27. Europa

Mes compagnons continuèrent à discuter. Mais je ne les entendais déjà plus. Je les regardais avec de nouveaux yeux. Ces numéros qu'ils étaient pour moi jusqu'à présent m'avaient empêché de les considérer comme des individus à part entière. J'avais à présent en face de moi de véritables êtres humains, possédant chacun une identité propre. Je pris malin plaisir à les observer.

Luc, notre ancien numéro 1, avait indubitablement un caractère de meneur. C'était principalement grâce, ou plutôt, à cause de lui que nous nous étions retrouvés embarqués dans cette folle aventure. Il était fort et bien plus grand que la moyenne, presque autant que moi ! Mais son imposante carrure et sa musculature d'athlète m'avaient déjà depuis bien longtemps découragé de venir lui chercher querelle.

Marc par contre, était plutôt chétif, mais animé d'un esprit vif et clair qui forçait l'admiration de tous. Il avait le talent de trouver solution à tous les problèmes auxquels nous avions été confrontés. Je le connaissais depuis toujours, car il fut l'un de mes tout premiers compagnons de jeu au sein de mon village. Une profonde amitié s'était depuis longtemps installée entre nous. Et à présent qu'il s'était choisi un nom, il était devenu Marc : mon meilleur ami !

Mathieu quant à lui était de corpulence moyenne et ne se distinguait d'aucune manière. Il était là... et c'était tout. Il semblait constamment vouloir se fondre, disparaître, dans la foule. Il ne m'avait pratiquement jamais adressé la parole. Ni à aucun des autres membres de notre groupe d'ailleurs. La seule fois que nous nous étions vraiment parlé fut celle où il m'annonça qu'il détestait les miroirs et qu'il était ravi qu'il n'y en eût aucun dans notre vaisseau !

Et enfin Judas. Je ne le connaissais pas encore très bien mais sa joie de vivre n'avait d'égal que son optimisme imperturbable. Son visage d'enfant affichait toujours un petit sourire en coin qui aurait pu donner l'impression qu'il se moquait de vous. Mais une fois qu'on avait cerné le personnage, on comprenait qu'il ne s'agissait que de sa légendaire bonne humeur, qui ne le quittait jamais !

Après avoir fait le tour de notre petit groupe, mon regard se dirigea irrésistiblement vers le grand hublot de notre salle de détente. J'admirais à travers lui notre étoile, à peine plus grosse que les autres. Elle nous avait vus naître, mais ne nous verrait sans doute jamais mourir... Si notre plan d'évasion se déroulait comme nous l'espérions.

Je pensais à tous ceux que nous allions tenter de quitter, sans même savoir où nous allions... à ma compagne, à mes parents! Je ne voulais pas les oublier, ils faisaient partie de l'individu que j'étais devenu. Sans eux, je ne serais plus tout à fait moi-même. Pourquoi abandonner tout ce qui fut notre vie jusqu'à présent pour un exil qui nous embarquait dans un voyage dont nous ne connaissions même pas la destination? S'il en avait vraiment une...

Il ne nous faudrait jamais oublier d'où nous venions ni qui nous étions. Nos actes avaient déjà bien trop mis notre conscience à l'épreuve. Animés par l'inaccessible espoir de réapprendre à vivre nous avions, bien malgré nous, dû apprendre à tuer!

Je pris alors la parole pour aborder un sujet auquel personne n'avait encore pensé, mais qui me paraissait essentiel :

— Et les Indésirables, allons-nous les laisser dans les coupoles durant notre évasion? Une salve pourrait atteindre l'une d'elles en projetant ses occupants dans le vide. Ne vaudrait-il pas mieux les transférer vers l'intérieur du vaisseau? Combien de vies allons-nous encore mettre en péril pour arriver à nos fins?

— Non! s'écria Luc. Comme vous le savez, les coupoles sont placées sous la plus haute surveillance. C'est là que se trouvent la plupart des caméras du vaisseau et celles-ci sont directement reliées au Centre de Contrôle. Il m'a déjà fallu quatre jours pour effectuer les enregistrements qui camouflent tout ce qui se passe ici. Nous devons accepter ce risque pour pouvoir atteindre l'effet de surprise essentiel à notre succès. En outre, il n'y a pas assez de place à bord pour tous nos passagers. N'oubliez pas que chacune de nos coupoles abrite près de trois cents d'entre eux... Nous allons les réorienter, comme prévu, dans l'axe longitudinal du vaisseau avant notre manœuvre de contournement de la cinquième planète. Ils sont au courant de nos intentions. Ils devront s'allonger à même le sol afin de pouvoir résister à la force d'accélération à laquelle nous serons tous soumis. La position couchée devrait leur permettre de rester conscients durant l'entièreté de la manœuvre.

— En espérant qu'ils n'étouffent pas sous le poids décuplé de leur cage thoracique, répliquai-je en soupirant. Nous allons être soumis à cette essoreuse bien plus longtemps que prévu.

— Faites-leur savoir qu'il faudra impérativement qu'ils s'allongent sur le dos, et pas sur le ventre, afin d'éviter que leurs côtes se brisent sous leur propre poids ! reprit Marc, notre expert médical.

Notre conversation continua. Le plan fut analysé, encore et encore, comme pour venir nous réconforter... sans pour autant nous rassurer complètement. Nous avions l'impression qu'à cinq nous serions capables de réussir à déjouer la surveillance de la Fédération tout entière! Une force intense nous unissait. Elle semblait également nous relier à nos passagers.

Nous savions pertinemment bien que notre situation restait, en bien des aspects, désespérée. Mais l'idée d'atteindre notre rêve, de pouvoir tout recommencer dans un monde nouveau nous donnait la motivation nécessaire à continuer dans la direction vers laquelle nous nous étions engagés, bien malgré nous!

C'était comme si notre destinée avait été tracée à l'avance par je ne savais quelle force, capable de nous contrôler. Et tout semblait se dérouler comme cette dernière l'avait prévu... L'Amirauté ne devait sans doute pas encore s'être rendu compte de ce qu'il s'était passé à bord du TXL1138 ; l'un des milliers de vaisseaux soumis à sa surveillance permanente. Un grain de sable dans l'immense désert du vide spatial!

Notre trajectoire nous menait vers l'orbite de la cinquième planète. Notre plan de vol initial planifiait d'utiliser sa force gravitationnelle afin de nous projeter vers notre mystérieuse destination. Celle où nous aurions normalement dû abandonner nos quatre coupoles à leur triste sort. Nous nous approchions lentement de l'un de ses 61 satellites. Il s'agissait précisément de celui où la capsule, transportant notre étrange manuscrit, était venue s'échouer quelques centaines d'années plus tôt.

Pareil au cri de détresse d'un naufragé solitaire, dans une bouteille jetée à la mer, il semblait contenir un message destiné à l'humanité tout entière... Ce document était à présent à l'origine de nos noms, de nos identités. Le vieil homme nous avait dit que le satellite en question portait, très paradoxalement, le nom d'un de nos anciens continents, celui-là même d'où avait émergé la religion issue de cette fameuse «Bible».

«Europa» orbitait à quelque 671 000 kilomètres de la cinquième planète. Son diamètre d'à peine plus de 3 000 kilomètres lui donnait l'aspect d'un petit astre, à la surface blanche, recouverte de glace et sans relief notable. On pouvait facilement y distinguer quelques-uns des dômes qu'occupaient les colonies de travailleurs qui y furent récemment installées.

Elle était parsemée d'une multitude de crevasses pouvant s'étendre sur des centaines de kilomètres. C'était comme si, à une époque reculée, celle-ci avait été modelée par des forces de marée, avant de brusquement se geler en laissant apparaître ces étranges fractures.

Nos scientifiques y observèrent, avec grand intérêt, les effets des frictions tectoniques de ses divers continents ; combinées avec son intense activité volcanique sous-marine. Celle-ci était arrivée à générer suffisamment de chaleur pour permettre l'existence d'une couche d'eau liquide sous sa croûte de glace.

Il était dès lors possible que quelques formes de vies, semblables à celles qui peuplaient les sombres abîmes de notre océan mondial, aient pu s'y développer. Si au moins nous pouvions découvrir un astre de ce genre aux environs d'Alpha. Nous pourrions nous y installer et profiter de son abondante quantité d'eau pour en faire notre nouveau monde!

Nous laissâmes rapidement derrière nous ce petit astre blanc, pour nous rapprocher de la plus grosse géante gazeuse de notre système solaire. Celle-ci abritait, à elle seule, plus de 50 colonies reparties sur ses nombreux satellites. Tout comme celui que nous venions de croiser, la plupart d'entre eux contenaient beaucoup de glace : substance indispensable à notre colonisation de l'espace!

Un intense trafic de navettes, ainsi que les nombreux vaisseaux militaires assignés à leur protection, faisaient de la flottille de la cinquième planète la plus prestigieuse et la plus importante de toutes celles de la Fédération. Elle était composée d'une dizaine de frégates, accompagnées d'une centaine de croiseurs et autres vaisseaux ravitailleurs.

Le diamètre équatorial de cette énorme boule de gaz était d'environ 143 000 kilomètres, soit 11 fois celui de la planète où nous avions vu le jour. Sa masse, de loin la plus importante de toutes les planètes du système, lui octroyait une force gravitationnelle 2,5 fois plus grande que la nôtre, ce qui nous empêcha d'y établir des dômes habités.

Elle était composée d'éléments légers comme l'hydrogène et l'hélium, servant de combustible aux réacteurs de la plupart des vaisseaux de la Fédération. Mais leur extraction par sondes robotisées n'était pas aussi efficace que celle effectuée directement par les colons sur sa petite sœur... la sixième planète.

Sa vitesse de rotation vertigineuse, d'un peu moins de dix heures, nous permettrait de venir frôler sa surface sans être trop ralentis par son atmosphère. Nous allions utiliser l'extraordinaire force centrifuge, générée par notre trajectoire à bord de ce carrousel géant, afin de nous propulser, tel un vulgaire caillou lancé par une fronde titanesque, en dehors de notre système solaire!

Marc eut alors l'idée de télécharger un maximum d'informations, accessibles au sein du réseau Ethernet, tant que cela nous était encore possible. Cette source de connaissances, pratiquement infinie, ressemblait à la gigantesque toile d'araignée informatique qui recouvrit notre monde dans un passé lointain.

Son infosphère reliait à présent, non seulement nos dômes, mais aussi toutes les colonies éparpillées sur les cinq autres planètes et leurs nombreuses lunes. Nous n'y aurions plus accès lorsque nous nous éloignerions de ses satellites relais. Il nous fallait donc agir de façon efficace. Mais par où commencer? Par la lettre «A»? Nous n'aurions pas même le temps d'arriver à «B»avant que le contact soit interrompu...

C'est alors que j'eus l'idée de lancer les moteurs de recherche automatique sur quelques mots clefs tels que « Astronomie », « Botanique », « Médecine » et « Survie »... En effet, les connaissances astronomiques, que l'humanité avait accumulées au fil des millénaires, allaient sans aucun doute nous être très utiles durant notre long voyage. Elles nous aideraient à nous orienter vers le système d'étoiles multiples d'Alpha. Peut-être même à y trouver une planète capable de nous héberger...

Nos coupoles s'avérant être de véritables oasis de vie destinées à assurer notre subsistance ; une connaissance approfondie du monde végétal allait nous être grandement utile. Tout comme il en était, bien évidemment, de même dans le domaine médical. Et enfin, il nous faudrait également apprendre à survivre, comme certains individus avaient dû le faire dans le passé, sur des îles désertes ou des planètes en voie de colonisation.

Le temps de chargement des données, concernant ces quatre mots, était déjà trop important pour en rajouter un cinquième... Nous nous limitâmes donc à mon choix initial. L'énorme quantité d'information ainsi stockée s'avérerait extrêmement utile si un jour nous avions la chance de nous installer sur un monde habitable, et peut-être même habité.

Les signaux qui nous parvinrent confirmèrent notre autorisation de contournement de la cinquième planète sur une trajectoire libre de tout trafic. Notre plan de survol, à très basse altitude, avait été accepté. L'interruption des communications radio, provoquée par la traversée de son champ magnétique intense, nous permettrait de ne pas avoir à répondre aux questions qui surgiraient lorsque le contrôle de mission se rendrait compte de notre déviation des procédures prévues... Cela nous ferait encore gagner quelques précieuses secondes. Nous espérions que celles-ci nous aideraient à distancer nos éventuels poursuivants.

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