19. Mort solitaire

Je me couchai en regardant le ciel s'assombrir, dévoilant les milliers d'étoiles qu'abritait notre nouveau firmament. Je me souvins alors de ce jeune garçon passant des soirées entières à admirer ces étoiles, qui le firent tant rêver, allongé dans l'herbe de son jardin ; en imaginant être observé de là-haut.

J'avais probablement dû être remplacé par des dizaines d'autres enfants, à présent. J'aurais tant aimé leur crier bien fort qu'ils avaient raison... que d'autres les observaient... qu'ils n'étaient pas seuls ! Je ne mis que très peu de temps à m'assoupir, ce qui n'était pas surprenant en considérant les moments exaltants que je venais de vivre.

Je rouvris les yeux lorsque l'ombre d'Éden commença à se projeter sur la surface de Luna. Ce petit point noir représentait notre monde. Il semblait s'enfoncer dans l'immense masse de la géante gazeuse. L'impression de sombrer au fond des océans m'entraîna à nouveau dans un sommeil profond. Ma crainte de tomber à l'eau devait sans doute être à l'origine de cette étrange sensation.

Une lumière apparut en face de moi, émanant des abîmes. Elle semblait vouloir me parler, comme le Maître avait l'habitude de le faire jadis, en contrôlant mes pensées. J'entendis des sons lointains, ressemblant à une voix me rappelant celle de Marie. Elle tentait de prononcer un nom... un nom qui était déjà sorti de sa bouche, des années auparavant :

— Echie, Zéchie...

Le visage à l'allure blafarde de cette mère effondrée me revint à l'esprit. Je me souvins d'elle lorsqu'elle prononça ces quelques mots, après avoir réalisé que sa fille venait d'être sauvée. Des mots qui ne cessèrent de résonner dans mon esprit s'enfonçant, de plus en plus profondément, dans le monde glacé des océans...

Un réflexe de survie me fit sursauter ! Je ne voulais plus sombrer dans ce coma qui m'avait séparé des miens durant de longues années. Je me rendis rapidement compte que mes craintes n'étaient pas justifiées... Luna illuminait à présent notre nouvelle cité d'un halo orangé. Cela me rappela que nos seules périodes d'obscurité complète n'arriveraient que durant les éclipses de milieu de journée ; lorsque notre énorme lune viendrait occulter nos deux soleils !

La surface du sol située sous la Nouvelle Chance avait été brûlée par l'échauffement provoqué lors de son atterrissage. Je pouvais, très distinctement, sentir cette odeur particulière que le vent menait jusqu'à moi.

Il n'y avait donc aucun doute ; je n'étais plus en train de rêver. Je ne m'étais assoupi que quelques instants et ces visions n'avaient rien à voir avec le coma qui m'écarta des miens durant ces longues années... Je décidai de reprendre la lecture de la terrible aventure de mon compagnon solitaire sur Europa afin de ne pas m'endormir.

29e jour sur Europa

Dernières informations reçues via ma connexion internet avant la rupture de contact avec le Centre de Contrôle :

Le conflit global qui vient d'éclater a été appelé « la Guerre des Quatre ». En effet, quatre clans distincts se sont formés. Partout dans le monde, les rescapés des frappes nucléaires : chrétiens et musulmans, capitalistes et communistes, s'exterminent dans les villes et dans les campagnes.

La haine et la peur se sont emparées de l'humanité, l'entraînant dans le chaos et la désolation. Les mieux lotis utilisent ce qu'il reste de leurs armées, ou milices privées, pour défendre leurs biens contre les assauts de la majorité de la population qui manque de soins et de nourriture. Les combats religieux les plus violents, quant à eux, ont lieu autour de la ville de Jérusalem, devenue l'épicentre du conflit!

Seule la force des éléments parviendra à lentement y mettre fin, remplaçant cette folie destructrice par l'instinct de survie dans les esprits des rares rescapés. Les nuages, provoqués par les multiples explosions nucléaires, recouvriront bientôt la planète toute entière. Ils la plongeront dans l'obscurité complète durant plusieurs mois.

L'Amérique du Sud, l'Afrique et l'Australie ont été épargnées par les frappes, mais les retombées radioactives, venant du Nord, vont également les faire sombrer dans l'horreur et la pénombre du cataclysme. Notre planète sera rapidement recouverte par les pluies qui viendront inonder les côtes et les plaines, abritant la plupart des grandes métropoles.

Je n'ai plus aucune nouvelle de Frank. Son dernier message arriva tout juste un jour avant la date prévue de mon retour vers le vaisseau spatial Hermès! Pas moyen de le rejoindre sans son assistance. Je suis donc condamné à rester ici, sur mon nouveau monde. En espérant rétablir le contact avec le Centre...

La paisible quiétude des plaines enneigées d'Europa contraste ironiquement avec les images de chaos et de désolation qui me parviennent de la Terre. Je suis en train de vivre à distance la lente agonie de l'humanité et de ma famille en particulier lors de mes longues conversations, en différé, avec Carmen : les rationnements, la faim, l'angoisse des bombardements, la peur de l'exil sans nulle part où aller...

Elle me fait partager ses doutes, sa détresse grandissante, sans chercher à m'épargner, consciente que chacun de nos contacts pourrait s'avérer être le dernier. Sa voix m'évoque le souvenir d'une époque désormais révolue et d'autant d'espoirs sans lendemain. Mon impuissance à lui venir en aide me désespère.

Eloigné des miens, en proie au doute, je viens d'apprendre, lors de notre ultime échange, que notre fils aîné avait péri au cours d'affrontements entre factions rivales. Cela m'a anéanti... Ni moi, ni ma compagne ne pourrons l'accompagner vers sa dernière demeure, les cérémonies religieuses, au même titre que tout autre rassemblement, étant désormais interdites.

Je n'oublierai jamais le regard de celle qui partagea ma vie, mes doutes, mes chimères ; le regard de celle que j'ai aimée plus que tout... L'espérance vacillante qui brûlait dans ses yeux s'est éteinte à jamais.

Avant que la communication ne soit rompue, sa voix lointaine me parvint une dernière fois :

Poursuis ton rêve, John ; n'abandonne pas. Je suis certaine que notre fils t'a rejoint là-haut et qu'il te guidera.

Je suis seul désormais...

Au fil des jours, la colère succède à la détresse, au chagrin, à la résignation... et même parfois à la démence !

Le reste de ma famille, mes amis, mes collègues, comme la plupart des habitants de notre planète, doivent avoir à présent succombé aux explosions, aux combats ou pire encore, à la mort lente par radiation qui ne tardera pas à venir terminer l'œuvre des puissances démentes et meurtrières, à l'origine de cette véritable apocalypse...

35e jour sur Europa

Une de mes sondes vient de découvrir une forme de vie dans les profondeurs des océans... Quelle merveilleuse ironie du sort! Je serais rentré bredouille il y a déjà cinq jours, si ma mission s'était déroulée comme prévu. Et voici maintenant que son but vient d'être atteint!

Je n'ai, hélas, plus personne avec qui partager cette nouvelle. Elle sera donc mon ultime récompense. J'ai à présent acquis la certitude que nous ne sommes pas seuls dans l'univers! Quel que soit l'avenir de la vie intelligente sur notre petite planète, elle continuera certainement ailleurs... que ce soit dans l'immensité incommensurable de notre galaxie ou bien encore ici, lorsque Jupiter se sera transformé en étoile naine, ou notre soleil en super nova!

Je vais employer le peu de temps qu'il me reste pour tenter d'étudier les prochains échantillons que la sonde va me ramener. Qui sait, peut-être vais je arriver à communiquer avec ces petits êtres venant des profondeurs des océans.

J'espère qu'ils ne me prendront pas pour un dieu... Nous sommes bien loin de mériter cela!

64e jour sur Europa

Ça fait tout juste deux ans que je suis parti! Mon module d'exploration n'était censé rester ici qu'une trentaine de jours, ses réserves d'oxygène arrivent à leur fin...

Je suis à bout de forces... las d'observer ces minuscules bactéries à travers les loupes de mon microscope, ainsi que cette horloge qui égraine inexorablement les dernières secondes de ma vie... Mon niveau d'oxygène est dans le rouge depuis plus de deux jours déjà.

Je ne respire plus que les déchets empoisonnés de mes propres expirations. Dire que sur Terre les gens ne se rendaient même pas compte de cette merveilleuse force vitale qui entrait en eux à chaque fois qu'ils inspiraient! Ils ont tout fichu en l'air. Nous ne méritions sans doute pas ce cadeau incroyable que l'univers nous a fait...

Je regarde les étoiles qui me surplombent en essayant d'y reconnaître la Terre et mon vaisseau Hermès. Il doit de temps à autre passer là, exactement à ma verticale. C'est tellement frustrant de ne pas pouvoir le rejoindre sans l'aide du Centre de Contrôle. Mais celui-ci a sans doute été détruit. Je n'ai plus reçu aucune nouvelle depuis le dernier message de Frank ; il y a plus de trente jours à présent. Ils doivent tous avoir disparu! Je ne sais pas si je dois les envier. Mais ils ont au moins eu la chance de ne pas mourir seuls et abandonnés... comme un chien trop vieux et malade!

Ma tête tourne... Mon esprit est en train de divaguer... La vie abandonne mon corps usé... J'aurais pourtant bien aimé fêter mes 70 piges dans notre fichu univers...

Ce sera pour une prochaine fois!

Je vais m'endormir...

« Dodo... l'enfant do ».

Col John F.....

Ce fut rempli de compassion envers mon malheureux compagnon que je m'efforçai de prendre quelques instants de repos après avoir lu son terrible récit. Je me rendis compte de la chance que j'avais de ne pas me retrouver seul sur une planète inhospitalière à attendre de sombrer dans les affreux délires de la mort par asphyxie...

C'est alors que je m'aperçus qu'une étrange inscription avait été gribouillée au verso de la dernière page du carnet. Il semblait s'agir d'un code, composé de chiffres et de lettres. Quel pouvait bien être ce dernier message que notre astronaute solitaire avait tenté de léguer à ceux qui retrouveraient sa dépouille ?

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