26. Les noms

Une irrésistible vague télépathique emportait nos esprits dans une euphorie incontrôlable. Nous étions unis par l'espoir de choisir enfin une voie dictée par nos convictions, par ce rêve que nous avait laissé entrevoir ce vieil homme. Il nous motivait, à présent, d'aller trouver un monde meilleur. Un monde qui pourrait nous offrir l'opportunité d'un nouveau départ... d'une nouvelle chance!

Notre vaisseau continuait sa course silencieuse vers l'orbite de la cinquième planète afin d'y effectuer sa prochaine manœuvre. Les Indésirables avaient déjà commencé à cultiver leurs champs, en prévision de l'épuisement des quelques vivres que nous avions pour eux à notre bord. L'élixir gravitationnel, quant à lui, leur avait été fourni en suffisance... comme s'ils avaient été condamnés par la Fédération à passer le reste de leur existence en apesanteur.

Les rescapés de notre groupe et moi-même étions à nouveau réunis dans la salle de détente. L'instant était enfin venu de communiquer librement pour planifier nos prochaines actions. Le numéro 1 entama la conversation, comme il en avait pris l'habitude.

— Je suis retourné voir le vieil homme dans la coupole numéro 1. Je savais que c'était dangereux, mais une force irrésistible m'attirait vers lui. Il m'a fait de nouvelles révélations... Il m'a également dit qu'il était temps d'abandonner ces numéros stupides qui nous identifient. Il faut que nous nous choisissions des «noms».

— Des «noms»... qu'entends-tu par-là? rétorquais-je.

— Il m'a expliqué que sont de petits mots qui servaient naguère à identifier les individus, ainsi que certains territoires tels que les villes, les continents... et même les planètes. Tout le monde est censé en avoir un. Cela permet même de parler de quelqu'un en son absence...

— Tu veux dire quand il est mort? demanda l'un d'entre nous, incrédule.

— Par exemple, mais aussi lorsqu'il n'est tout simplement pas là, et que l'on parle de lui...

— À quoi bon parler d'une personne lorsqu'elle n'est pas là? Cela ne sert à rien! rétorqua un dernier interlocuteur perplexe.

— Faites ce que vous voulez, s'exclama le numéro 1, exaspéré par notre manque d'enthousiasme. J'en ai assez de ces numéros, je vais me trouver un nom! Le vieil homme m'a donné une liste d'exemples du passé... Vous n'avez qu'à vous en choisir un. Cette liste vient d'un des livres défendus, une histoire qui nous a été cachée, rendue taboue par la Fédération. Il aurait été découvert dans la carcasse d'un de nos tout premiers vaisseaux interplanétaires, enfoui sous les glaces d'un des satellites de la cinquième planète... Certaines rumeurs prétendent qu'il exécutait l'ultime mission spatiale lancée par cette étrange civilisation qui précéda la nôtre avant son annihilation. Son unique occupant, mort depuis longue date, nous légua son journal de bord, ainsi que ce mystérieux ouvrage qui porte une marque d'identification, composée exclusivement de lettres, il s'appelle : «La Bible», ce qui signifie «Le Livre» en langage antique.

Il sortit alors d'une de ses poches un morceau de papier sur lequel il avait noté quelques mots complètement incompréhensibles et se mit à les lire, lentement, un à un.

— Pierre, André, Matthieu, Jacques, Philippe, Paul, Thomas, Simon, Marc, Luc, Judas, Jean... Il paraît qu'il y en a beaucoup d'autres, que leur liste est infinie et que l'on peut même s'en inventer de nouveaux!

C'est ainsi que nous nous choisîmes des noms, qui ne signifiaient absolument rien pour nous. Ils étaient originaires d'une langue qui ne ressemblait que très vaguement à la nôtre, issue d'une civilisation que nous ne connaissions même pas! Mais, à nos yeux, ils représentaient un nouveau départ, un nouvel espoir, une nouvelle vie que nous pourrions contrôler. Nous allions enfin avoir une véritable identité!

Je décidai de m'appeler «Jean». C'était court, intelligible, et en plus cela semblait me rappeler quelque chose... Chacun d'entre nous adopta un de ces prénoms en guise d'identification. Il y avait Luc, Marc, Matthieu, Judas et moi-même... « Jean ». Ce nom résonnait dans mon esprit comme un cri, une exclamation d'énergie, de liberté. Je n'y étais pas encore habitué, mais j'en étais déjà fier... C'était moi et personne d'autre : Jean!

Nous nous saluâmes les uns les autres en essayant de mémoriser nos nouvelles identités tout en les clamant de vive voix. Ce moment de joie et de détente fut pour moi la confirmation du juste choix que nous avions fait en nous unissant aux Indésirables. Leur tentative d'échapper à ce monde qui nous avait vu naître et grandir était également devenue la nôtre!

Les événements de ces derniers jours nous avaient poussés à commettre des actes horribles, dont nous aurions à assumer la responsabilité pour le reste de notre existence. C'était à nous, à présent, que reviendrait la lourde tâche d'écrire les nouvelles pages de notre destinée. J'avais si souvent rêvé de cette utopique liberté... L'instant était venu de tenter de l'atteindre! Nous n'avions qu'une toute petite chance de réussir, mais nous étions bien décidés à ne pas la laisser passer.

Nous devrions agir de façon efficace et coordonnée. Il était probable que la flottille en alerte aux environs de la cinquième planète serait lancée à nos trousses dès qu'elle s'apercevrait que notre vitesse et notre trajectoire ne correspondraient plus exactement aux paramètres prévus pour notre mission. Mais cela nous laissait néanmoins une très légère marge de manœuvre, qui nous motivait à exécuter notre plan à la perfection!

— Jusqu'où croyez-vous qu'ils nous poursuivront? demanda celui qui avait décidé de s'appeler Judas.

La réponse mit du temps à sortir de la bouche hésitante de Luc, notre navigateur.

— Sans doute aussi loin que le permettront leurs réserves. Mais, contrairement au nôtre, aucun de leurs vaisseaux n'est équipé de coupoles. Après les avoir étudiées en détail, je me suis aperçu que ces dernières sont de véritables chaloupes de sauvetage intersidérales. Elles sont capables, grâce à leur environnement et à leur biotope, d'abriter la flore nécessaire à la survie de leurs habitants. Et cela également loin de toute source de chaleur et d'énergie photoélectrique naturelle, dans les profondeurs du vide spatial! Peut-être notre cargaison d'Indésirables était-elle destinée à être propulsée en dehors de notre système solaire, tels des exilés... Auraient-ils été condamnés à découvrir d'autres mondes, après avoir dérivé durant plusieurs générations, jusqu'aux confins de la galaxie?

— Arrêtes de divaguer Luc, lui répondis-je. Tu sais pertinemment bien que les femmes que nous avons à notre bord ont toutes été stérilisées... Et à la vitesse à laquelle les coupoles se déplacent, elles n'atteindraient même pas Alpha avant que leurs habitants ne meurent de vieillesse!

— Tu as raison Jean, reprit Marc. Si nous enclenchons nos réacteurs à puissance maximale durant notre manœuvre autour de la cinquième planète, nous pourrions peut-être bien y arriver! Notre vitesse devrait alors approcher un sixième de celle de la lumière. Et, grâce aux réacteurs de notre vaisseau, nous bénéficierons d'une source d'énergie autonome et pratiquement infinie. Il nous permettra d'effectuer notre mise en orbite autour de la planète qui nous semblera la plus hospitalière dans ce nouveau système. Aucun de nos poursuivants n'aura la possibilité de nous accompagner à travers le vide interstellaire durant la trentaine d'années que durera notre voyage... Outre l'absence de coupoles, leurs vaisseaux ne possèdent certainement pas assez de réserve d'élixir gravitationnel à leur bord pour un tel voyage. Ce sera, par contre, lors de notre manœuvre autour de la cinquième planète que notre plan pourrait être mis en échec par une réaction rapide des forces de sécurité en alerte permanente dans ses environs!

Un court silence suivit cette remarque... Chaque minute qui s'écoulait pouvait bien être la dernière de notre incroyable aventure! Il nous fallait nous rendre à la terrible évidence. Notre rébellion représentait pour nous un voyage à sens unique, et peut-être même sans issue. Nos yeux fatigués, nos visages ravagés par les préoccupations transformaient les enfants que nous étions encore en jeunes adultes. Nous ne savions pas exactement où allait nous mener la destinée que nous venions de choisir, sans vraiment avoir eu l'occasion d'y réfléchir!

Nous avions, depuis très longtemps, pris l'habitude de ne plus nous considérer comme des enfants. La Fédération avait fait de nous des pilotes d'engins spatiaux! Nous n'avions sans doute jamais été censés devenir des adolescents. Notre société avait besoin d'adultes, dès leur sortie de la pyramide, pour accomplir les diverses tâches qui leur incomberaient... Comme cela nous fut répété des centaines de fois. Nous ne pourrions survivre sans elle et elle n'était rien sans nous!

Ainsi soit-il...

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La tentative d'évasion semble à présent inévitable... Mais comment échapper à l'attention omniprésente de la Fédération ? L'ordinateur de bord va-t'il les laisser mener à bien ce plan audacieux sans réagir ?

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