chapitre v
Sage fit un rêve des plus étranges.
Il volait loin au-dessus de collines verdoyantes et de villages champêtres, virevoltant entre les nuages. À ses côtés planait une créature majestueuse, un reptile doté d'ailes membraneuses. Ses écailles noires avaient un éclat doré sous les rayons puissants du soleil. Le dragon avait de grands yeux orange qui respiraient l'intelligence.
Il adressa un clin d'œil à Sage avant de plonger vers la droite, le laissant seul dans l'immensité du ciel.
Quand Sage se réveilla, il sentait encore le souffle du vent sur ses joues et la chaleur du dragon à ses côtés. Il lui fallut un moment pour reprendre ses esprits.
La première chose qu'il remarqua fut qu'il était dans une pièce inconnue. Encore. Cela semblait devenir une mauvaise habitude. Il était cette fois allongé dans un lit plutôt que dans le canapé des Sylvain, et il savait qu'il n'était plus chez Cali. La pièce, une chambre exiguë, n'était meublée que du lit, d'un petit bureau et d'une armoire qui prenait presque tout un mur. L'endroit était impersonnel au possible, dénué de toute décoration qui permettrait d'indiquer qui y vivait, mais il avait le mérite d'être propre.
Sage tourna la tête sur son oreiller. Une fenêtre donnant sur l'extérieur était entrouverte, laissant passer un filet d'air frais et dévoilant un ciel cramoisi au-dessus de cimes sombres. Le soleil se couchait. Il ignorait combien de temps il avait passé en étant inconscient.
Ce ne fut qu'à ce moment qu'il réalisa l'évident : il n'avait plus mal.
Il se redressa en sursaut, comme s'il était monté sur des ressorts, aussi choqué que soulagé. L'horrible douleur qui l'avait envahi depuis qu'il avait été maudit avait été reléguée au rang de fantôme. Il en sentait encore les résidus dans les crampes et les courbatures qui le faisaient grimacer, mais ce n'était rien en comparaison de ce qu'il avait vécu.
Il ne put s'empêcher de passer sa langue contre sa joue, à la recherche de l'arrière-goût du remède de Fallon, en vain. Tout ce qu'il trouva fut une soif qui asséchait ses lèvres et brûlait sa gorge.
Il devait trouver à boire. Sans réfléchir, Sage se dépêtra des draps qui avaient été soigneusement placés autour de sa personne. Quelqu'un s'était visiblement tenu à son chevet durant son sommeil, comme en témoignaient les bouteilles vides et le gant humide posés sur le bureau. Il baissa les yeux sur sa personne. Il ne portait plus son uniforme et son sempiternel jeans non plus, tous deux remplacés par un pantalon en lin qui le serrait un peu à la taille et une chemise en coton qui dévoilait sa poitrine. Ses chaussures avaient disparu.
Sa mémoire après son départ de la maison des Sylvain pour le sanctuaire était floue. Il se rappelait Cali, obligée de rester sur le parking, la randonnée à travers les bois avec Fallon, et le purgatoire. C'était à ce moment que les événements se brouillaient. Il se souvenait de Rune, de sa voix grave, de la façon qu'il avait eu de le toucher et de le faire souffrir. Puis il s'était évanoui.
Sage se leva sur des jambes incertaines et, s'appuyant contre le mur, jeta un coup d'œil par la fenêtre. Même s'il se doutait de ce qu'il allait découvrir au-delà de la vitre, la vue du sanctuaire de Hopewell baignée par le soleil couchant le laissa bouche-bée.
Il avait réussi. Il était retourné à Hopewell.
Il s'autorisa à admirer le spectacle jusqu'à ce que sa soif se rappelle à lui. Sa gorge commençait à le démanger sérieusement et il avait le pressentiment que s'il se mettait à tousser, il s'arracherait un poumon.
Sage se sentait comme un intru quand il ouvrit lentement la porte de la chambre. Au-delà du seuil se trouvait un petit palier qui donnait sur des escaliers, ainsi que deux portes. La première était fermée, tandis que la seconde donnait sur une petite salle de bains. Il hésita un moment avant de sortir.
— Est-ce qu'il y a quelqu'un ?
Sa voix était éraillée et faible, et seul le silence lui répondit. Sage haussa les épaules et continua.
Il ignora la pièce fermée – il se sentait déjà comme un voleur, inutile d'en rajouter en fouinant – et s'attaqua aux escaliers. Il les descendit plus lentement qu'il ne l'aurait voulu, ses muscles encore paralysés par le sort qui avait manqué de le rendre fou de douleur, et son cœur battait la chamade quand il arriva devant une lourde tapisserie masquant le passage vers la pièce principale.
Le cottage de Cecil n'avait pas changé. Il y régnait le même désordre que l'autre jour, comme si le ménage était une notion inconnue pour le jeune sorcier. La plante avec les dents avait disparu, remplacée par une grande tige qui ondulait au rythme d'une musique inaudible. Sage laissa la tapisserie retomber dans son dos, dissimulant complètement l'accès au premier étage.
La petite maison était vide. Il se fraya un chemin jusqu'à la cuisine en prenant garde à ne rien toucher, l'avertissement de Cecil frais dans son esprit. Il n'était qu'humain ; il serait incapable de faire la différence entre un simple livre et un manuel sur les bombes magiques qui explosait à intervalle régulier pour montrer sa prouesse.
Oui, ce genre de livres existaient réellement. Ils étaient la raison pour laquelle les étudiants en science avaient l'interdiction formelle d'emmener leurs notes avec eux dans les laboratoires du campus.
Dans la cuisine, Sage fouilla dans les placards à la recherche d'un verre. Il y avait une cruche posée sur la table. Il en renifla le contenu avec circonspection. Il avait l'impression que ce n'était que de l'eau aromatisée à la menthe et au citron mais, dans le doute, il se servit directement au robinet.
Il n'était cependant pas un animal : il utilisa le distributeur de glaçons sophistiqué du réfrigérateur.
Une fois désaltéré, Sage se rendit compte qu'il ignorait quoi faire. Il pouvait retourner à l'étage et se coucher. Même si le sort lui avait coûté une bonne partie de son énergie et de sa force, il se sentait bien trop éveillé pour essayer de dormir. Il se rendit à l'évidence.
Il devait trouver ses hôtes. Il avait maintenant compris que le sanctuaire de Hopewell n'était pas que le foyer de Cecil, mais également de Rune, ce mystérieux garçon aux cheveux noirs. Qu'avait dit Fallon avant qu'il ne s'évanouisse ? Qu'il était sous la protection des deux jeunes hommes. Ils ne devaient donc pas être bien loin.
Sage frissonna. S'il se montrait parfaitement honnête, il aimerait autant que possible éviter Rune. Il ne lui avait pas fait une bonne impression lors de leur première rencontre. Il n'irait pas jusqu'à dire que le jeune homme était méchant ou dangereux – son grand-père l'avait mieux élevé que cela –, mais il n'était pas confortable avec l'idée de partir à sa recherche et de passer du temps seul avec lui.
Il restait donc Cecil.
Après avoir déposé son verre dans l'évier, Sage sortit du cottage. Les pierres du chemin étaient chaudes sous la plante de ses pieds nus, et l'herbe haute chatouillait ses chevilles. Sage ne s'était jamais réellement considéré comme un passionné de la nature, bien content de son existence confortable en ville, mais il devait reconnaître que le cadre de vie bucolique lui faisait du bien.
Il trouva Cecil à la lisière du jardin, là où les bordures soignées disparaissaient au profit d'herbes folles. Sage s'immobilisa, abasourdi par la vue qui s'offrait à lui.
Le jeune sorcier avait troqué le cardigan qu'il portait la première fois pour une tenue plus adaptée au travail manuel. Son T-shirt blanc était tâché et son col, trop large pour la silhouette menue de Cecil, glissait sur son épaule. Les yeux de Sage se rivèrent sur la clavicule délicate du sorcier. Il se força à détourner le regard, les joues brûlantes.
Cecil ne remarqua pas immédiatement qu'il avait de la compagnie. Il était occupé à puiser de l'eau, penché au-dessus d'un puis de pierre qui grinçait à chaque fois qu'il tirait l'épaisse corde supportant le seau. L'effort le faisait haleter et transpirer, mais il ne s'arrêtait pas malgré la difficulté de la tâche. Sage était impressionné par la définition de ses bras ; Cecil était visiblement une personne plus manuelle qu'il ne l'avait imaginé.
Il se maudit aussitôt pour la direction qu'avaient prises ses pensées.
Sage attendit que Cecil récupère son seau plein avant de se racler la gorge. Son hôte sursauta et regarda autour de lui avec affolement ; quand il découvrit Sage, ses yeux s'arrondirent comme des soucoupes. Il repoussa une mèche blonde de son front humide.
— Tu es réveillé ! s'exclama-t-il en souriant. C'est fantastique ! Je pensais que tu dormirais encore jusqu'à demain matin. C'est un bon signe.
— Je me sens déjà bien mieux. J'ignore ce que tu as fait, mais ça m'a aidé. Merci.
— Ah... Mais je n'ai rien fait. C'est le sanctuaire qui guérit les visiteurs, pas moi.
Sage avait une impression de déjà-vu qui le ramena à sa première visite, quand il avait remercié Cecil de lui avoir ouvert le passage vers Hopewell et que le sorcier lui avait affirmé qu'il n'y était pour rien.
— J'ai vu les fioles sur le bureau, contredit Sage.
Le sourire de Cecil vacilla. Pour dissimuler sa gêne, il essuya ses mains terreuses sur son jeans, salissant encore plus le tissu.
— Je t'ai administré quelques potions curatives, avoua Cecil à contre-cœur. Un anti-douleur et un somnifère, pour que tu puisses te reposer un minimum.
Il considéra Sage sous ses cils, avec méfiance, comme s'il s'attendait à une réaction explosive. Sage sentit la bile lui monter. Qu'est-ce que Sage avait bien pu imaginer sur sa personne après la terrible première impression qu'il avait laissée à Cecil ? Il n'avait rien contre les potions et les sorciers. C'était uniquement quand leurs principes étriqués risquaient la vie de ceux qu'il aimait qu'il se méfiait, à raison.
— Tu n'étais pas obligé.
Cecil paraissait sur le point de protester, mais il finit par secouer la tête et changer le sujet.
— Le genre de magie avec laquelle on t'a maudit... On la réserve d'ordinaire à son pire ennemi.
— Le sorcier responsable avait l'air bien remonté. Il était probablement bourré, aussi.
— L'alcool et la magie ne font jamais bon ménage. Et je sais de quoi je parle... J'ai commis cette erreur de nombreuses fois dans ma jeunesse. Ce n'est pas pour rien que ce genre de règles existent.
Si la situation avait été ordinaire, Sage n'aurait pas hésité à demander des détails. À quoi avait ressemblé la vie de Cecil avant le sanctuaire, avant cette existence paisible ? Pourquoi partait-il de sa jeunesse alors qu'il ne paraissait pas avoir plus de vingt-cinq ans ?
Mais une certaine tension pesait encore entre les deux jeunes hommes, le souvenir de leur première rencontre presque tangible dans l'air, et la discussion mourut sans qu'aucun ne fasse l'effort de la raviver.
Cecil se racla la gorge. Il avait du mal à regarder Sage en face, examinant à la place le pissenlit qui se trouvait à ses pieds, ou le moineau qui chantait dans l'arbre le plus proche, ce qui était un véritable contraste avec son comportement d'auparavant. Où était passé le le garçon séducteur pour qui Sage se serait jeté à genoux sans même réfléchir ?
Sage n'était pas assez naïf pour croire qu'il résisterait bien longtemps aux charmes de Cecil si jamais le sorcier se décidait à le séduire. Il n'avait jamais eu beaucoup d'amour-propre, après tout. Cela expliquait beaucoup de choses sur sa vie, à commencer pourquoi il était si heureux d'être de retour à Hopewell.
— Je ne vais pas t'embêter avec mes vieux souvenirs. (Cecil tenta de rire, mais le son parut faux.) Je me doute que tu ne rêves que de partir le plus vite possible, surtout que tu dois te sentir bien mieux, mais j'aimerais discuter avant. Si cela ne te dérange pas, bien entendu.
Sage avait plein de choses à dire à Cecil. Déjà, il devait le remercier pour s'être occupé de lui durant sa convalescence. Même s'ils s'étaient quittés sur des termes incertains, le sorcier ne s'était pas accroché à sa rancœur et avait ouvert les portes de son chez-lui à Sage. Ensuite, il allait devoir s'excuser d'être parti d'une façon aussi abrupte, il y a deux semaines. Cela n'avait pas été poli.
Pourtant, Sage ne put s'empêcher de répondre instinctivement :
— Pourquoi voudrais-je partir après avoir tant galéré à revenir ?
Cecil se contenta de cligner des paupières, alors Sage poursuivit sur sa lancée.
— As-tu la moindre idée de la galère que c'était de traverser le purgatoire ? J'ai supplié pendant, genre, une heure avant que ton petit ami ne débarque pour me sauver la mise. J'ai cru que j'allais vraiment perdre la tête.
— Hein ? Mon petit-ami ?
— Grand, menaçant, longs cheveux noirs. Je l'ai vu quand je suis parti, la première fois. C'est ton petit ami, non ? Il t'enlaçait. Enfin, je crois qu'il avait les bras autour de toi, la distance m'a peut-être induit en erreur. Mon grand-père est persuadé que j'aurais besoin de lunettes mais je refuse d'aller voir un docteur. Et je sais que ce n'est pas cool de faire ce genre de suppositions, mais vous allez bien ensembles, alors je me suis dit que vous étiez un couple.
Plus Sage parlait, moins il n'était sûr de ce qu'il avançait, alors il préféra s'arrêter avant de s'enfoncer encore plus. Cecil avait l'air perdu.
— Je... C'est de Rune dont tu parles, non ?
— Fallon l'a appelé comme ça. Ton petit ami.
— On peut dire ça, oui. Rune est... mon petit ami, répéta Cecil, comme pour se convaincre. Excuse-moi, je n'ai pas l'habitude de présenter notre relation ainsi.
— Oh. J'allais te faire remarquer que tu ne devais pas t'excuser pour ne pas paraître faible, c'était ton conseil, mais j'ai terriblement envie de te demander pardon. Donc...
— Je pense que l'on peut laisser tomber cette philosophie pour le moment.
— Ouais, bonne idée. De quoi voulais-tu me parler ?
Même si l'atmosphère était encore étrange, elle avait au moins perdu de cette lourdeur qui avait manqué d'étouffer Sage quand il s'était approché de Cecil. Le sorcier lui adressait désormais un sourire léger, convivial.
— Cela peut attendre encore un peu. Pourquoi ne pas en parler après le dîner ? suggéra Cecil.
Le premier réflexe de Sage fut de protester, mais il se mordit la langue à temps. Il devait reconnaître qu'il avait faim et qu'il était curieux. Il n'y avait pas de mal à rester un plus longtemps, n'est-ce pas ?
— Je suis toujours partant pour un bon repas.
— Alors suis-moi.
————————————
Sage s'assit à la petite table de la cuisine tandis que Cecil s'installait derrière les fourneaux. Il avait fait un brin de toilette et avait troqué sa tenue poussiéreuse et terreuse pour ce qui ressemblait à un pyjama en satin.
Sage dut serrer les poings sur ses cuisses pour ne pas effleurer sa taille quand il passa à proximité et découvrir si le tissu – si Cecil – était aussi doux qu'il ne le paraissait. Il s'en voulut aussitôt de penser cela. Cecil était en couple avec Rune. Sage était une personne horrible pour convoiter un homme amoureux d'un autre.
Il se changea les idées en observant Cecil cuisiner.
Le sorcier était un bien meilleur hôte que Sage, il n'y avait pas photo. Si le dîner avait eu lieu chez le jeune homme, Cecil aurait dû se contenter de pâtes à la sauce tomate, ou d'une pizza provenant du petit restaurant familial en bas de la rue. Dino était sympa, il offrait toujours des réductions aux étudiants et Sage saisissait toujours l'occasion. Il serait idiot de ne pas profiter d'une excellente pizza gratuite, non ?
Sage avait presque honte de voir Cecil à l'œuvre. Le sorcier préparait un ragoût épicé accompagné de légumes grillés et de pain aux herbes. La cuisine sentait délicieusement bon et Sage avait l'eau à la bouche. Depuis quand n'avait-il pas pu profiter d'un repas maison, qui avait été cuisiné de A à Z, et qui ne provenait pas d'une boîte en conserve ou du restaurant universitaire ?
Probablement depuis sa dernière visite chez son grand-père, voire plus longtemps. Ce n'était pas que Sage n'était pas un bon cuisinier – ou au moins décent –, mais il n'avait ni le temps de réfléchir à des recettes, ni les moyens d'investir dans des ingrédients de qualité.
Il souffrait d'un complexe d'infériorité.
— Tu n'es pas obligé de faire tout ça, ne put-il s'empêcher de dire.
Cecil fit un geste de la main, comme si Sage racontait des bêtises.
— Ne dis pas n'importe quoi. Je suppose que tu as faim, non ? Tu n'as rien avalé depuis ton arrivée.
— Quel jour sommes-nous ?
Cecil marqua une pause. La louche qu'il tenait s'immobilisa.
— Vendredi, répondit-il prudemment.
Sage était parti travailler mardi soir. Il avait passé presque trois jours inconscients. Trois jours. Il espérait que quelqu'un avait pris la peine de contacter son manager pour l'excuser de son absence. Il n'avait jamais loupé autant de services depuis l'hiver dernier, quand il avait attrapé la grippe saisonnière et avait été cloué au lit une bonne semaine, fiévreux et délirant.
Il accueillit la nouvelle avec détachement. Quand il ne réagit pas, Cecil se détendit et se remit au travail, touillant la sauce et vérifiant la cuisson des légumes.
— Pourquoi as-tu peur de moi ? demanda Sage.
— Je n'ai pas peur de toi.
— Depuis mon réveil, tu es sous tes gardes. Tu... Tu te crispes à chaque fois que je parle, ou quand tu me poses une question.
Cecil soupira. Il tournait le dos à Sage, ce qui arrangeait bien ce dernier, qui aurait très certainement perdu tout son courage si le sorcier s'était décidé à le regarder en face.
— Ce n'est pas de la peur, le corrigea doucement Cecil. Je ne sais pas sur quel pied danser avec toi. Tu es parti d'une façon si soudaine la dernière fois, juste après que je t'ai avoué être un sorcier, et je ne peux m'empêcher de penser que ces deux éléments sont liés.
Il saisit un brin de ciboulette pour s'occuper les mains.
— Alors je fais attention à comment je me comporte pour ne pas te faire fuir une seconde fois.
Sage mit quelques secondes à reconnaître le sentiment qui l'envahit. De la honte. Il n'avait pas pensé une seule fois à comment sa réaction avait pu impacter Cecil.
— Ce n'est pas parce que tu es un sorcier que je suis parti, se défendit Sage. Je... Je ne suis pas aussi intolérant. C'est juste que j'ai eu ma dose de sorciers qui m'ont affirmé qu'être humain ou un sang-mêlé était un sort pire que la mort, sans mauvais jeu de mot. Dans ma situation, cette façon de penser est dangereuse. Mais assez parlé de moi.
Sage s'humecta les lèvres, choisissant avec soin ses prochains mots.
— Je te présente mes excuses pour mon comportement de la dernière fois. Je n'aurais pas dû réagir ainsi, ni mettre un terme à la conversation. Tu voulais juste m'aider, et je t'ai tourné le dos.
Il se rappelait la façon dont Cecil l'avait supplié de ne pas partir, comme si l'idée même le déchirait, et il accepta de ressentir le remord.
— Je n'ai rien fait pour t'empêcher de partir, après tout, se contenta de répondre Cecil.
— Tu as essayé de me retenir.
— Ce n'est pas ce que je voulais dire. Si tu étais resté plus longtemps, tu n'aurais pas été maudit. J'ai l'impression que c'est un peu ma faute.
— Tu ne peux pas t'en vouloir pour ça. C'est... c'est ridicule. Le seul coupable est ce sorcier idiot qui a pensé que c'était une bonne idée de jouer à la majorette avec sa baguette quand il avait un coup dans le nez. Pas toi.
Cecil ricana.
— Tu découvriras rapidement que j'ai un véritable don pour être responsable de tout un tas de catastrophes.
Sage se doutait qu'il y avait une histoire là-derrière, mais il ne pressa pas Cecil pour en découvrir plus. Il n'en avait pas envie, et il respectait un minimum le sorcier pour comprendre que c'était un sujet sensible, qui le faisait encore souffrir assez pour qu'il refuse de croiser le regard de son invité.
— J'accepte tes excuses, finit par déclarer Cecil, même si elles sont inutiles. Toute cette situation est ridicule, et je suis certain qu'on n'en serait pas arrivé là si on avait agi différemment, mais je serais heureux de mettre cet incident derrière nous pour mieux avancer.
Sage ne pouvait qu'être d'accord.
Cecil goûta son ragoût à son ragoût et secoua la tête.
— Il manque d'assaisonnement et je n'ai plus de persil. Ne bouge pas, je reviens tout de suite.
— Je ne compte aller nulle part.
Sage l'observa partir de la cuisine, et profita d'être seul pour remettre de l'ordre dans ses pensées. Il avait présenté ses excuses, et Cecil les avait acceptées. Pourtant, il avait la conviction que le problème n'était pas complètement résolu. Cecil avait eu l'air préoccupé durant leur discussion. Il y avait anguille sous roche. Sa réaction quand Sage avait suggéré qu'il était un sang-mêlé avait été trop forte, trop virulente, pour que Sage l'oublie aussi facilement.
C'était la réponse d'une personne habituée à se défendre régulièrement et qui avait perdu patience.
Distrait, Sage n'entendit les pas que lorsqu'ils résonnèrent directement dans son dos.
— Tu es déjà de retour ? C'était rapide.
Aucune réponse. Interloqué, il pivota sur sa chaise, prêt à demander si Cecil avait un problème.
Ce n'était pas Cecil qui se tenait derrière lui. Debout dans l'encadrement de la porte, la tête penchée sur le côté, Rune l'observait en silence avec curiosité.
Le jeune homme paraissait différent dans la douce lumière dorée du coucher de soleil. Il portait toujours du noir, cette fois un jean et un T-shirt avec des sneakers, et ses cheveux sombres avaient été noués en une queue de cheval sur sa nuque, mais Sage avait du mal à associer le garçon qui lui faisait face avec celui qu'il avait rencontré dans le purgatoire.
Dans son souvenir, Rune avait été froid et inflexible, une véritable statue de marbre qui n'aurait pas dénoté dans un de ces romans fantastiques pour jeunes adultes que Sage avait dévoré quand il était plus jeune. Il avait été un obstacle, un adversaire qui se dressait entre Sage et le sanctuaire.
La réalité était toute autre. Certes, Rune était grand, et sa tenue monochrome mettait en valeur sa silhouette élancée et ses épaules larges, mais il n'avait pas l'air plus menaçant qu'une personne ordinaire. Il était même plutôt séduisant, avec ses yeux intenses et ses lèvres boudeuses.
Et il portait un sac de courses. Sage fut surpris de reconnaître le logo de la supérette pour laquelle il travaillait.
— Je suis surpris de te voir debout, déclara-t-il. Cecil était persuadé que tu dormirais encore jusqu'à demain.
Sa voix était grave et chaude. Sage n'aurait pas été opposé à l'idée de l'entendre parler plus.
— Je suis plein de surprises, répondit Sage.
Rune pencha encore plus la tête, comme s'il tentait de résoudre un puzzle.
— Ouais, je vois ça. Débarquer comme ça aux portes du sanctuaire alors que tu as déjà épuisé ton unique visite, c'était audacieux. Tu as d'autres idées comme ça en réserve ?
— Pas pour l'instant. Je crains de les avoir toutes épuisées.
Sage frémit quand le regard de Rune le parcourut des pieds à la tête. Il marqua une pause quand il aperçut les vêtements de Sage. Ce devait être les siens, ce qui expliquait pourquoi Sage flottait dedans. Rune appréciait certainement de ne pas être à l'étroit, contrairement à Cecil.
— Il serait préférable pour toi que tu ne retentes pas une telle aventure de sitôt, poursuivit Rune. Surtout dans ton état.
Une alarme sonna dans l'esprit de Sage. Dans mon état ? Il se sentait fatigué, certes, mais la façon dont Rune avait prononcé cette phrase... Le sous-entendu était pesant.
— Dois-je m'inquiéter pour ma santé ?
— Ça dépend. Qu'est-ce que Cecil t'a dit ?
— Rien. Il a dit que ça pouvait attendre après le dîner.
Rune haussa les épaules.
— Je suppose que oui. Tu ne vas pas t'effondrer immédiatement, on a encore un peu de temps.
Rune avait un véritable talent pour faire comprendre à son interlocuteur ce qu'il pensait vraiment. Là, Sage avait bien saisi que cela ne dérangerait pas le jeune homme s'il mourrait sur le coup. Oh, il aurait probablement été agacé par le ménage.
Calme-toi, songea Sage. Il essaye de t'énerver et de te monter contre lui.
C'était un jeu dont Sage avait l'habitude. Rune se comportait comme une petite brute de cour de récréation, avec des commentaires passif-agressifs, dans l'espoir que Sage morde à l'hameçon et que le ton monte.
Sage grinça des dents mais garda le silence. Il pourrait interroger Rune, essayer de lui faire cracher le morceau, mais il avait le sentiment que ce serait en vain.
L'arrivée de Cecil sauva Sage d'une crise de nerfs et lui permit de se soustraire à l'examen intense de Rune.
— Tu arrives juste à temps pour le dîner, déclara Cecil.
Sage détourna le regard quand le sorcier se dressa sur la pointe des pieds pour embrasser Rune. Cela ne l'empêcha pas de remarquer la façon dont Rune saisit sa taille et le pressa contre lui.
Oh, quel joli bouquet de lavande. Son grand-père adorerait probablement en recevoir un.
Quand les deux amants se séparèrent, Cecil se racla la gorge et rejoignit son plan de travail, le persil dans son poing écrasé et ses oreilles rouges. Rune, quant à lui, s'appuya contre le mur avec un sourire satisfait qui brisait sa façade stoïque.
— J'espère que je ne t'ai pas trop manqué aujourd'hui, lança-t-il.
— J'ai su me débrouiller.
— Ce n'est pas ce que je t'ai demandé.
Sage entendit presque les yeux de Cecil se lever au ciel tandis qu'il assaisonnait convenablement le ragoût.
— Oh, que veux-tu entendre ? Que mon cœur s'est langui de ton absence ?
— Je m'en contenterai.
Sage se sentait presque invisible. La partie rationnelle de son esprit lui soufflait que ce n'était pas une mauvaise chose. Cecil et Rune méritaient d'avoir un moment à eux. Ils avaient très probablement été très occupés depuis que Fallon avait littéralement déposé Sage, souffrant et maudit, dans les bras de Rune. Peu importait le petit jeu auquel Cecil avait joué. Sage n'était qu'un invité. Un humain, dont Rune se méfiait.
Comme s'il pouvait sentir la tension et le malaise qui s'émanaient de Sage, Cecil se retourna pour l'observer. Ses yeux firent l'aller-retour entre son invité et Rune, et un flash d'agacement traversa son expression.
— Le dîner est prêt, déclara-t-il. Et si on s'installait dehors ? Prendre l'air ne nous fera pas de mal.
Sage hocha tout de suite la tête. Il était prêt à tout pour sortir de cette cuisine. Entre les fourneaux et la présence de Rune, il étouffait.
— Un pique-nique ? demanda Rune. Oh, super ! D'ordinaire, je préfère en organiser un avec mes amis, mais je suppose que l'on peut faire une exception.
Cecil pivota si vite sur ses talons que Sage sursauta. Il brandissait une cuillère en bois qui, dans ses mains, semblait plus être une arme qu'un instrument de cuisine. Il avait l'air mortellement sérieux.
— Je t'interdis de commencer ce petit jeu, c'est bien compris ?
Sage décida de mettre fin à la querelle de couple avant qu'elle ne s'envenime encore plus.
— OK, j'ai compris que je n'étais pas le bienvenu. Je vais m'en aller, d'accord ? Ça ne sert à rien de vous disputer.
Alors que Rune ouvrait la bouche, probablement pour remercier Sage de sa décision, Cecil lui coupa l'herbe sous le pied.
— Non. Tu restes où tu es, Sage. J'aimerais rappeler que cet endroit est tout autant ma maison que celle de Rune, et que je veux que tu restes.
— Et s'il refuse et souhaite partir, comme l'autre fois ? répliqua Rune. Que vas-tu faire ? Le ligoter à cette chaise et lui murmurer à l'oreille jusqu'à ce qu'il change d'avis ? Faire comme ta m...
Un grondement interrompit Rune. Le son semblait provenir de la maison elle-même et Sage se figea sur son siège, comme pour ne pas attirer l'attention sur lui. Ce qui était un peu inutile, étant donné que le conflit était lié à sa présence.
— Prononce ces prochains mots, et je ferai en sorte que ce soit les derniers avant un moment, menaça Cecil.
Rune leva les mains en l'air pour signifier que ce n'était pas une bataille qu'il était prêt à mener.
— OK, garde ton nouvel animal de compagnie si ça te fait plaisir. Mais rappelle-toi que le jour où tout s'effondrera – car ça finira mal, tu le sais très bien –, je serai le seul encore à tes côtés.
Rune tourna les talons avant que Cecil ne puisse répondre. Il traversa le salon et disparut derrière la tapisserie menant à l'étage.
Cecil laissa s'échapper un son à mi-chemin entre le soupir et le grognement de frustration. Il secoua la tête et considéra le repas qu'il avait pris soin de préparer.
— Ce n'était pas comme ça que j'avais imaginé ma soirée.
Moi non plus, songea Sage. Il ne dit rien.
— Allons dans le jardin. Je ne supporte pas de rester dans la maison quand je me dispute avec Rune.
Sage ne protesta pas. La désapprobation de Rune avait corrompu l'atmosphère conviviale du cottage et il ne rêvait que d'une chose : s'en éloigner le plus possible.
A/N : première rencontre "officielle" entre Rune et Sage ! Et on ne peut pas dire que le sorcier soit très sympathique... Sinon, sur une autre note, j'ai enfin fini d'écrire Hopewell ! L'histoire comptera donc 15 chapitres, dont un épilogue, et deux parties seront publiées chaque semaine. À mercredi pour le chapitre 6 !
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