chapitre vii
Sage passa une nuit agitée malgré le somnifère. Il abandonna sa bataille contre Morphée peu avant l'aube, s'extirpant d'un rêve perturbant dont il ne garda aucun souvenir. Le soleil n'avait pas encore fait son apparition et sa chambre baignait dans une lueur grise.
Il resta un moment allongé, complètement immobile, tentant d'ignorer l'excitation qui pesait entre ses jambes. En temps normal, il n'aurait pas hésité à régler le problème, mais il n'osait pas se toucher. Il n'avait que trop conscience de la présence de Cecil et de Rune à proximité, juste dans la chambre d'à côté, et il savait qu'il aurait du mal à rester silencieux. La scène dont il avait été témoin hier soir ne cessait de le hanter.
Il finit par se lever, abattu et perturbé. Une douche froide ferait l'affaire.
Des vêtements propres avaient été laissés devant sa porte, ainsi qu'un petit mot. N'hésite pas à emprunter une paire de bottes dans l'entrée si tu veux sortir ! :) Il ne reconnaissait pas l'écriture, mais il pariait sur Cecil.
Dans la salle de bains, il attendit à peine que l'eau de la douche se réchauffe avant de bondir sous le jet, se lavant en vitesse. La porte n'était pas muni de loquet et il craignait que l'un des sorciers n'entre et ne le surprenne en tenue d'Adam. Il n'ignorait pas l'ironie de cette pensée : n'était-il pas celui qui les avait observé sans vergogne la veille alors qu'ils s'embrassaient ?
Sage coupa l'eau quand le froid eut finalement raison de son état. Il s'enveloppa dans une serviette épaisse et utilisa une deuxième pour sécher ses cheveux. Ils devenaient à nouveau trop long, bouclant sous ses oreilles, et son grand-père n'hésiterait pas à râler s'il ne les coupait pas bientôt. Henry se plaignait toujours qu'il ressemblait à un criminel quand il les laissait pousser.
Que penserait-il de Rune ?
Sage chassa aussitôt cette pensée. Il s'appuya sur le lavabo, les jointures de ses mains blanchissant sous la pression qu'il exerçait sur la céramique. Stop, s'enjoignit-il. Ça suffit. Cesse de penser à eux de cette manière. Tu n'es pas là pour ça, concentre-toi. Une fois qu'il eut repris le contrôle, il termina de se sécher et enfila sa tenue de la journée, identique à celle de la veille.
Quand Sage mit le nez en-dehors de la salle de bains, la voie était libre. La porte de la seconde chambre était toujours fermée et s'il tendait l'oreille, il parvenait à distinguer un faible ronflement. Il s'aventura en direction du rez-de-chaussée sur la pointe des pieds, prenant garde à ne pas louper une marche.
Le cottage avait une autre allure dans la pâle lueur de l'aube. L'endroit paraissait endormi, paisible, et Sage s'y sentait à l'aise. Il trouva son chemin vers la cuisine comme s'il était chez lui. Il se servit un verre d'eau et jeta un coup d'œil à l'heure sur l'écran tactile du frigo : il n'était même pas six heures.
S'il avait été dans son petit appartement, il aurait probablement allumé sa console pour jouer quelques heures, avant d'aller à la salle de sport ou de rendre visite à son grand-père. Ses options étaient limitées maintenant qu'il était à Hopewell et non plus dans sa tanière.
Autant se rendre utile.
Même si le cottage était plutôt encombré, il n'était pas sale ni laissé à l'abandon. Cecil et Rune faisaient visiblement l'effort de le maintenir un minimum en ordre malgré le nombre impressionnant d'objets, de livres et de plantes qu'ils avaient accumulés dans leur espace de vie. Sage tourna en rond, cherchant quelque chose à faire, avant de se rabattre sur la vaisselle de la veille, qui avait été mise de côté au profit d'autres activités.
Comme s'embrasser sous les yeux de l'invité en s'assurant d'être surpris.
Sage s'asséna une claque mentale. Il avait si bien réussi à ignorer le problème ces dernières minutes.
Une fois les plats et casseroles lavés et mis à égoutter, Sage ouvrit le réfrigérateur. Il était pleinement stocké. Autant préparer le petit-déjeuner.
Il resta sur une recette simple, de peur de faire brûler le cottage : du porridge aux fruits. Une fois les flocons d'avoine cuits dans le lait et mis à reposer, il sortit du cottage, empruntant au passage une des nombreuses paires de bottes laissées à l'abandon près de la porte d'entrée. L'herbe était recouverte de rosée et l'air frais s'infiltra sous ses vêtements amples alors qu'il traversait la pelouse en direction du pommier.
Il avait aperçu de nombreuses baies la veille, mais il avait oublié où les buissons se trouvaient dans le sanctuaire. Il n'osait pas non plus s'aventurer trop loin du cottage. Il ne se sentait pas menacé, mais il n'était pas assez idiot pour se promener seul dans un endroit où la magie était partout et omniprésente alors qu'il n'était qu'humain. Ce serait tenter le destin, et il trouvait qu'il avait assez de problèmes à gérer en ce moment pour ne pas en rajouter une couche.
Alors Sage se rabattit sur les pommes. Les fruits étaient rouges et appétissants, et il n'avait qu'à tendre le bras pour les cueillir.
Ce fut dans cette position que Cecil le trouva.
— Je me disais bien avoir entendu du bruit, lança le sorcier depuis le perron.
Sage ne put retenir un sourire quand il vit la façon dont Cecil était emmitouflé dans un large peignoir, frissonnant dans son pyjama en satin. Ses yeux étaient plissés et luttaient pour rester ouverts, tandis que ses cheveux étaient emmêlés et partaient dans tous les sens. Il avait l'air adorable.
Il n'était pas aussi mignon hier soir, lui souffla son inconscient. Son sourire disparut aussitôt. Il se racla la gorge pour chasser son malaise.
— Je n'arrivais plus à dormir, alors je me suis dit que j'allais préparer le petit déjeuner. Du porridge vous attend dans la cuisine, et j'ai fait chauffer l'eau pour du thé. Désolé, je n'ai pas trouvé de café.
— C'est normal. Rune était sacrément addict à la caféine, et il a décidé de prendre le taureau par les cornes en le bannissant de la maison.
— Sacré Rune.
Si Cecil fut surpris par la véhémence dans la voix de Sage, il ne prit pas la peine de la relever.
— Je t'avais préparé un somnifère hier soir, déclara-t-il à la place, les sourcils froncés. Tu ne l'as pas pris ?
Sage cala les pommes qu'il avait choisies contre sa poitrine et considéra la posture du sorcier. Ses bras encerclaient son ventre, comme pour se réchauffer – ou se protéger –, et il n'osait pas regarder Sage en face. Ce dernier n'avait pas besoin de magie pour comprendre ce à quoi Cecil : il était persuadé que Sage n'avait pas confiance en ses potions.
— Si, mais tu devrais revoir ta recette. Il n'a pas vraiment été efficace.
— Normalement, une dose suffit à assommer quelqu'un. Je ne comprends pas pourquoi il n'a pas fait effet sur toi.
— J'avais beaucoup de choses en tête, se contenta d'expliquer Sage.
Ce n'était pas vraiment un mensonge, mais ce n'était pas toute la vérité non plus. Il ne pensait pas que c'était une très bonne idée d'avouer qu'il avait passé plusieurs heures à fantasmer sur Cecil et son petit ami. Sage n'avait pas grand-chose, mais il tenait encore à sa dignité, ou ce qu'il en restait.
Quand ils retournèrent dans le cottage, Rune les attendait dans la cuisine. Il avait l'air encore à moitié endormi, la tête renversée en arrière sur sa chaise, la bouche entrouverte. Cecil lui asséna une pichenette sur le front quand il passa derrière lui.
— Debout, ordonna-t-il.
Rune grogna en réponse.
Cecil aida Sage à éplucher et découper les pommes, avant de préparer trois tasses de thé. Rune les observa s'activer sans bouger.
— Il n'est pas du matin, expliqua Cecil en secouant la tête, l'air faussement exaspéré. D'ordinaire, il n'émerge pas avant midi, voire plus tard.
L'odeur du porridge, encore chaud et sucré – Sage avait déniché un pot de miel dans un des placards – parvint à tirer Rune des bras de Morphée. Ils mangèrent en silence, l'heure n'étant pas propice aux discussions. Sage avait brutalement conscience de l'image qu'ils devaient renvoyer à une personne étrangère à la scène : trois amis prenant le petit-déjeuner ensemble, probablement après avoir passé la nuit à s'amuser et à rattraper le temps perdu.
Sage ne manqua pas la façon dont les doigts de Cecil cherchaient ceux de Rune sous la table. Ces deux-là ne passeraient jamais pour de simples amis. Quelque chose qui ressemblait étrangement à de la gravité les poussait ensemble, et il devait reconnaître qu'ils faisaient un beau couple.
— Tu as bien dormi, Sage ? demanda Rune.
Sage le considéra avec méfiance par-dessus sa tasse à moitié vide. Rune avait repoussé ses longs cheveux noirs derrière ses oreilles et une drôle de lueur brillait dans ses yeux. Ce n'était pas de la colère, mais cela ne rassurait pas des masses Sage.
— Pas vraiment, avoua-t-il avec prudence.
— Mmh. C'est surprenant. Quand je t'ai laissé, tu avais l'air pourtant si déterminé à dormir...
C'était un mensonge, et Sage commençait à saisir le petit jeu auquel Rune jouait.
— J'ai changé d'avis. Je me suis dit qu'il serait dommage de me coucher tout de suite. Alors j'ai décidé de suivre ton conseil.
Sage avait laissé le téléphone de Rune sur son bureau. Il était persuadé que s'il montait à l'étage, l'appareil aurait disparu dans la poche de son propriétaire, probablement pour être fouillé.
— Vraiment ? Je pensais que tu allais te dégonfler.
— Je ne suis pas un lâche.
— Tu n'es pas particulièrement courageux non plus.
— Disons que je ne suis pas aussi... aventurier que certains.
Rune se recula dans sa chaise, un sourire énigmatique étirant ses lèvres. Sage remarqua distraitement qu'il avait des fossettes, ce qui accentuait son côté malicieux.
— J'ai loupé quelque chose ? demanda Cecil, visiblement perdu.
Ainsi, Rune n'avait rien dit à Cecil. Intéressant. Ou inquiétant ; une pointe de nervosité s'installa en Sage. L'idée d'aller dans le dos de Cecil ne l'enchantait guère.
Comme personne ne lui répondait, le sorcier se redressa et se tourna vers Rune.
— Qu'est-ce que tu as fait ?
— Pourquoi suis-je toujours le premier à être accusé ?
— Parce que tu as un historique qui prouve que tu es le premier à faire des bêtises !
— Rune n'a rien fait, intervint Sage.
Il aurait été incapable de dire qui de Cecil ou de Rune fut le plus surpris de l'entendre défendre Rune. Il se tassa sous leur attention combinée mais ne lâcha pas le morceau.
— Il m'a prêté son téléphone pour que je puisse contacter mon grand-père, poursuivit-il. C'était... c'était gentil de sa part. Merci. Ça m'a fait plaisir.
Sage était honnête, et il espérait que sa gratitude se ressentait à travers ses paroles. Rune se contenta de cligner plusieurs fois des paupières, perturbé. Il se ressaisit quand Cecil le frappa sur l'épaule.
— Vous voyez, quand vous voulez, vous pouvez vous entendre, déclara Cecil avec satisfaction. Avec un peu d'effort, je suis même certain que l'on pourrait tous devenir de bons amis.
Sage en doutait. Était-ce même quelque chose qu'il désirait ? Ce serait mentir de dire qu'il serait très heureux de ne jamais revoir Cecil et Rune, mais il ne les connaissait vraiment pas assez pour souhaiter une amitié avec eux. Il y avait encore trop de zones d'ombres, de non-dits et de tension pour que Sage se sente à l'aise avec eux.
— J'espère tout de même que je suis plus qu'un ami pour toi, fit Rune.
Cecil se contenta de déposer un baiser sur son front avant de ramener la vaisselle dans l'évier.
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Après le petit-déjeuner, Cecil remonta à l'étage en déclarant qu'il avait du travail à faire. Rune, quant à lui, saisit le bras de Sage et le tira en direction de l'extérieur.
— Toi et moi, nous allons avoir une petite discussion, déclara le sorcier d'un ton ferme.
Sage n'osa pas protester et suivit Rune jusqu'à une partie du jardin qu'il n'avait jamais vue. Dissimulée derrière le cottage et une rangée de haies denses, elle semblait à l'abandon. Le sol était de terre battue et un cercle y avait été délimité à la craie. Une vieille cabane qui n'était plus que trois murs surmontés d'un toit se dressait à la limite de la forêt. Sage se rappela les paroles de Cecil quant aux frontières du sanctuaire : son œil humain ne lui permettait pas de voir autre chose que de simples arbres.
— C'est un cercle d'invocation, lança Rune en tapant du pied la ligne.
Il en faisait le tour, les bras croisés dans le dos, tandis que Sage se tenait debout au milieu. Il avait l'impression d'être une proie, et Rune le prédateur.
— On s'en sert avec Cecil pour ne pas perdre la main avec la magie défensive.
— C'est un peu un ring de boxe pour sorciers, donc ?
— On peut dire ça.
Sage pivota pour que Rune ne sorte pas de son champ de vision.
— Est-ce qu'on est là pour se battre ?
Cela eut l'effet de faire rire le sorcier. Il avait un rire bruyant qui ressemblait presque à un aboiement, et contrastait avec son apparence glaciale.
— Toujours persuadé que je suis le méchant de l'histoire ?
Sage haussa les épaules.
— Le jury n'a pas encore rendu son verdict.
— Je ferai avec. Non, Sage, je ne t'ai pas montré cet endroit pour te proposer de te battre, mais plutôt pour te donner un avant-goût du rituel que j'utiliserai pour te débarrasser du sort de souffrance continue.
— Ça ne me rassure pas des masses.
— Tant mieux, ce n'était pas mon intention. Je ne vais pas faire dans la dentelle, ni te vendre du rêve, parce que ce n'est pas mon genre.
— Je ne l'aurais pas deviné, marmonna Sage entre ses dents.
— Je peux t'entendre, tu sais. Mais bref. Le rituel n'est pas douloureux à proprement parler, et je prends toujours garde à ne pas blesser la personne concernée, mais il y a beaucoup de paramètres à gérer. La magie risque de résister, ton propre corps peut refuser de coopérer, il peut y avoir une erreur dans l'incantation, et cætera. Je veux que tu comprennes que le risque zéro n'existe pas.
Que c'était rassurant. Sage déglutit.
— Et si je ne veux plus faire le rituel ?
La réponse lui paraissait évidente, et Rune confirma ses doutes.
— Tu seras coincé avec le sort. Du moins, tant que le sorcier responsable n'accepte pas d'annuler l'incantation, mais connaissant les forces de l'ordre de notre chère ville, je ne miserais pas grand-chose dessus.
Rune n'avait pas tort. La police était formidable pour gérer les affaires entre humains, mais elle était surtout connue pour rechigner de s'occuper de tout ce qui touchait de près ou de loin à la communauté magique.
Sage était donc face au mur.
— Que ferais-tu à ma place ? demanda-t-il.
— Je suis un sorcier, pas un humain. Je ne suis pas sûr que ma réponse te plaira.
— Si je dois être honnête, il n'y a pas grand-chose qui me plaît en ce moment.
Et Sage avait besoin d'un avis extérieur, même si c'était celui de Rune, un sorcier qu'il ne portait pas particulièrement dans son cœur. Il était trop confus, trop perdu, projeté dans un monde qu'il ne connaissait pas, qu'il avait passé des années à éviter. Toutes ses tentatives pour garder ses distances avec la magie s'étaient finalement retournées contre lui.
Rune considéra Sage avec attention, comme s'il pesait ses mots et les choisissait avec soin.
— Je choisirais le rituel, déclara-t-il lentement. Mais j'en détesterai chaque minute.
Un soupir échappa à Sage.
— Si cela peut t'aider à mieux vivre cette future expérience traumatisante, je peux t'expliquer ce que je compte faire, proposa Rune. Promis, ce sera la version La magie pour les nuls, spécialement adaptée pour un humain.
— J'apprécie l'effort, railla Sage.
Ce n'était pas uniquement de la raillerie, mais il n'osait pas l'avouer. Il ignorait quand c'était arrivé, mais il commençait à voir Rune comme une ancre, un repère.
— Je construirai un cercle d'invocation semblable à celui-là, et tu te placeras au centre. Le but sera de faire sortir la magie du sort et de la contenir dans le cercle pour mieux la détruire. Il y aura des incantations qui te paraitront menaçantes, et tu n'y comprendras rien, ce qui est normal. Tu devras probablement boire des potions pour préparer ton corps, je laisserai Cecil s'en occuper, c'est sa spécialité. Il faudra probablement que je fasse un saut en ville aujourd'hui pour acheter les derniers ingrédients qui nous manquent.
Sage commençait à mieux saisir les préférences de chacun des sorciers. Cecil ressemblait aux sorciers qui peuplaient les contes pour enfants, ces hommes et ces femmes qui s'isolaient de la civilisation pour cultiver des plantes magiques et préparer des potions. Rune, quant à lui, cochait toutes les cases de l'enchanteur mystérieux, du magicien-guerrier des romans fantastiques et des jeux vidéo que Sage appréciait tellement. Il semblait également ne pas avoir de difficulté à quitter le sanctuaire pour s'aventurer dans le monde.
— Le rituel ne devrait pas durer plus d'une heure, mais le temps ne s'écoule pas de la même façon à l'intérieur du cercle. Je ne vais pas tourner autour du pot : tu détesteras chaque instant. Le sort a eu plusieurs jours pour s'adapter à ton organisme, malgré les efforts de Hopewell pour en limiter sa propagation. Il s'accrochera de toutes tes forces, et tu essaieras probablement d'interrompre le rituel, d'une manière et d'une autre. Cecil sera là pour t'empêcher de tout faire capoter.
— Plus tu parles, plus on dirait que tu organises un exorcisme.
— Parce que c'est un peu le cas. Pourquoi crois-tu que les sorciers ont été chassés durant des siècles par l'Eglise ?
Sage n'était pas prêt à se lancer dans une discussion sur l'histoire des traumatismes et des intolérances subies par la communauté magique, même si c'était un sujet extrêmement important.
— Une fois le rituel fini, je serai libre ?
— S'il est concluant, oui. Sinon...
Pour la première fois, Rune hésita avec ses mots.
— On réfléchira à une autre solution le cas échéant. Il est inutile de plus te préoccuper.
— Je pense qu'il est impossible de me faire encore plus flipper.
— Ne me tente pas.
Le silence tomba sur la petite clairière. Le soleil avait beau être présent, Sage ne put s'empêcher de croiser les bras sur sa poitrine pour y trouver un peu de chaleur. La discussion l'avait laissé frissonnant, la tête remplie d'images et de perspectives glaçantes.
— Donc, si je résume bien, tu m'as emmené dans un coin isolé d'un sanctuaire magique pour me décrire comment tu comptes me torturer demain soir. Si jamais tu venais à m'attaquer, personne ne m'entendrait hurler.
— Oh, je suis certain que Cecil viendrait à ton secours.
Il n'y avait aucune trace de jalousie, ni de colère dans la voix de Rune, rien de plus que de l'amusement, comme si c'était une vaste blague dont Sage était censé être au courant. Il serra la mâchoire.
— C'est quoi ton problème ? lança-t-il.
— Mon problème ? répéta Rune. Je n'en ai pas. Toi, en revanche...
Le premier réflexe de Sage fut de nier, mais il changea de stratégie. L'attaque était la meilleure des défenses, n'est-ce pas ?
— Tu sais quoi ? Oui, j'en ai un, et c'est ta faute. À quoi joues-tu ?
— Il va falloir être un peu plus clair si tu veux une réponse, l'ami.
— Je ne suis pas ton ami.
— Pas encore. Et j'attends tes précisions. Tu parlais d'un jeu, non ?
La situation semblait grandement amuser Rune. Sage, lui, se sentait incroyablement frustré. Il prit une profonde inspiration.
— Tu vas me forcer à cracher le morceau, hein ? grogna-t-il.
— L'honnêteté est une vertu.
— La patience aussi, et je commence à en manquer.
— Autant aller droit au but alors.
Sage était à deux doigts de s'arracher les cheveux.
— Hier soir. Ton petit manège avec Cecil, dans le jardin. Tu crois que je n'ai pas remarqué ce que tu essayais de faire ?
— Et quelles étaient mes intentions ?
Sage se retrouva à court de répartie – non pas qu'il en avait beaucoup à la base. Il se retrouvait incapable de répondre de façon franche. Tu essayais de me rendre jaloux, même si c'était la vérité et reflétait ce que pensait Sage, lui paraissait mesquin.
Rune avança, entrant dans le cercle d'invocation, s'approchant de Sage d'une démarche presque ondulante, qu'il avait dû emprunter à Cecil. Sage n'osa pas bouger.
— Tu as donné ta langue au chat ? Dommage. J'aimais bien la direction que prenait notre petite discussion.
— Ce n'est pas juste, souffla Sage.
Rune leva un sourcil, l'air de demander ce qui ne l'était pas. Tu me mets sous les yeux ce que je désire, tout en me montrant que je ne pourrai pas l'avoir, songea-t-il avec amertume.
— Pour Cecil, répondit-il à la place. Ce que tu as fait hier soir avec lui, tout en sachant que je regardais... C'est de l'exhibitionnisme. S'il n'était pas au courant, c'est franchement dégueulasse de ta part.
Rune hocha lentement la tête. Il franchit d'un pas la distance qui les séparait encore et examina Sage des pieds à la tête. Le sorcier était un peu plus grand que lui, c'était uniquement une question de quelques centimètres, pourtant sa présence était tellement intense que Sage avait l'impression d'être dominé. Il se força à ne pas détourner le regard et à croiser celui de Rune, brûlant et intense.
— Je prendrai soin de transmettre à Cecil ta sollicitude, ronronna Rune à son oreille.
Son souffle était chaud et un frisson le saisit quand Rune effleura son épaule pour le dépasser.
— Même si elle est inutile, car tu n'as pas pensé à l'évidence.
— Qui est ?
— Que c'était son idée.
Quand Sage se retourna, Rune s'était volatilisé.
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Sage fouilla le sanctuaire à la recherche du sorcier, en vain. Rune avait bel et bien disparu. Comme par magie, songea Sage. L'ironie ne le faisait pas rire.
Le soleil était presque à son zénith quand Sage jeta l'éponge, se laissant tomber sur un banc à moitié envahi par le lierre qui lui offrait une vue de tout Hopewell. Le sanctuaire semblait paisible, avec le vent qui faisait doucement bruisser les herbes et les oiseaux qui pépiaient avec joie dans les branches, mais ce n'était pas le cas de Sage. Il avait du mal à chasser de son esprit l'étrange conversation qu'il venait d'avoir à Rune.
Il avait l'impression de ne pas avoir compris quelque chose d'essentiel. Il lui manquait une information qui lui permettrait de saisir tous les sous-entendus de Rune, de réellement parler sa langue.
Même s'il savait qu'il devrait se concentrer sur le rituel, que c'était sa priorité, il ne pouvait s'empêcher de penser au baiser de Cecil et de Rune, et aux allusions de ce dernier. Sage était parti du principe que Rune avait deviné qu'il désirait Cecil, et qu'il avait souhaité faire une petite démonstration pour lui faire passer un message : ne touche pas à lui, il est à moi. Mais il s'était visiblement trompé.
C'était son idée. Et c'est là que Sage bloquait. Pourquoi Cecil s'amuserait-il à cela ? Il n'irait pas jusqu'à dire que ce n'était pas son style, étant donné qu'il ne le connaissait pas assez pour s'avancer autant, et qu'il se souvenait très bien la façon dont le jeune homme avait joué de son charme lors de leur première rencontre. Mais toute cette personnalité charismatique avait disparu à son retour, ce qui avait poussé Sage à croire que ce n'était qu'une façade, qu'un rôle qu'il empruntait pour jauger les autres.
S'était-il trompé ? Il avait du mal à concilier le Cecil qu'il voyait avec celui que Rune décrivait, une personne plus dangereuse et manipulatrice qu'il le pensait.
Ou refuses-tu seulement de le croire ?
Il secoua la tête, comme si cela suffisait à chasser ces interrogations. Maintenant n'était pas le moment pour se torturer l'esprit avec sa psychologie de comptoir. Il devait se faire à l'idée qu'il ne connaissait pas ces deux garçons, et qu'il ne les connaîtrait probablement jamais. Le rituel aurait lieu le lendemain au soir. Si tout se passait bien, il pourrait rentrer chez lui dès le surlendemain, avec en prime l'antidote pour son grand-père.
Son grand-père... Une pointe de culpabilité le frappa quand il se rendit compte que Henry n'avait pas occupé son esprit depuis son arrivée à Hopewell. Le fait de ne pas avoir la maladie et le destin condamné de son grand-père en première pensée, au quotidien, aurait dû être un soulagement, mais Sage le vivait comme une trahison. C'était comme s'il l'avait failli.
Il se rassura du mieux qu'il le pouvait en se rappelant qu'il rentrerait bientôt. Et le premier endroit où il se rendrait serait la petite maison de son grand-père, pour se faire pardonner – même si une partie de lui était parfaitement consciente que Henry ne lui en voudrait pas d'avoir pris du temps pour lui. En revanche, il serait furieux de ne pas lui avoir donné des nouvelles durant son absence. Sage espérait de tout son cœur que son grand-père avait reçu son SMS et que Rune ne lui avait pas joué un mauvais tour.
De toute façon, il ne pouvait rien faire d'autre que de patienter. Être ainsi impuissant, coincé ici sans pouvoir contacter à sa guise le monde extérieur, commençait à l'irriter. Il inspira profondément. Il devait prendre son mal en patience.
Après quelques instants de méditation, Sage se sentit à nouveau en contrôle de lui-même et prêt à retourner au cottage. Avec un peu de chance, Cecil aurait terminé de travailler et pourrait lui accorder un peu de temps. Sage en profiterait peut-être pour interroger le sorcier, voir si les paroles de Rune avaient une once de vérité.
Il vit presque trop tard la femme pénétrer dans le sanctuaire.
Ce fut un mouvement du coin de l'œil qui l'alerta de la présence d'une autre personne. Elle errait sur le sentier menant du purgatoire jusqu'au cottage, et Sage eut à peine le temps de se précipiter derrière un buisson avant qu'elle ne tourne la tête dans sa direction. Il attendit quelques secondes avant de se risquer à jeter un coup d'œil par-dessus les branches.
Elle ne l'avait pas vu et se dirigeait maintenant vers le cottage. Le purgatoire était encore visible, son chemin sombre et inhospitalier contrastant avec l'ambiance paisible de Hopewell. Sage n'avait pas oublié les paroles de Cecil : le purgatoire était la seule sortie du sanctuaire.
Sage savait qu'il ne pouvait pas quitter Hopewell ainsi, pas alors qu'il ne s'était pas encore débarrassé du sort qui mettait sa vie en danger, mais cela ne l'empêchait pas de tâter l'idée, de jouer avec elle, d'imaginer. Il pourrait franchir le purgatoire et trouver le chemin vers le rocher couvert de mousse. Il aurait peut-être du mal à rentrer en ville, mais il se débrouillerait.
Le purgatoire se referma avant qu'il ne puisse faire une bêtise, comme s'il avait pu discerner ses pensées. Sage soupira et retourna son attention vers la nouvelle venue.
La distance ne lui permettait pas de discerner ses traits avec précision, mais elle avait l'air jeune, et perturbée, le visage livide, probablement à cause du purgatoire. Elle devait être humaine, à en croire la façon dont elle fixait le cottage avec méfiance.
Sage était heureusement assez proche pour l'entendre frapper à la porte. Il avait une impression de déjà-vu : c'était exactement ce qu'il avait fait lors de sa première visite. Il attendait avec impatience le moment où Cecil ouvrirait la porte.
Le moment ne vint jamais. La porte du cottage resta résolument fermée, malgré les efforts de la femme, qui frappa à plusieurs reprises. Elle recula en levant les bras au ciel, visiblement agacée.
— Hey ! Je sais que des sorciers vivent ici. Ouvrez-moi, j'ai besoin de votre aide !
Seuls les pépiements des oiseaux lui répondirent, ce qui n'arrangea pas sa frustration. Elle se mit à faire les cent pas, s'arrêtant parfois pour tester la poignée de la porte avant de reprendre son mouvement.
— Vous allez me laissez plantée ici sans rien faire ? Ça vous ressemble bien, tiens ! Vous êtes tous les mêmes, inutiles et...
Le reste de ses paroles fut inaudible, marmonné dans sa barbe. Sage resta interdit. La scène était... surprenante, pour ne pas dire révoltante. Le comportement de la visiteuse lui paraissait juste incroyable, et ce n'était pas un compliment.
— Le coven de High Moon m'a assuré que vous étiez prêt à m'aider, et vous allez refuser ? Attendez que Loren Harrow en entende parler, et ça va chauffer pour vous !
À ces mots, le sang de Sage se figea dans ses veines. Loren Harrow. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas entendu ce nom – pas assez, si on lui demandait son avis. Ce n'est pas grave, avait dit Henry. On trouvera autre chose. Je pensais peut-être envoyer un message à Loren...
Cela remontait à la conversation téléphonique entre Sage et son grand-père, après sa première visite désastreuse à Hopewell. Sage avait aussitôt interrompu son grand-père et lui avait interdit de contacter la sorcière.
De contacter sa mère. Il pouvait faire tous les efforts du monde pour prétendre qu'elle n'existait pas, il ne pouvait pas lui échapper, même ici. Cela faisait deux ans qu'il ne l'avait pas vue, et cela ne lui semblait pas suffisant : moins il la voyait, mieux il se portait.
Elle n'avait jamais été très présente dans sa vie, préférant le laisser à son père, Henry, pour s'occuper de son coven et de ses affaires magiques. Son désintérêt ne s'était pas arrangé quand l'héritage humain de Sage avait pris le dessus sur ses gènes de sorcier. Il ne se considérait même pas comme un sang-mêlé tellement il était dépourvu de tout don. Une crise d'adolescence particulièrement rude avait été la goutte d'eau qui avait fait déborder le vase et poussé Sage à couper tout contact avec sa mère.
Non pas qu'elle eut essayé de le contacter depuis.
Et voilà qu'elle faisait une apparition à un endroit où Sage ne l'attendait pas du tout. Il ne put s'empêcher d'être curieux : qu'avait-elle à voir avec le sanctuaire ? Il était persuadé que Hopewell ne faisait pas partie de son coven ; il avait appris à reconnaître les lieux et les individus affiliés à High Moon pour les éviter.
Mais la femme en colère avait mentionné Loren comme si c'était une autorité toute puissante. Ce qui n'avait pas été très efficace, visiblement, vu l'absence de réaction de Cecil. La femme poussa un cri frustré avant de s'éloigner, tapant du pied sur les dalles du sentier et disparaissant derrière le cottage.
Sage ignorait quelle était la raison de sa présence, mais il se surprit à espérer que le sanctuaire n'exaucerait pas son vœu. C'était mesquin de souhaiter que la seule visite de cette inconnue à Hopewell tombe à l'eau, mais il ne s'en voulait pas. Si elle côtoyait sa mère, elle le méritait.
Le jeune homme resta terré derrière son buisson pendant ce qui lui semblait être de longues heures. Il n'osait pas sortir de sa cachette tant que la visiteuse traînait dans le sanctuaire, de peur de se faire alpaguer, voire pire. Elle finit par prendre la direction de la sortie quand il commençait à perdre toute sensation dans ses jambes, visiblement à bout de nerfs, disparaissant dans le purgatoire sans un regard en arrière.
Et la seule chose à laquelle Sage pensait, malgré la discussion avec Rune, malgré la mention de sa mère, c'était que la porte du cottage était restée résolument fermée pour cette femme, alors qu'elle s'était toujours ouverte pour lui.
A/N : est-ce que Rune et Sage finiront par s'entendre ? Mystère... Et que vois-je ? Une intrigue secondaire ? Pourquoi est-ce que je continue à me faire du mal comme ça en me mettant des bâtons dans les roues...
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