discernait une forme vaguement animale, quatre pattes supportant un tronc massif surmonté d'une tête cornue. Un grondement à glacer le sang retentit dans tout Hopewell.

Loren lâcha Sage et recula précipitamment. Ce dernier tituba sur place tandis que la créature continuait à grogner et crier. La peur l'empêchait de réfléchir correctement, mais il lui restait juste assez de raison pour comprendre ce à quoi il avait affaire.

Le gardien de Hopewell était sorti de son sommeil pour protéger son domaine.

— On se replie ! cria Loren.

Ses compagnons ne se firent pas prier pour plier bagage. Ils saisirent la silhouette endormie de leur acolyte avant de se précipiter vers le purgatoire, qui commençait à se refermer. S'ils ne le passaient pas à temps, ils seraient coincés ici avec le gardien, ce qui était un sort probablement pire que la mort.

Les gardiens n'étaient pas des prédateurs, mais s'ils estimaient qu'un individu posait un danger pour leur sanctuaire, c'en était fini de cette personne. Il y avait assez de faits divers dans les journaux et les archives pour comprendre qu'on ne gagnait pas contre un gardien, une incarnation de pure magie, immortelle sans être vivante.

Pourtant, Loren marqua une pause avant de battre en retraite.

— J'espère que tu sais ce que tu fais, déclara-t-elle. Je ne souhaite pas te voir souffrir, Sage, même si nos méthodes diffèrent. Tout aurait été plus facile si tu étais né avec assez de magie pour joindre le coven.

— Pour toi, pas pour moi.

Elle secoua la tête.

— Tu n'en sais rien.

Sage aurait pu passer la journée à argumenter qu'il était très bien ainsi, mais elle ne lui en laissa pas la chance, s'éclipsant sans demander son reste. Alors qu'il observait sa cape écarlate disparaître dans le chemin sinueux du purgatoire, Sage eut le pressentiment que ce ne serait pas la dernière fois qu'elle essaierait de le convaincre de changer de camp.

Le purgatoire se referma, et le gardien frappa du pied – de la patte ? du sabot ? – avant de renâcler et de disparaître à son tour, emportant avec lui les lourds nuages qui avaient caché le soleil.

A/N : On approche de la fin ! Encore un chapitre puis l'épilogue, et HOPEWELL touchera à sa fin... 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top