chapitre iv

Sage se rappellerait toujours le jour où il s'était assommé pour la première fois tout seul. Il avait alors neuf ans, et était tout fier de son nouveau vélo sans petites roues. Il avait été impatient de l'essayer sur la route, en face de la maison de son grand-père, et il avait refusé de porter un casque. Il s'était enfui à toute vitesse avant que Henry ne lui mette la main dessus pour le forcer à enfiler la protection.

Il n'avait pas vu l'arbre à temps.

Le choc l'avait sonné si fort qu'il avait brièvement perdu connaissance. Quand il était revenu à lui-même, il avait eu une migraine si forte qu'il n'avait pu s'empêcher de pleurer.

Il s'en était sorti relativement bien, avec un petit traumatisme crânien qui avait été soulagé par un guérisseur et une bosse grosse comme un œuf qui avait laissé une cicatrice pâle à la naissance de ses cheveux. Son grand-père ne l'avait plus jamais autorisé à monter sur une selle sans casque.

Quand Sage ouvrit les yeux avec difficulté, il eut l'impression de revivre son accident puissance mille. La douleur s'était nichée dans toutes les fibres de son corps, ayant fusionné avec ses os pour ne faire plus qu'un. Il se recroquevilla en gémissant piteusement. Le simple mouvement le fit souffrir, comme si un monstre sadique s'amusait à l'éplucher avec soin.

Il percevait vaguement le monde extérieur à travers le voile écarlate qui l'enveloppait. Il était allongé sur une surface confortable et l'air sentait la coriandre. Des voix résonnaient autour de lui, leurs paroles incompréhensibles. Les oreilles de Sage étaient bouchées. Il avait la sensation de flotter à la frontière de sa conscience, rattaché au monde par un fil qui se fragilisait à chaque instant où la douleur resserrait son emprise sur lui.

Il s'autorisa à replonger sous la surface.

Il émergea quand des mains froides saisirent délicatement ses joues. Le mouvement surprit Sage, qui s'arc-bouta avec cri déchirant lui échappant.

Chut, chut. Tout ira bien. Avale.

Des doigts inflexibles se frayèrent un chemin entre ses mâchoires, le poussant à ouvrir la bouche. Une pâte au goût affreux fut déposée sur sa langue, provoquant une vague de nausée que Sage dut ravaler. On lui referma la bouche et il n'eut pas d'autre choix que de mâcher l'affreuse décoction et de l'avaler, trop faible pour protester et se débattre.

— Cali, recule. Tu ignores comment il va réagir quand il se réveillera.

— Mais il me connait !

— En temps normal, oui. Pas quand il est sous emprise. Recule.

Sage ignora les voix qui se chamaillaient, trop concentré sur la sensation de fraîcheur qui l'envahissait, à commencer par sa poitrine. Il en oublia presque l'immondice qu'on l'avait forcée à manger.

Le froid grignotait la douleur, la repoussant du plus en plus loin, jusqu'à ce que Sage fut à nouveau capable de respirer sans être poignardé en plein cœur. Un sanglot de soulagement lui échappa et des larmes coulèrent sur ses joues. Il se rendit compte qu'elles étaient déjà humides quand il les effleura.

Il se sentait affreusement mal. Epuisé, comme si une équipe de football américain s'était servi de lui comme punching-ball, et courbaturé. Mais la douleur était désormais tolérable, seulement un écho de celle qui l'avait paralysé.

Il trouva enfin la force d'ouvrir les yeux. Ce qu'il vit était extrêmement banal : un plafond blanc et, quand il tourna la tête, une cheminée éteinte. Des photos encadrées décoraient le manteau. Les clichés étaient flous. Ou Sage ne voyait pas clair, ce qui était tout à fait possible. En tout cas, il ne reconnaissait pas la pièce. Il n'était pas chez lui, ça il en était certain.

Il se rendit compte qu'il était allongé sur un canapé. Il portait encore son uniforme de la supérette, ainsi que ses chaussures. Elles étaient mouillées.

Et Sage se souvint de tout.

De la discussion avec Cali. De la dispute sur le parking, du sorcier qui lui avait lancé un sort. Et même avant cela : de la visite au sanctuaire, de la discussion avec son grand-père. Il avait le sentiment que tout était relié, d'une façon ou d'une autre. Comme si le destin voulait qu'il suive ce chemin.

Il se reconcentra sur le moment présent quand une femme s'agenouilla à côté de lui, vêtue d'un costume parfaitement repassé et d'une cravate en satin. Ses cheveux roux étaient coupés en un carré qui soulignait l'arête définie de sa mâchoire et la forme allongée de ses oreilles pointues. Elle avait des yeux d'un vert si intense qu'ils luisaient légèrement.

Sage comprit tout de suite à qui il avait affaire. La mère de Cali lui ressemblait comme deux gouttes d'eau – ou devait-il l'inverse ?

Fallon Sylvain était encore plus impressionnante en vraie qu'à travers les histoires de sa fille.

Et elle se trouvait à moins d'un mètre de Sage. Ce dernier déglutit.

Fallon ignora son malaise, se penchant avec lui avec une expression intense. Elle leva un doigt pour le dissuader de parler.

— Ecoute-moi bien, Sage Baker. Cali m'a tout raconté, alors ne gaspille pas ta salive. Tu n'as pas de temps à perdre. J'ignore si tu te souviens de tout, mais tu as été frappé par un sort de douleur continue. Ses effets sont à la hauteur de son nom. Il n'a pour but que de te faire souffrir, sans répit. La concoction que je t'ai administrée n'est pas un remède, uniquement un moyen de retarder ses effets.

Fallon parlait rapidement, mais avec assurance et clarté, si bien que Sage n'avait pas le luxe de ne pas comprendre les paroles horribles qu'elle déblatérait.

— J'ignore combien de temps nous disposons avant que la magie ne reprenne possession de ton corps, alors j'irai droit au but : as-tu trouvé le sanctuaire de Hopewell ?

Sage ne voyait pas le rapport entre le sanctuaire et sa situation. Fallon perçut son hésitation.

— Réponds à ma question. Il en va de ta vie. Si on ne fait rien contre le sort, il te poussera à la folie, et je suis sûre que tu n'as pas très envie de te jeter d'un toit.

Pas vraiment, non.

— Oui, j'ai trouvé le sanctuaire, répondit-il à la place, d'une voix enrouée qui l'effraya.

Fallon jura. Quelque part dans la pièce, Cali s'agita :

— Quoi ? Ce n'est pas une bonne chose ? Je croyais que c'était ce que tu voulais.

— Comme je te l'ai déjà expliqué, ma sagesse n'a rien à voir avec mes désirs. Sage devait se rendre au sanctuaire, et je devais lui en communiquer l'invitation. Mais elle est venue trop tôt. Si elle avait attendu, il aurait pu s'y rendre ce soir. Hopewell l'aurait débarrassé du sort.

— Le sanctuaire n'est pas pour moi, croassa Sage. Il est pour...

— Pour ton grand-père, l'interrompit Fallon. Oui, je sais. Mais Hopewell est impuissant pour aider Henry Baker. Toi, en revanche...

Fallon secoua la tête, visiblement perturbée.

— Maman ? appela Cali. Pourquoi ne l'emmène-t-on pas chez un guérisseur ?

Sage avait déjà la réponse.

— Parce que le sort est un conflit magique, grogna-t-il en se redressant sur un coude. C'est ça, hein ? Un autre sorcier ne pourra pas le briser sans s'attirer les foudres du lanceur.

— Exactement.

— Alors allons au sanctuaire, proposa Sage. Je ne vous promets pas d'être en état de faire le chemin tout seul, mais tant que votre remède fait son effet sur moi...

— Inutile. Ne le savais-tu pas ? Un humain ne peut se rendre qu'une fois dans sa vie dans un sanctuaire, Sage. Tu ne peux plus retourner à Hopewell.

Le monde s'effondra autour de Sage. Il regarda Fallon sans réagir un moment, histoire de s'assurer que ce n'était pas une plaisanterie de mauvais goût, puis secoua la tête.

— Je refuse d'y croire. C'est faux.

— Je n'ai aucun intérêt de te mentir. Un sanctuaire est une opportunité unique pour les humains.

— Non ! s'écria Sage.

Sa voix était si forte qu'elle ricocha contre les murs et fit sursauter Cali. Fallon ne broncha pas.

— Non, répéta-t-il plus doucement. Ce n'est pas possible. Je... Je suis parti sans rien, la première fois. Je dois y retourner !

— Je suis désolée, se contenta de dire Fallon.

Mais le cerveau de Sage échappait à toute raison. Il tournait à plein régime, s'affairant à trouver une faille dans la situation terrible qui s'était abattue sur lui. Il n'en trouva qu'une seule.

— Et le sorcier de Hopewell ?

Fallon eut l'air sincèrement surprise.

— Le sorcier ?

— Oui, un jeune homme qui vit dans le cottage. C'est lui qui m'a accueilli.

Fallon se pencha vers Sage.

— Tu as rencontré Rune ?

— Rune ? répéta Sage en fronçant les sourcils. Non, j'ignore de qui vous parlez. Il s'appelait Cecil. Il a proposé de préparer un antidote pour mon grand-père, mais j'ai refusé. Il a dit... Il a dit qu'il n'avait pas le pouvoir d'inviter des inconnus dans le refuge. Mais je ne suis plus un inconnu, non ? Si je me présentais devant sa porte, il pourrait me laisser entrer, et ça pourrait me faire échapper à l'interdiction de seconde visite...

— Sage, je ne crois pas que ce soit aussi simple, commença Cali. Je sais que c'est dur à accepter, et franchement injuste comme règle, mais c'est comme ça. Les règles des sanctuaires sont anciennes, et tenter de les contourner serait une perte de temps que tu n'as pas, si tu me permets.

— Ça pourrait marcher, déclara Fallon après réflexion.

— Ça pourrait ?

— Oui. Oh, c'est audacieux, et dangereux, mais il y a une chance que cela fonctionne. Si le message parvient aux oreilles de Cecil, et que Rune l'autorise à y répondre, Hopewell rouvrira ses portes à Sage.

— Mais qui sont Cecil et Rune ?

— Maintenant n'est pas le moment de jouer à un jeu de questions-réponses, Cali. Va préparer la voiture.

La sang-mêlé maugréa avant de s'exécuter. Resté seul avec Fallon, Sage s'assit avec difficulté. L'elfe lui tendit un bras, qu'il saisit avec soulagement. Il n'aurait pas été capable de se lever seul.

— Je préfère te prévenir tout de suite : je ne peux pas te promettre que ce plan fonctionnera. Je prends le risque de te conduire jusqu'au sanctuaire car je suis persuadée que tu as quelque chose à y accomplir, même si j'ignore quoi exactement. Si le sort reprend son emprise sur toi trop tôt, ou que le sanctuaire ou Rune décide de te punir... Je serai impuissante pour te protéger. Souhaites-tu tout de même continuer ?

Sage n'eut pas besoin de réfléchir bien longtemps. Il avait parfaitement conscience de l'épée de Damoclès qui pesait sur lui, ce sort qui menaçait de s'en prendre à lui à tout instant, et de la faiblesse de son plan, mais que pouvait-il bien faire d'autre ?

De plus, son instinct lui soufflait que c'était la chose à faire. Il devait aller au sanctuaire. Peut-être que c'était une partie de lui qui regrettait la façon dont il avait quitté Cecil qui s'exprimait, mais il décida de l'écouter.

Il regarda Fallon dans les yeux, cette inconnue qui avait décidé de l'aider juste parce que... Pourquoi, d'ailleurs ? Parce que sa sagesse lui avait dit que Sage devait se rendre à Hopewell ? Cela faisait beaucoup de suppositions et de prémonitions.

Il s'en contenterait.

— Il est hors de question que je recule maintenant, déclara-t-il avec autant de confiance que possible.

Fallon hocha la tête et passa son bras autour de ses épaules.

— Alors partons à l'aventure.

————————————

L'aventure était un bien grand mot.

Fallon grimpa derrière le volant et relégua Cali sur la banquette arrière, pour qu'elle surveille Sage. La sang-mêlé protesta pour la forme avant de se résigner à son sort, s'assurant que la ceinture de Sage était bien attachée et qu'il disposait d'une seconde dose d'onguent.

— J'ignore si le remède fonctionnera à nouveau, avait déclaré Fallon avant de démarrer la voiture en lui tendant un Tupperware, mais ça ne peut pas te faire de mal.

— Je risque de vomir partout si vous me forcez à avaler une seconde fois cette immondice.

— J'ai l'habitude de récupérer Cali après ses soirées trop arrosées, tu ne me fais pas peur.

— Hey !

Le trajet jusqu'au petit parking passa dans une atmosphère tendue. Fallon avait allumé la radio, probablement pour se distraire, et Sage se concentra sur les vieux morceaux de rock qui passaient sur les ondes plutôt que de compter les arbres qu'ils dépassaient. Il était crispé, prêt à bondir au moindre signe de douleur.

Ils arrivèrent à destination en un temps record. Fallon avait gardé le pied sur l'accélérateur tout le long du trajet, et c'était par un pur miracle qu'ils n'avaient été arrêtés par aucune voiture de police.

Le parking était complètement vide, ce qui n'était pas une surprise. La vieille montre cabossée de Sage, un cadeau de son grand-père, indiquait qu'il était près de deux heures du matin. Il se sentait pourtant parfaitement éveillé. L'adrénaline était le meilleur remède contre la fatigue.

— Cali, tu restes dans la voiture.

— Hors de question !

— Ce n'était pas une suggestion. Je refuse que tu nous suives. La forêt est dangereuse de nuit.

— Parce que me laisser toute seule sur un parking au milieu de nulle part est une meilleure idée ?

Elle marque un point, songea Sage.

— Ne commence pas à discuter, je ne reviendrai pas sur ma décision. Je sais que tu veux accompagner ton ami, mais pas au risque de ta propre sécurité.

Cali eut l'air vaguement alarmée. Elle se pencha vers l'avant, attrapant le repose-tête du siège conducteur.

— Si c'est tellement dangereux, pourquoi veux-tu y aller sans moi ? Tu as pourtant dit que je m'étais améliorée...

Fallon soupira. Elle croisa le regard de Sage dans le rétroviseur. Il ne voulait pas interrompre la conversation entre la mère et la fille, mais il trépignait presque d'impatience et d'urgence. Il ne pouvait s'empêcher d'imaginer un sablier dont les grains s'écoulaient d'une partie à l'autre à chaque seconde qui passait. Le temps lui était compté.

— Et c'est la vérité. Mais il n'en reste pas moins que te frotter à la magie protectrice d'un sanctuaire est hors de ta portée. N'oublie pas que tu es à moitié humaine, Cali. Cela fait ta force pour bien des choses, mais la forêt reste le domaine des elfes. Arrivera un jour où tu pourras marcher parmi nous malgré ton héritage, je te le promets, mais en attendant, laisse-moi m'occuper de Sage.

Cali se laissa retomber contre son siège en croisant les bras sur sa poitrine. Elle boudait. Elle ne tenta pas de suivre Sage et sa mère quand ils sortirent de la voiture. Avant que le jeune homme ne claque la porte derrière lui, elle lui fit signe d'attendre.

— Qu'importe ce qui se passe ce soir, je veux que tu viennes me voir, c'est compris ?

— Pourquoi ?

— Parce que je suis curieuse, Baker.

— Nous savons tous les deux que ta mère te racontera tout.

Cali leva les yeux au ciel.

— Par les dieux, qu'est-ce que tu es aveugle... Je suis inquiète, OK ? Je ne serai rassurée qu'en te voyant. Alors n'oublie pas de me rendre visite à ton retour.

Sage considéra les paroles de Cali. Une étrange sensation de chaleur se répandit dans sa poitrine. Elle s'inquiétait pour lui. Elle l'avait même avoué.

— Je tâcherai de m'en rappeler, lui promit-il avant de refermer la portière.

Lui et Cali n'étaient pas amis. Ils étaient des connaissances ou, au mieux, des camarades de classe. Ils s'échangeaient quelques mots polis lors de la pause en amphithéâtre, travaillaient ensembles quand le professeur les assignait au même groupe. Ils n'évoluaient pas dans les mêmes cercles, Cali flottant au sommet de la hiérarchie sociale, tandis que Sage se contentait de sa place tout en bas, se fondant avec les murs. Mais voilà que les heures précédentes avaient tout changé.

Il avait le pressentiment qu'une amitié sincère pouvait naître entre Cali et lui.

Cette pensée le rassénéra tandis qu'il suivait Fallon sur le chemin. Il faisait trop sombre pour qu'il voit le sentier et il sortit son téléphone pour s'en servir comme d'une lampe torche. L'elfe qui marchait devant lui ne semblait pas être dérangée par la pénombre. Son pas était assuré et elle évoluait entre les arbres comme si l'endroit lui appartenait.

Ce qui était le cas, d'une certaine manière. Sage, comme presque tout le monde, avait déjà entendu parler de Fallon Sylvain, la fameuse avocate spécialisée en droit de l'environnement. Elle avait gagné de nombreuses affaires pour la protection des espaces naturels. C'était une figure importante dans la communauté magique.

Et voilà qu'elle accompagnait Sage pour une randonnée nocturne. Il dut retenir un ricanement.

La situation lui paraissait ridicule. Complètement absurde. Il allait se pincer, et se réveiller... En fait, non. Il parvint juste à se faire mal. Il se frotta le bras en grimaçant.

Quand ils arrivèrent enfin au rocher, Sage était en nage et essoufflé. Chaque mouvement réveillait une douleur dans ses muscles qui était complètement démesurée. Il avait déjà fait ce trajet une fois, et il n'avait pas le souvenir d'avoir été aussi affecté.

— Je crois que le sort reprend de la force, dit-il en grimaçant.

— Tu veux une nouvelle dose du remède ?

Sage secoua la tête.

— Non. On y est presque. Ouvrons le purgatoire, et...

Une douleur abrupte traversa sa poitrine au même moment. Le choc lui coupa les jambes et il tomba lourdement à genoux. Le tapis de mousse amortit sa chute. Fallon se précipita à ses côtés, saisissant un de ses bras et le passant sur ses épaules. Elle avait beau être beaucoup plus petite et frêle que lui, elle disposait d'une force insoupçonnée. La beauté de la magie.

Ils firent trois fois le tour du rocher avec difficulté, tout le poids de Sage reposant sur Fallon. Le passage s'ouvrit, tout aussi accueillant que la première fois. Cette fois-ci, Sage était concentré ; malgré la douleur qui le faisait grincer des dents, il s'efforçait de penser au sanctuaire, au beau jardin de Hopewell, au petit cottage, et à Cecil.

Je veux revoir Cecil, laissez-moi le revoir. Il a promis de m'aider, et je suis venu lui demander de tenir parole.

Ils continuaient à avancer sur le même sentier identique, les ronces s'accrochant à leurs vêtements à mesure qu'ils se frayaient un chemin dans l'obscurité. Sage ravala une exclamation de désespoir.

— Ça ne marche pas ! gémit-il.

Il vacilla. La magie en lui continuait de s'intensifier, atteignant un nouveau pic à chaque minute de plus qu'ils passaient dans le purgatoire. Le froid commençait à s'infiltrer sous les vêtements de Sage, et il tremblait bien trop pour une nuit de juin.

— Concentre-toi, lui conseilla Fallon. Ne gaspille pas ton énergie. Je ne peux pas accéder au sanctuaire tant que tu es avec moi, donc je ne peux pas t'aider.

À bout de patience, Sage se dégagea de l'étreinte de Fallon, tituba tout seul sur quelques pas. Elle le laissa faire.

— Cecil ! s'écria-t-il aussi fort qu'il le put. Je sais que tu peux m'entendre. Ouvre-moi le passage ! Je suis... (Il manqua de s'étrangler et déglutit avec difficulté.) J'ai besoin de ton aide ! J'ai besoin du sanctuaire.

Rien ne se passa. Sage persévéra.

— Je n'aurais pas dû partir, l'autre jour. Je suis désolé ! J'ai... J'ai réagi sous le coup de la colère. Si j'étais resté, peut-être... peut-être que tout cela ne serait pas arrivé.

Peut-être que mon grand-père aurait été guéri. Peut-être que je n'aurais pas été ensorcelé. Peut-être que je n'aurais pas revu Cali ni rencontré sa mère.

— Ouvre-moi, s'il te plait. Tu as dit que tu n'avais pas le droit d'inviter des inconnus, mais je n'en suis pas un... J'ai besoin de toi.

Un voile recouvrait désormais la vision de Sage. Une migraine s'était emparée de son crâne, l'enserrant de sa poigne de fer et faisant palpiter ses tempes. Une sueur froide recouvrait son front et ses doigts tremblaient violemment. Quand il trouva la force de redresser la tête et de cligner des paupières, ce fut pour découvrir le jardin d'Hopewell sous la lumière de la lune.

Il avait réussi. D'une manière ou d'une autre, son message avait été entendu, et le sanctuaire lui avait ouvert ses portes une seconde fois. Il aurait pu pleurer de soulagement.

Il remarqua la silhouette avec un temps de retard. Elle était grande et longiligne, vêtue de noir. Il s'agissait d'un homme. Il devait avoir l'âge de Sage. Sa peau avait la couleur du bronze, et ses cheveux noir corbeau effleuraient ses épaules.

Sage reconnut avec horreur le garçon qui avait enlacé Cecil lors de son départ précipité.

Il s'approcha lentement, les mains dans les poches de son pantalon. Il était pieds nus, les brindilles craquant sous son poids.

— Fallon Sylvain, déclara-t-il d'une voix grave et rauque. Quelle surprise de te voir à ma porte.

— Rune, murmura l'elfe.

Rune. Sage reconnaissait le nom. Il l'avait entendu quelque part récemment, mais où ? Impossible de mettre le doigt dessus. Sa tête était trop embrouillée pour qu'il puisse se concentrer sur autre chose que la conversation qui se déroulait autour de lui, comme s'il était invisible aux yeux des interlocuteurs.

— J'ignorais que tu traînais avec les humains.

— Je traîne, comme tu le dis, avec tout le monde, encore plus s'ils ont besoin de mon aide.

Rune émit un son à mi-chemin entre le ricanement et le grognement.

— Quel bon samaritain. Dommage que tu n'étais pas là quand j'avais besoin de toi.

— Je ne suis pas là pour revivre les querelles du passé, déclara Fallon. Ce garçon a besoin de l'aide du sanctuaire.

Pour la première fois, le regard de Rune se tourna vers Sage. Ce dernier frissonna sous son intensité. Les prunelles du jeune homme paraissaient d'un noir d'encre.

— Il en a déjà bénéficié, et il a préféré s'enfuir. La règle est la même pour tous les humains : une seule visite, et pas une de plus.

— Je suis sûre que tu serais prêt à changer les règles pour lui. Il est spécial, ne le sens-tu ?

Rune s'agenouilla en face de Sage, qui n'avait même pas remarqué qu'il était à nouveau tombé au sol. Oh.

Deux doigts étonnamment chauds se déposèrent sous le menton du jeune homme, le poussant à lever la tête. Sage ne put résister, même si le mouvement lui donna l'impression qu'on lui arrachait les cervicales une par une. Des larmes de douleur lui échappèrent.

— Il sent comme un humain.

— Peut-être, mais un humain que Cecil a invité chez lui. Chez vous.

Cela eut pour effet d'attirer l'attention de Rune. Il saisit plus fermement le menton de Sage et tourna sa tête de droite à gauche, comme pour l'examiner sous tous les angles. Au bord de l'évanouissement, Sage puisa dans ses dernières forces pour attraper une poignée de la chemise de Rune. Le jeune homme se figea.

— Arrête, marmonna-t-il. Par pitié, arrête. Fais quelque chose, n'importe quoi, mais...

Il fut incapable de terminer sa phrase. Rune jura et le relâcha.

— Un sort de souffrance continu. J'ai ralenti sa progression, mais il faudra un sorcier pour le briser. Le garçon mourra, sinon.

— Nous ne nous mêlons pas des affaires magiques des autres.

— Cecil... Cecil était prêt à le faire, déclara Sage avec difficulté.

Sage avait fermé les yeux, mais il sentait le regard de Rune peser sur lui.

— Que pensera Cecil s'il apprenait que tu avais laissé ce garçon mourir à votre porte ?

— Ne te mêle pas de ce qui ne te regarde pas.

— Ce garçon est sous ma protection, que tu le veuilles ou non. Alors soit tu acceptes de le soigner, soit je le reprends avec moi.

— Et que vas-tu faire ? Le traîner devant ton roi et lui demander une faveur ?

— S'il le faut, oui. Ma fille me tuerait si jamais il ne s'en sortait pas. Et tu sais tout autant que moi ce que les gens comme nous sont capables de faire pour ceux que l'on aime.

Un moment – trop long – s'écoula, durant lequel Sage n'entendait plus que les battements affolés de son cœur et le rugissement du sang dans ses tympans. La tête lui tournait.

— Il s'appelle Sage Baker, finit par déclarer Fallon d'une voix étrangement lointaine, et il est désormais sous votre protection, Rune. Occupez-vous en bien.

Sage bascula vers l'avant, droit dans les brasdes ténèbres, pour la seconde fois en seulement quelques heures.

A/N : pauvre Sage... Il n'a vraiment pas de chance. Mais le voilà enfin de retour à Hopewell ! Et il rencontre pour la première fois Rune, qui fait sa première apparition officielle dans l'histoire. J'espère que tout cela vous intrigue ! Comme vous l'avez peut-être remarqué, les chapitres se rallongent petit à petit (ce qui n'était absolument pas prévu), et le chapitre 5 fera presque 5000 mots ! J'ai hâte de vous retrouver la semaine prochaine (et promis, cette fois j'essaierai de ne pas oublier de poster à l'heure ^^) 

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