3. Accouchement en apesanteur

Lors d'une des longues soirées que nous passâmes dans son nid,Marie Madeleine me révéla que ses contacts avec les Dévas de la nature s'étaient intensifiés depuis qu'elle était enceinte. Le fait de voir naître la vie en elle la rendait, sans aucun doute, encore plus réceptive aux éléments de cette merveilleuse nature qui nous hébergeait.

Elle m'expliqua que chacune de nos coupoles avait vu apparaître un « Déva du Paysage » qui englobait la totalité des autres. Celui qui était en train de se former dans notre coupole numéro 1 semblait différent. Il était plus grand, plus puissant. Elle l'appelait notre « Ange Gardien ». Il était né des énergies émanant, non seulement des plantes qui nous entouraient, mais également de notre conscience collective qui s'épanouissait de jour en jour.

Il s'agissait d'un nouveau type d'esprit qui prenait vie à partir de l'union profonde qui s'était établie, ici, entre les humains et la nature. Il était encore très flou. Sa croissance allait prendre quelque temps. Mais ma compagne m'expliqua que nous pouvions déjà ressentir les effets de son développement. Sa taille était énorme. Et les énergies d'amour que nous lui transmettions l'aideraient à achever son développement.

Lorsque le jour de l'accouchement arriva, je fus le premier homme autorisé à assister à une naissance au sommet de la tour... J'y fus accompagné d'une dizaine de femmes, guidées par Marie. Elles étaient toutes réunies autour de la jeune mère, couchée sur une literie improvisée faite d'osier et enrobée de tissu destiné à éponger sa sueur et son sang.

Elle me souriait tendrement, me faisant comprendre que je n'avais rien à craindre. Elle devait être habituée à ce qui allait se passer... Pour moi, par contre ; c'était la toute première fois ! L'apesanteur ambiante l'aiderait à se relaxer. Elle n'aurait qu'à laisser faire la nature, et son merveilleux instinct. Les quelques femmes qui nous entouraient semblaient, elles aussi, bien maîtriser leur tâche... J'étais sans doute le seul à me sentir nerveux et inquiet  !

Les contractions redoublèrent d'intensité. Les femmes commencèrent à chanter... Leur mélodie était cadencée par les mouvements de Marie Madeleine. L'état de transe qui nous emporta me permit de m'unir à l'ensemble des spectatrices privilégiées de cet événement exceptionnel. Un mélange d'eau et de sang se mit à couler de l'entre-jambes de la jeune mère. Quelques gouttes de ce liquide commencèrent à flotter autour de nous. Elles me rappelèrent les images, qui m'étaient restées à l'esprit, de notre rébellion à bord du vaisseau.

Ce fut alors qu'apparut le crâne, déjà bien chevelu, de notre enfant. Je ne savais que faire pour l'aider. Les femmes continuèrent à chanter, emportées par une véritable euphorie collective... Les contractions furent progressivement accompagnées par de légers battements d'ailes qui firent lentement s'élever Marie Madeleine au-dessus de nous. Elle tournoyait sur elle-même, comme le faisaient les dauphins et les baleines en de pareilles circonstances.

La légère force centrifuge ainsi créée extirpa, tout doucement, le bébé de son ventre. Une des femmes s'empressa de le saisir tandis qu'une autre coupa le cordon ombilical. Ses petites ailes se décollèrent maladroitement de son dos encore tout mouillé.

Celle qui portait l'enfant le plaça dans mes bras. Notre petite fille venait de naître, sans le moindre cri ; sans même la moindre grimace de douleur. Cette race semblait vraiment supérieure à la nôtre, si forte, si parfaitement adaptée à son nouvel environnement !

Ses ailes commencèrent instinctivement à brasser l'air ambiant pour se sécher. Je décidai alors de la laisser s'envoler librement, du haut de la tour, comme Marie l'avait fait il y avait une vingtaine d'années... Mais pour moi, c'était comme si cela s'était passé la veille ! Les spectateurs, groupés en bas de l'édifice, s'exclamèrent « ainsi soit-il » à l'unisson lorsqu'ils virent le petit corps descendre lentement vers eux.

Soudain un cri de détresse ramena mon attention vers Marie Madeleine. Une de ses accompagnatrices venait de s'apercevoir qu'elle n'arrêtait pas de saigner, tout en continuant de tournoyer au-dessus de nous. Un véritable nuage de sang se formait au sommet de la tour.

Les clameurs s'arrêtèrent brusquement lorsque l'assemblée se rendit compte que quelque chose d'anormal se passait. La jeune mère flottait inconsciente, à quelques mètres au-dessus de moi. Personne ne savait que faire pour arrêter son hémorragie. Je me lançai vers elle en criant :

— Vite, à l'infirmerie ! Il n'y a pas de temps à perdre.

Je la pris dans mes bras et me laissai glisser le long de la tour. Cette descente me parut interminable. Marie Madeleine y serait arrivée en, à peine, deux battements d'ailes ; tandis que j'étais forcé de m'agripper à la structure en bois de l'édifice, ce qui ralentissait terriblement ma progression.

Nous nous rendîmes, sans plus attendre, vers notre petit hôpital qui se situait dans la zone gravitationnelle du vaisseau. Il s'agissait de l'ancienne infirmerie que nous avions agrandie en y annexant quelques salles auxiliaires. Les personnes qui y assuraient nos soins avaient toutes été docteurs ou infirmières avant d'avoir été diagnostiquées comme Indésirables. Notre médecin en chef enfila rapidement sa combinaison, en réalisant qu'il aurait la lourde responsabilité de tenter de sauver celle sur qui reposaient les espoirs de survie de notre nouvelle race.

Nous restâmes dans l'infirmerie pendant que Marie Madeleine était emmenée dans la petite salle d'opération... L'excitation des instants précédents fit place à un lourd silence. Quelques gouttelettes de sang étaient venues tacher nos visages ainsi que nos vêtements, comme pour venir nous rappeler la gravité de la situation.

Marie arriva parmi nous. Elle était en sueur. La panique se lisait sur son visage. Jamais je ne l'avais vue dans un tel état ! Personne ne lui lui adressa la parole, ne sachant que dire pour l'apaiser. Ce silence était insupportable... Je n'osais pas croiser son regard. Je me sentais responsable de ce qu'il venait d'arriver à sa fille.

Elle ne regardait personne en particulier. Ses yeux restaient fixés sur la porte qui nous séparait de la salle d'opération. Elle semblait être en transe, ou plutôt... en pleine méditation. Elle murmurait des sons incompréhensibles, de façon répétitive ; comme animée par une force intérieure, qui avait pris le contrôle de son esprit.

— Echi, Zéchi, Zéchie...

Ces syllabes résonnaient comme une prière, chantée au rythme des convulsions qui la faisaient se balancer d'avant en arrière. Il me semblait qu'elle était en train d'implorer quelque chose ou quelqu'un de venir en aide à sa fille... Je la pris dans mes bras, en la serrant contre moi. Ses prières se firent de plus en plus silencieuses ; pour ne plus devenir que d'incompréhensibles murmures, qui prirent fin lorsqu'elle s'assoupit enfin contre mon épaule.

Le docteur revint vers nous, les mains pleines de sang, le visage en sueur.

— Ça y est, nous avons réussi à arrêter l'hémorragie. Elle est encore inconsciente. Mais son état s'est stabilisé. Elle devrait s'en sortir assez rapidement... Il faudra pourtant qu'elle reste encore ici quelques jours. Bien qu'elle soit née en apesanteur ; son corps a besoin, tout comme le nôtre, de force gravitationnelle pour que le processus de guérison s'accomplisse. Une grande partie du sang qu'elle a perdu est toujours dans son ventre. Il va falloir qu'il soit drainé, de façon naturelle, par son organisme. Une telle chose ne serait pas possible dans nos coupoles...

Ces quelques explications eurent pour effet immédiat de réveiller Marie qui s'exclama :

— Merci docteur merci d'avoir sauvé ma fille !

— Elle est saine et sauve, répondit-il. Mais elle ne pourra plus enfanter. Elle a eu énormément de chance cette fois-ci ; cela aurait pu être beaucoup plus grave, si vous n'aviez pas été si prompts à réagir...

Marie me fixa dans les yeux en souriant, comme pour me pardonner. Elle se retourna ensuite vers le médecin, souriant de plus belle :

— Pas de problème docteur, nous avons quatre enfants sains : deux garçons et deux filles. C'est ce qui était écrit. C'est ce que le Maître avait souhaité. La prophétie se réalise !

Ces paroles me semblèrent bien trop intrigantes... Je n'eus plus envie d'écouter qui que ce soit. Tout ce qui comptait était l'état de Marie Madeleine. Je me rendis immédiatement à son chevet pour me blottir contre elle, comme j'avais pris l'habitude de le faire lors de nos merveilleuses nuits passées, là-haut, dans son nid.

Je me mis à lui parler doucement. Les personnes encore présentes comprirent qu'il était temps de nous laisser seuls. Elles retournèrent, l'esprit enfin apaisé, vers la coupole. Je ressentis intensément la force de mon amour pour cette jeune femme que j'avais failli perdre. Je ne pouvais m'arrêter de caresser ses longs cheveux châtains. Sa respiration, profonde et régulière, me réconfortait quant à son état.

Je pensai alors à toutes ces années, durant lesquelles j'étais resté endormi. Elles l'avaient vue évoluer de l'enfant, dont je me souvenais si bien et qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à notre petite fille, à la femme dont j'étais si follement épris.

Un léger sourire vint donner à sa bouche cette allure toute particulière de désinvolture et de bonheur qui la caractérisait si bien. Je m'endormis finalement à ses côtés, comme j'aspirais à le faire depuis si longtemps. Je n'avais plus peur de la perdre ni de ne pas me réveiller. Plus rien ne pouvait nous arriver à présent !

Un doux silence m'aida à trouver le sommeil lorsque nous fûmes enfin seuls. L'Ange de notre coupole vint alors s'adresser à moi :

« Je prends place parmi vous, mes frères, grand et indivisible en essence. Intensément vigoureux et plein de vitalité. Je me suis nourri de nos deux mondes : celui des Dévas et celui des humains. Je suis en vous, et vous êtes en moi, différents, et pourtant unis. Je suis l'esprit de cet endroit... et bien plus encore. Vous êtes des êtres humains limités... mais aussi des dieux en devenir ! ».

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