chapitre viii
Sage avait un plan : il allait retourner au cottage et interroger Cecil. Il avait tellement de questions, et les réponses se faisaient désirer. Le baiser de la veille, la visite de la femme, la mention de sa mère... Il n'arrêtait pas de se torturer l'esprit.
Son plan fut mis à mal dès le début, quand il se rendit compte que Cecil n'était nulle part en vue. Le rez-de-chaussée était désert et, après avoir chipé une pomme dans la cuisine pour le déjeuner, Sage se dirigea vers l'étage. La porte de la chambre d'amis était ouverte, tout comme celle que partageaient Cecil et Rune. Un bruit sourd résonna au-dessus de la tête du jeune homme alors qu'il hésitait sur le palier, comme si quelqu'un marchait dans les combles.
Il se décida à frapper à la porte.
— Cecil ?
Pas de réponse. Le plafond grinça à nouveau.
Sa curiosité l'emporta sur la politesse et il entra dans la chambre.
La pièce était plus grande et lumineuse qu'il l'avait imaginée. Un lit recouvert de couvertures colorées et d'oreilles décoratifs faisait face à une cheminée, et le plancher était habillé de tapis qui avaient l'air d'être faits à la main. Une commode débordant de vêtements se dressait entre deux fenêtres qui offraient une vue imprenable du sanctuaire, ainsi que d'un petit étang que Sage n'avait jamais rencontré durant ses promenades. Combien de coins de Hopewell continuaient ainsi de se cacher à lui ?
Sage se concentra à nouveau sur la chambre. Même s'il se sentait coupable de se tenir ainsi sur le seuil d'un espace visiblement privé, il ne pouvait pas s'empêcher de relever les preuves de la présence de Cecil et de Rune. L'une des tables de chevet était encombrée de livres, formant une pyramide instable au sommet de laquelle trônait un cactus dans un pot peint en rose vif ainsi que de nombreuses bagues en argent. De l'autre côté du lit, une chaise servait de support pour une Nintendo Switch ainsi qu'un ordinateur portable, qui devaient probablement tous les deux appartenir à Rune.
Et il y avait une trappe au plafond.
L'ouverture se tenait dans un des coins de la pièce. L'escalier avait été déroulé, ce qui permettait à Sage de discerner tous les bruits provenant des combles.
— Cecil ? appela-t-il à nouveau.
Le raffut s'interrompit. Sage aurait pu entendre une mouche voler.
— Sage ? répondit le sorcier avec surprise. Qu'y a-t-il ?
— Je...
Sage se trouva à court de mots, tout son courage le quittant. Il se sentait mal à l'aise, et surtout comme un intrus. Ce qu'il était, s'il devait se montrer honnête.
— Je dois te parler de quelque chose, finit-il par déclarer, par manque de meilleure idée.
— J'ai bien peur que cela ne doive attendre, s'excusa Cecil. Je suis terriblement occupé, et si je veux que le rituel soit prêt d'ici demain soir, je ne peux pas me permettre de prendre du retard dans les préparatifs. À moins que ce ne soit le rituel qui t'inquiète ?
— Non, non. Je n'ai pas changé d'avis, et Rune m'a expliqué comment tout se déroulerait.
— Bien, bien... Je suis vraiment désolé, Sage, mais je n'ai pas le temps.
Sage savait reconnaître quand une personne ne désirait pas lui parler, il n'était pas complètement aveugle. Mais il resta immobile, à fixer la trappe. Que se passerait-il s'il traversait la chambre et grimpait les escaliers ?
Il se ressaisit avant de faire quelque chose d'idiot, comme exécuter cette pulsion stupide.
— Il y avait quelqu'un dans le sanctuaire, avant... Une femme. Elle a frappé à la porte, ne put s'empêcher de dire Sage.
Le silence s'étira avant que Cecil ne réponde prudemment.
— Est-ce qu'elle t'a vu ?
— Non, je me suis caché. Mais...
Mais elle a prononcé le nom de ma mère, et j'ai besoin de savoir si tu la connais. Car je ne supporterai pas l'idée qu'elle ait une emprise sur Hopewell.
— Mais tu ne lui pas ouvert la porte, acheva Sage.
Un soupir, puis un bruit étouffé, comme si Cecil avait reposé ce qu'il tenait entre les mains. Sage se sentit coupable de l'interrompre et de l'empêcher de travailler, mais la nervosité qui le poussait à taper du pied et jouer avec l'ourlet de sa chemise le poussait à continuer à parler.
Le plafond grinça. S'il fermait les yeux, Sage pouvait presque imaginer Cecil s'approcher avec prudence de la trappe. Il resta résolument sur le seuil, comme si cela pouvait atténuer son intrusion.
— Je ne suis pas obligé d'accueillir tous les visiteurs du sanctuaire. Tu te rappelles les règles que je t'ai montrées lors de ta première visite ?
Ne pas demander au sanctuaire de communiquer ou de ressusciter les morts. Ne pas demander la mort d'une personne encore vivante. Ne pas demander la richesse subite, l'amour non-consenti, le don de pouvoirs magiques. Ne pas demander de manipulation temporelles et spatiales. Oui, Sage s'en souvenait bien. Il avait eu tout le loisir de les étudier à chaque fois qu'il entrait dans la cuisine, où elles étaient affichées sur leur tableau.
Cecil interpréta le silence de Sage comme une réponse, puisqu'il poursuivit.
— Elle s'apprêtait à me demander d'en briser une. Le sanctuaire a perçu ses intentions et m'a prévenu. Je refuse de m'entretenir avec ce genre d'individus.
L'explication de Cecil n'aida pas Sage à y voir plus clair, d'autant plus qu'il n'avait pas oublié que le coven de sa mère était visiblement celui qui avait recommandé à la femme de se rendre ici pour demander l'aide de Cecil et de Rune.
Avant qu'il ne puisse poser une autre question, Cecil reprit la parole.
— Si ça ne te dérange pas, j'aimerais me remettre à mes potions. On se reverra demain, avant le rituel. Essaye de te reposer.
Sage resta immobile, absorbé par les hypothèses et les doutes qui le travaillaient. Le sanctuaire communiquait avec Cecil, d'une manière ou d'une autre. Cela signifiait que tout ce qui se passait à Hopewell remontait jusqu'au sorcier, même quelque chose d'aussi imperceptible qu'une intention. Il était impossible que Cecil ne soit pas au courant des pensées de Sage à son égard, et encore moins du baiser de la veille.
Rune avait-il eu raison ? Cecil était-il aussi manipulateur ?
— Pars, Sage, s'il te plait.
Il y avait une inflexion dans le ton de Cecil qui poussa Sage à obéir sans réfléchir. Ce ne fut que lorsqu'il se retrouva au rez-de-chaussée, debout au milieu du salon encombré, qu'il se rendit compte qu'il avait bougé.
————————————
Plus les heures s'écoulaient, plus la peur s'infiltrait en Sage. Il finit par se retrancher dans la chambre d'amis et s'allonger dans le lit, avec pour seule compagnie le soleil qui évoluait lentement mais sûrement dans le ciel estival, ainsi qu'un livre qu'il avait chapardé au salon. Une histoire comparative des vampires et du Petit Peuple, un récit à dormir debout qui ne parvenait pas à le détourner de ses tracas.
Sans qu'il ne puisse s'en empêcher, il n'arrêtait pas de penser au rituel. C'était comme s'il avait une horloge en lui qui marquait chaque seconde qui passait. Tic, tac ; tic, tac, faisait-elle en continu, prête à rendre fou le jeune homme.
Mais il se retrouvait incapable de bouger. Il devait reconnaître qu'il avait peur de quitter sa chambre : à mesure que les ombres s'allongeaient dans le jardin, des images de monstres et d'intrus s'imposaient à lui. Et les bruits provenant des combles, traces fantômes de la présence de Cecil, le rassuraient. Il n'était pas seul.
Comme s'il l'avait invoqué, Rune toqua à la porte de sa chambre quelques instants plus tard, un nouveau plateau dans les mains. Sage avait du mal à croire que c'était une répétition de la veille ; il avait l'impression qu'il avait déjà passé des semaines à Hopewell.
La réalité ne semblait plus être la même dans le sanctuaire.
— Comment te sens-tu ? demanda Rune en déposant le plateau sur le bureau.
Sage l'observa. Avec la lueur dorée du coucher de soleil, Rune paraissait plus inoffensif que jamais. Il y avait une douceur à ses traits que Sage n'aurait pu soupçonner et qui rajeunissait Rune, ne le faisait pas paraître plus vieux que ses... Quel âge avait-il d'ailleurs ?
Quand Sage lui posa la question, Rune s'immobilisa. Ses doigts se crispèrent sur les bords du plateau avant de relâcher leur prise. Le visage du sorcier demeura impassible.
— Ce n'est pas poli de demander ça à une dame, ironisa Rune.
— Je ne voulais pas te mettre mal à l'aise, s'excusa Sage en se redressant sur le lit. C'est juste que... Je commence à en avoir assez de vivre dans le noir. Vous ne me devez rien, j'en ai bien conscience, mais j'apprécierais beaucoup d'en savoir un peu plus sur vous.
— Tu as encore du mal à nous faire confiance ?
Sage décela le sous-entendu. Tu as encore du mal à me faire confiance ? Comme si Sage avait peur de Rune, avait une raison de le craindre. Plus il s'éternisait au sanctuaire, plus il se rendait compte que Rune s'était montré bien plus honnête envers lui que Cecil.
Et cette pensée le terrifiait.
— Non, avoua-t-il. C'est tout le contraire. Pourquoi ? Tu préfèrerais que je méfie ?
— Ce serait plus facile pour tout le monde, oui, soupira Rune.
Encore une fois, Sage pressentait qu'il y avait une histoire derrière les paroles de Rune, une histoire très probablement douloureuse, car quel intérêt sinon de la dissimuler ? Il s'en était déjà douté lors de ses précédentes conversations avec Cecil.
Tu découvriras rapidement que j'ai un véritable don pour être responsable de tout un tas de catastrophes. Un fantôme semblait hanter Hopewell et les deux sorciers, et alors que la nuit – et le rituel – approchait, Sage commençait de plus en plus à en saisir les contours.
— Rien n'est jamais simple avec moi, se contenta de dire Sage.
— C'est ce que j'avais remarqué. C'est probablement la raison pour laquelle Cecil s'est autant attaché à toi.
— En parlant de ça... Cecil a mentionné qu'il avait la mauvaise habitude de faire confiance aux mauvaises personnes, et que tu t'étais toujours chargé de le protéger. Ne serait-ce pas toi qui devrait te méfier ?
À ses mots, Rune laissa s'échapper un rire.
— Je devrais être vexé que Cecil ait décidé d'étaler notre linge sale devant notre invité, mais c'est la vérité. Cecil a une bonne âme, et il en a beaucoup souffert, et ce durant des années. J'ai pris sur moi le rôle de protecteur.
— Quel âge avez-vous ? répéta Sage.
Les sorciers n'étaient pas immortels, contrairement aux vampires, mais il n'était pas rare qu'ils utilisent la magie pour dissimuler les premiers signes de vieillesse ou pour modifier temporairement leur apparence.
Rune s'appuya contre le bureau et considéra Sage sous ses cils. Ils étaient épais, et paraissaient extrêmement longs dans le jeu de clair-obscur du coucher de soleil. Le silence s'étira pendant un moment avant que Rune ne le brise.
— J'ai vingt-quatre ans, et Cecil en a vingt-cinq.
Sage nota précieusement l'information dans un coin de son esprit. Il ignorait ce qu'il allait en faire, mais il se sentait incroyablement satisfait de l'avoir. Comme quoi, il lui en fallait vraiment peu...
— Tu n'as pas répondu à ma question.
Ce fut au tour de Sage de soupirer.
— Je peux être honnête ?
— Ce serait mieux pour ta conscience.
— Mal.
Prononcer ce mot manqua de lui arracher les lèvres.
— Je ne peux m'empêcher de me faire du souci, de m'imaginer le pire scénario. Et si le rituel ne fonctionnait pas et je me retrouve coincé avec le sort ?
— Tu serais obligé de rester ici. Est-ce vraiment la pire chose qui pourrait t'arriver ?
Sage ne dirait pas que l'expression de Rune était comme un livre ouvert, mais il y lisait une sorte de fragilité, un besoin d'être réconforté qui le déstabilisa.
— Je... Hopewell est un très bel endroit, et j'apprécie votre compagnie, mais ma place n'est pas ici. Je suis humain et mon grand-père m'attend.
L'émotion sur le visage de Rune disparut, comme le soleil avalé derrière un nuage.
— Tu nous apprécies, hein ?
Sage reconnut la tentative d'évasion pour ce qu'elle était, et il s'esclaffa de bon cœur, soulagé de laisser passer le moment.
— J'apprécie votre compagnie, précisa-t-il. Ne commence pas à te faire des idées.
— Je n'oserais pas.
Un nouveau silence.
— Tu es courageux, Sage.
Sage renifla.
— Je me cache dans ma chambre en me morfondant. En quoi est-ce un signe de bravoure ?
— Tu aurais pu fuir.
— Et en quoi courir m'aiderait ? On ne peut pas échapper à tous ses problèmes.
Rune se figea, puis un sourire lent étira ses lèvres. Mais ce n'était pas une expression de joie : ses yeux noirs semblaient éteints, sans vie.
— Tu es déjà bien plus courageux que moi, dans ce cas.
Sage n'eut pas l'occasion d'interroger Rune pour découvrir ce qu'il voulait dire que le sorcier quittait déjà la pièce, non sans serrer au passage son épaule, dans un geste de réconfort qui le stupéfia.
De nombreuses heures plus tard, alors qu'il était allongé sur son matelas à fixer le plafond, il sentait encore la chaleur et la pression de la paume de Rune sur son bras.
————————————
La nuit précédant le rituel, Sage ne rêva pas. Le plateau apporté par Rune avait comporté plusieurs fioles de verre, dont un somnifère. Ne consommer qu'une gorgée pour faciliter le sommeil, recommandait l'étiquette. Sage avala toute la bouteille.
Il émergea le lendemain après-midi et ne quitta sa chambre que pour prendre une douche rapide et se brosser les dents. Il ignora le bol de soupe et ses crêpes aux pommes en accompagnement qu'on avait laissés à son intention devant sa porte ; il se sentait incapable de manger quoi que ce soit, la nervosité tordant son estomac et le rendant vaguement nauséeux.
Son état s'empira quand le soleil disparut derrière la cime des arbres et que le silence tomba sur le cottage. Il avait jusqu'alors vaguement conscience de la présence de Cecil et de Rune dans la maison, le premier dans son atelier secret dans les combles, le second errant au rez-de-chaussée et disparaissant de temps à autre dans le jardin. Sage retint son souffle jusqu'à ce que les escaliers se mettent à grincer et que l'on ne frappe à sa porte.
Cecil se tenait de l'autre côté, affichant une mine grave qui le faisait paraître plus vieux. Pour l'occasion, il avait troqué ses tenues blanches et aériennes pour un jean et un sweatshirt tout droits sortis de la garde-robe de Rune. Un accoutrement pratique.
Cecil sera là pour t'empêcher de tout faire capoter, avait dit Rune. Le sorcier était venu préparé.
— Il est l'heure, annonça Cecil.
Il fit signe à Sage de le suivre, qui s'exécuta sans discuter. Ce ne fut que lorsqu'ils s'approchèrent de la porte d'entrée que Cecil arrêta brièvement Sage.
— Tout va bien se passer, lui promit-il.
— Ne me mens pas.
— Ce n'est pas un mensonge. Nous avons tout fait pour que ce rituel réussisse. C'est une promesse, assura Cecil.
Sage hocha lentement la tête, et son souffle se coinça dans sa gorge quand le sorcier déposa une main sur son bras. Ses doigts, encore une fois recouverts de bagues, s'enroulèrent autour de lui.
Cecil fut le premier à rompre le contact, même si cela sembla lui coûter cher.
— Rune nous attend plus loin dans le sanctuaire.
Cecil mena Sage le long d'un sentier que le jeune homme aurait pu jurer n'avoir jamais emprunté. Il serpentait autour du cottage et débouchait sur la mare qu'il avait aperçue par les fenêtres de la chambre du couple de sorciers.
Rune s'affairait sur la rive, là où la terre était plus meuble. Il avait tracé un cercle assez large pour qu'un homme adulte s'y allonge et il était occupé à graver des runes aux points cardinaux du dessin. Il leva les yeux à leur approche.
— Prépare Sage pendant que je termine le cercle, ordonna-t-il à Cecil.
Ils travaillaient en silence, ce qui permit à Sage de laisser dériver son esprit et de penser à tout, sauf à la folie qu'il s'apprêtait à commettre.
Cecil commanda à Sage de retirer sa blouse avant de saisir un bol rempli d'une mixture sombre. Il s'appliqua à encercler ses poignets et sa taille d'une couche épaisse de la pâte. Sage frissonna alors que les doigts de Cecil parcouraient son abdomen. En temps normal, il aurait été excité ; ce soir, le contact lui donnait envie de partir en courant.
Une fois sa peau marquée, Sage fut obligé d'avaler une série de potions à l'aspect repoussant.
— Cela va être dégoûtant, le prévint Cecil, mais c'est nécessaire.
Sage se retint de lui demander des explications. Il était trop tard pour cela, et s'il se montrait honnête, il n'avait aucune envie de le savoir. Il avait le pressentiment que la réalité achèverait de l'effrayer pour de bon. Alors il se contenta d'obéir et de déboucher les fioles une par une, avalant en se bouchant le nez leur contenu.
C'était peut-être idiot, mais il ne se sentit pas différent une fois la dernière potion vidée. Une espèce de courant électrique lui courait sous la peau, mais il mettait cela sur le compte de la nervosité et de l'appréhension plutôt que sur la magie.
Le soleil était désormais complètement couché et la nuit s'était abattue sur le sanctuaire. De nuit, Hopewell n'était pas moins accueillant, mais il régnait sur l'étang une ambiance pesante qui était absente dans le reste du sanctuaire. Sage pouvait presque goûter sur sa langue la tension et les souvenirs qui habitaient le lieu.
— Nous pouvons commencer, déclara Rune.
Sage porta son attention sur lui. Vêtu de noir, ses cheveux nettement attachés sur sa nuque pour ne pas le gêner, il tenait entre ses mains un large tome à l'aspect ancien. Jusqu'à présent, Sage avait toujours pensé que Cecil était le plus « magique » des deux, mais cette vision le fit douter. Rune ressemblait plus que jamais à tous ces sorciers charismatiques qui peuplaient les séries télévisées et les romans fantastiques.
Sage était captivé.
— Sage, allonge-toi au centre du cercle, la tête vers le nord.
— Vers Rune, précisa Cecil.
Sage s'exécuta. Le sol était froid et humide sous son dos, et sa peau nue se couvrit de chair de poule. Il déglutit tandis qu'il admirait le ciel nocturne. Il n'avait jamais remarqué à quel point l'on pouvait bien voir les étoiles, ici.
— Je vais commencer l'incantation, annonça Rune. Je vais réactiver le sort, puis tenter de le déloger.
Une pause.
— Tu vas souffrir, ajouta-t-il d'une voix plus douce.
— Je souffrirai n'importe comment, répondit Sage. Autant que ce soit de ta main que d'une autre personne.
Il entendit Rune inspirer brusquement.
— Je suis désolé, murmura-t-il.
Sage aurait voulu lui dire qu'il n'avait pas besoin de s'excuser, mais les mots lui manquèrent. Rune commença à psalmodier dans une langue qui lui était inconnue, remplie de consonnes rauques et de voyelles mélodiques, et Sage ferma les yeux, se laissant bercer par le chant du sorcier.
Il sentit la magie s'activer autour de lui de la même façon qu'il percevait la brise nocturne sur sa peau. C'était léger, juste assez présent pour être perceptible, mais pas dérangeant. Sage se força à se détendre, décrispant ses muscles et enjoignant ses ongles à lâcher la prise qu'ils avaient sur la terre.
Il ne se passa rien pendant un long moment, si bien que Sage baissa la garde, allant même jusqu'à penser que le rituel ne fonctionnait pas.
La douleur l'attaqua par surprise.
Cela commença par une gêne dans ses os, qu'il ne remarqua même pas. Son corps s'était montré réticent, comme rouillé, depuis son réveil de son mini-coma, si bien que les courbatures et les membres engourdis étaient devenus une habitude pour lui.
Il s'alarma quand la douleur augmenta d'un cran et se mit à ramper dans tout son corps, envahissant toutes ses terminaisons nerveuses.
Un gémissement lui échappa et il dut faire appel à toutes ses forces pour ne pas se prostrer pour se protéger du déferlement de sensations. Il avait oublié à quel point la douleur était violente, à quel point il était difficile d'en faire abstraction. Hopewell lui avait permis d'oublier.
Pourquoi avait-il décidé de s'en souvenir ?
S'il avait été en mesure de l'écouter, la partie consciente de son cerveau lui aurait rappelé que c'était la seule solution possible, qu'il ne pouvait pas rester au refuge indéfiniment au risque de courir un risque plus grand que celui du rituel. Mais la douleur lui faisait perdre toute raison.
Le chant de Rune se fit plus urgent, comme s'il était à court de temps, et toute la volonté de Sage de rester immobile se brisa tandis que son instinct prit les rênes. Je dois me protéger et faire cesser le rituel, pensa-t-il fiévreusement. Son dos se courba et il essaya de se redresser – en vain. Quelque chose le retenait sur place, appliquant une pression incroyable sur ses poignets et son ventre.
Sage tourna la tête avec difficulté, une migraine d'enfer lui battant les tempes. À travers ses cils baignés de larmes, il aperçut la ligne peinte par Cecil autour de la chair de son bras, visiblement soudée au sol, qui agissait comme une entrave. Un gémissement lui échappa et il s'arc-bouta à nouveau.
— Arrête ! s'écria une voix.
Il fallut à Sage quelques secondes pour mettre le doigt sur son propriétaire. Cecil. Le sorcier se trouvait quelque part à sa gauche. Il l'ignora et continua à se débattre.
— Pour l'amour de...
Au même moment, le chant de Rune s'interrompit et le silence s'abattit sur la clairière, seulement entrecoupé des expressions douloureuses de Sage et de la respiration essoufflée du sorcier.
— J'ai terminé de réveiller le sort, mais il est hors de contrôle, haleta Rune. Je dois briser son emprise maintenant avant que la situation ne m'échappe. Cecil, maintiens-le en place. Ça va secouer.
Sans qu'il ne puisse faire quoi que ce soit pour l'en empêcher, Sage se retrouva immobilisé par Cecil, qui posa ses mains sur ses épaules pour les plaquer au sol. Les paumes du sorcier étaient glacées sur la peau brûlante de Sage, et un sifflement courroucé lui échappa.
Il ne se reconnaissait pas, et il était trop perdu pour s'en inquiéter. J'ai mal, j'ai mal, j'ai mal, mal, mal, mal... La litanie était sans fin.
— Fais vite, supplia Cecil. Je crains qu'il ne tienne pas longtemps dans cet état.
Sage se rendait vaguement compte que l'on parlait de lui, mais il avait du mal à y accorder de l'importance. Il se sentait déjà flotter, prêt à prendre le large sans se retourner. L'obscurité commençait à lui susurrer à l'oreille et ses promesses étaient bien plus belles que la réalité que Rune et Cecil lui imposaient.
Quand le rituel reprit, les mots de Rune franchirent la barre du vaguement-effrayant-et-désagréable pour rentrer franchement dans le territoire de l'insupportable. Chaque son écorchait Sage et il ressentait physiquement la douleur infligée par la langue étrange que maniait le sorcier.
Un hurlement déchirant se fraya un chemin dans sa gorge ; au loin, des oiseaux s'envolèrent, paniqués, mais Sage ne leur prêta pas attention. Il était bien trop équipé à essayer de se débarrasser de Cecil, assis à califourchon sur son torse, ses genoux malaxant ses côtes et le maintenant immobile avec efficacité. Jamais Sage n'aurait imaginé que le sorcier ne possédait autant de force dans son corps plus menu. Il était courroucé de ne pas pouvoir se libérer de sa prise pour se jeter sur Rune et le faire taire, d'une manière ou d'une autre.
— Lâche-moi ! feula-t-il à l'attention de Cecil.
— Hors de question, tu n'iras nulle part.
La vision de Sage était flou, mais il parvenait toutefois à discerner l'expression tendue de Cecil, ses tempes où des gouttes de transpirations s'amassaient, sa mâchoire crispée. Il fatiguait. Si Sage continuait à bouger, à protester, peut-être qu'il parviendrait...
Trop tard. Une partie de Sage, une facette de lui-même qu'il ne reconnaissait pas, lui souffla que le rituel touchait à sa fin. Et que le pire restait à venir.
À cet instant, alors que la voix de Rune se faisait plus forte, tonitruante, dominant le torrent impitoyable de la pression sanguine de Sage qui le rendait presque sourd à son entourage, Sage perçut le sort.
C'était une présence étrangère, nichée sous ses côtes, au niveau du diaphragme. Il aurait eu du mal à la décrire avec précision, mais une chose était certaine : l'enlever risquait de l'achever.
Sa détermination d'échapper à Cecil se mua en terreur absolue. Au lieu de griffer la terre, les mains de Sage se tournèrent dans la direction du sorcier pour essayer de l'attraper, de le toucher, d'attirer son attention.
— Non... Arrêtez, ne faites pas ça ! supplia-t-il avec désespoir. Vous allez me tuer !
Car il était persuadé qu'il n'y survivrait pas. La magie de Rune, qu'il avait mis tant de temps à rassembler dans le cercle d'invocation, s'attelait à triompher du sortilège dont il était victime. Elle était sombre et instable, un peu comme son propriétaire, et à mesure qu'elle courait sur la peau de Sage, prête à procéder à la dernière étape du rituel, Sage comprit que son dernier instant venait de sonner.
Cecil releva la tête, échangeant un regard lourd de sens avec Rune, avant de se pencher à nouveau sur Sage. Ce dernier lut sa réponse dans ses yeux, dans le pli résigné de sa bouche, et un sanglot lui échappa.
— On ne peut pas faire machine arrière, Sage, murmura Cecil. Tiens bon, tu y es presque.
Cecil eut à peine fini de parler que la magie de Rune passa à l'attaque.
Sage eut l'impression d'être transpercé d'un millier de lames d'argent. La douleur était indescriptible, et faisait pâlir celle du sortilège de souffrance continue. On lui arrachait une partie de lui-même. On lui retirait un morceau de son squelette, de son être, que soient damnées les conséquences. Sa bouche s'ouvrit mais aucun son ne lui échappa. Son souffle se coupa et il se trouva incapable de respirer.
Il étouffait. Dans sa poitrine, son cœur s'emballa furieusement avant de ralentir, diminuant le rythme à l'allure du chant de Rune. Baboum, baboum.
Puis le rituel prit fin, Rune se tut, et le silence qui s'abattit sur la clairière fut si soudain que les oreilles de Sage se bouchèrent. L'obscurité se mit à ramper dans les coins de son champ de vision. Au-dessus de lui, les lèvres de Cecil s'activaient, mais Sage n'entendait rien du tout.
Et il n'était pas mort.
Il ignora combien de temps il mit à reprendre le contrôle de son esprit et de ses sens, mais cela dut prendre un moment. Cecil finit par s'effondrer à ses côtés, rejoint immédiatement par Rune. Sage le vit vaguement s'assurer que son petit ami n'avait rien, et il ne put s'empêcher de se languir : pourquoi n'avait-il personne pour s'occuper ainsi de lui ? Pourquoi était-il seul et souffrant ?
Les sensations lui revinrent peu à peu, à commencer par l'odorat et le goût. Il pesait dans l'air un parfum prenant et entêtant de terre et de métal. Du sang. Sage déglutit, et il sentit du bout de sa langue les nombreuses coupures et morsures qui maculaient désormais l'intérieur de ses joues et ses lèvres. Il s'était fait mal à en saigner, et il n'en avait même pas eu conscience.
Le dernier sens fut le toucher, et il regretta aussitôt l'absence de sensation qu'il avait expérimentée jusqu'à présent. Tout son corps était douloureux. Il avait conscience avec une précision extraordinaire de la façon dont chaque muscle, chaque os, chaque nerf avait été éprouvé par le rituel. Il ne rêvait que d'une chose : rester immobile et dormir.
Mais il craignait de fermer les yeux et d'affronter l'obscurité qui l'avait tellement tenté. Il frissonna et un gémissement piteux lui échappa.
Cela eut pour effet d'attirer sur lui l'attention des deux sorciers. Il remarqua distraitement que les joues de Cecil étaient humides et ses yeux étaient rouges et bouffis : il avait pleuré. Il essuya plus ou moins discrètement ses larmes tandis que Rune rampait pour rejoindre Sage.
Ce dernier ne savait pas à quoi il s'attendait, mais ce n'était certainement pas à ça. Rune saisit son visage dans des mains tremblantes, ses pouces courant sur ses pommettes, et Sage se rendit compte d'à quel point il avait froid. Il se dégageait du sorcier une chaleur incroyable, presque surnaturelle, et si Sage avait eu assez de force en lui, il aurait tout fait pour se blottir contre lui. Le jeune homme semblait également en avoir besoin : il avait l'air épuisé, abattu, de profonds cernes marquant son regard sombre.
Mais Sage était aussi faible qu'un nouveau-né et il ne put rien faire d'autre que se laisser faire quand Rune reposa son front contre le sien, son souffle chatouillant ses joues.
— Tu as réussi, murmura Rune d'une voix éraillée. Tu l'as fait.
Et Rune l'embrassa.
Ce ne fut rien d'autre qu'un baiser chaste, une simple pression de leurs lèvres ensembles, mais Sage ne put s'empêcher d'entrouvrir la bouche pour en avoir plus. Il ignorait d'où venait ce besoin d'avoir le sorcier prêt de lui mais il ne fit rien pour le combattre, préférant se perdre dans le moment.
Il gémit à nouveau quand Rune recula, ne supportant pas l'idée que le sorcier ne l'abandonne. Heureusement, Cecil prit sa place. Sous la seule lueur de la lune, ses cheveux paraissaient plus blancs que blonds, et ses larmes avaient l'apparence de diamants.
Sage accueillit le baiser de Cecil comme un naufragé l'aurait fait avec le rivage. Les lèvres du sorcier étaient douces mais il embrassa Sage avec plus de force que Rune. Le jeune homme fut forcé de saisir les épaules de Cecil pour ne pas tomber à la renverse, ce qui arracha un petit rire à Cecil. Rune passa un bras autour de sa taille, se plaquant contre son dos et posant son menton sur son épaule, ignorant la terre et les feuilles qui maculaient probablement sa peau. Sage aurait pu pleurer de soulagement.
— Tu étais formidable, chuchota Cecil contre ses lèvres, avant de déposer une myriade de baisers sur ses joues et son nez. J'avais tellement peur... On avait tellement peur pour toi, mais tu nous as tous prouvé que tu étais fort, si fort...
— Tu es plein de surprises, hein ? ajouta Rune avec un soulagement évident.
La langue de Sage était nouée. Il aurait aimé leur répondre, leur expliquer qu'il avait vécu le moment le plus effrayant de sa vie, et qu'il était heureux de ne pas être seul après, qu'il avait besoin d'eux, de leur présence. Mais ses oreilles se mirent à bourdonner, sa vision s'assombrit, et il finit par perdre connaissance.
Sa dernière pensée avant de s'évanouir fut qu'il tomba droit dans les bras des deux sorciers qui l'obsédaient depuis plusieurs jours. Que demander de plus ?
A/N : il se passe beaucoup de choses dans ce chapitre ! Pas mal d'indices pour la suite de l'intrigue, également... Saviez-vous qu'avant de commencer Hopewell, j'avais une liste de scènes que je voulais à tout prix écrire ? Ce rituel et baiser faisait partie de cette liste, ainsi que la fin du chapitre 6. Comme quoi, il est facile de réaliser ses rêves (je rigole, c'est une galère).
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