Pourquoi cette réaction imprévisible ? Des agents de sécurité avaient-ils étés placés parmi nous ? J'allais profiter du silence qui s'était installé pour rappeler tout le monde à la raison... Mais je n'eus pas le temps d'entamer ma phrase, car nos trois compagnons venaient de bondir hors de la pièce en se dirigeant vers le couloir d'accès aux réacteurs.

L'un d'eux fut immédiatement abattu par le numéro 1, tandis que les deux autres disparurent lentement dans la pénombre... Il nous fallait à tout prix les empêcher de donner l'alerte, s'ils ne l'avaient déjà fait ! Nos enregistrements avaient heureusement couvert cette scène dramatique. Mais la violence des événements pourrait atteindre l'un des multiples senseurs de l'ordinateur, qui ne semblait pas encore avoir réalisé ce qui était en train de se passer.

Les survivants se séparèrent dans des conduits différents. Nous nous divisâmes en deux groupes à leur poursuite. Le premier se dirigea vers un de nos sas. Le deuxième fonça en direction des réacteurs...

Celui que je poursuivais était arrivé à destination. Il accomplit alors un acte insensé. N'ayant pas eu le temps d'enfiler de combinaison spatiale, il fit sauter la porte extérieure du sas dans lequel nous l'avions suivi afin de l'y maîtriser. Il fut emporté dans le vide... entraînant l'un des nôtres avec lui ! Nous eûmes à peine le temps de nous mettre en sécurité avant de regarder, à travers le hublot, leurs deux corps, sans vie, dériver vers les lointaines étoiles ; à jamais agrippés l'un à l'autre.

C'est en rejoignant la salle de repos, où tout avait commencé, que nous fûmes informés du sort du troisième fugitif. Celui-ci avait tenté de faire exploser une mine antimétéorite à proximité du bouclier à particules des réacteurs. Si nos compagnons lancés à sa poursuite ne l'avaient pas abattu avant qu'il n'exécute son plan, nous aurions tous été transformés en chaleur et lumière par la déflagration thermonucléaire qui aurait ainsi été provoquée !

Qu'est-ce qui avait bien pu motiver les actes désespérés de nos trois camarades ? Nul ne le savait vraiment. La moitié d'entre nous venait brusquement de trouver la mort, à cause d'une incontrôlable et maladroite tentative de rébellion.

Pour quelle raison étrange ceux qui n'étaient pas entrés en contact avec les Indésirables tentèrent-ils, au péril de leur propre vie, de l'empêcher ? Quelle réaction extrême le Système Préparatoire avait-il programmée en certains d'entre nous au cas où quelqu'un aurait mis en danger notre mission, et de ce fait, la société dont nous faisions partie ? Peut-être aurions-nous agi de façon similaire si nos esprits n'avaient étés influencés par notre rencontre avec les habitants des coupoles ?

Je me retrouvai, bien malgré moi, emporté dans une inévitable mutinerie. Je n'eus plus le courage ni l'énergie de prendre la parole. Ces derniers actes de violence, que nous venions de perpétrer, nous avaient irrémédiablement condamnés aux yeux de la toute puissante Fédération. Nous étions tous, à présent, également devenus Indésirables ! Aucun d'entre nous ne semblait avoir de doute à ce sujet... Nous n'avions plus qu'une seule chance de survie : suivre le plan que ce vieil homme avait sournoisement fait naître dans nos esprits.

Je me souvins alors du petit être étrange qui m'était apparu, à deux reprises, dans le jardin de ma maison ; il y avait de cela tellement longtemps. Il me semblait que tout cela s'était déroulé dans une autre vie ! Son dernier message refit surface dans ma mémoire. Il m'avait prévenu que mon subconscient saurait quand, et comment, j'aurais à agir afin d'accomplir ma destinée. Mais de quelle destinée pouvait-il donc s'agir ? Comment arriverais-je à rendre ce monde meilleur en le quittant lâchement, comme nous nous apprêtions à le faire ?

Il fallait que je me rende à l'évidence... L'instant semblait enfin être venu pour moi de prendre ma destinée en main ! En sachant que ses méandres  garderaient encore bien longtemps la plupart de leurs secrets ; je décidai d'écouter mon instinct de survie en m'unissant à cette tentative d'évasion qui était sans doute ma seule chance d'éviter le triste sort des Indésirables.

Une odeur morbide nous accompagna lorsque nous transportâmes nos trois malheureux compagnons vers le sas d'éjection. Nous n'avions jamais vu ni touché, les corps sans vie d'autres individus. Leur sang, épais et gluant, était à présent partout, dans l'air que nous respirions, sur nos mains et nos combinaisons. Pourquoi avait-il fallu en arriver là ?

Les événements qui venaient de se dérouler nous firent amèrement réaliser la valeur intrinsèque de la vie, son aspect magique. Elle était ce qui nous différenciait de ces cadavres que nous transportions, dans le plus grand secret. Les corps inanimés, encore tièdes, de nos camarades semblaient tout simplement s'être endormis à tout jamais dans nos bras. Nous les regardâmes s'éloigner dans un silence sordide, après les avoir éjectés, de façon entièrement manuelle, à l'insu de l'ordinateur qui voyait toujours le sas fermé, grâce à nos enregistrements.

Nous étions, bien malgré nous, devenus des soldats, au service d'une cause qui nous condamnait à un exil inévitable. L'intelligence artificielle du vaisseau ne semblait pas avoir remarqué ce qu'il s'était passé à son bord. Les combats et éjections des sas avaient, bien heureusement, été camouflés grâce à notre stratagème. Et nos enregistrements montraient toujours les activités routinières des dix cadets qui formèrent initialement notre équipage. Nous ne pouvions qu'espérer que l'ordinateur de bord nous laisserait continuer notre route, comme prévu.

Nous ne le débrancherions qu'au dernier instant afin de pouvoir entamer notre course vers « Alpha du Centaure ». La seule déviation que nous apporterions à notre plan de vol initial serait que nous utiliserions la pleine puissance de nos réacteurs lors de la manœuvre de propulsion orbitale autour de la cinquième planète. Celle-ci décuplerait l'accélération prévue en provoquant notre éjection, à très grande vitesse, de notre système planétaire ! Personne, à part nous, ne pouvait se douter de ce qui allait bientôt se passer...

Dans peu de temps, un engin spatial solitaire allait tenter de rompre la surveillance de la Fédération pour s'évader à tout jamais de la prison qu'était devenu ce monde dont nous ne voulions plus avoir à subir les règles. Mais pourquoi cette mission, précisément celle dont je faisais partie, allait-elle vers une mutinerie aussi inattendue qu'inévitable ?

Était-ce, tout simplement, le destin qui nous avait choisis ? Ce dernier avait-il été écrit depuis l'origine des temps, comme certains se plaisaient à le penser ? Toutes ces questions resteraient sans doute à jamais sans réponses... Je ne pouvais néanmoins m'empêcher d'être fier de me trouver ici avec mes compagnons qui semblaient entièrement partager cette révolte qui grondait en moi depuis si longtemps.

Nous étions à présent tous déterminés à fuir, loin de la Fédération et de ses colonies, comme nous l'avait proposé ce vieil homme. Ses paroles ne cessaient de résonner dans mon esprit. Il fallait que nous rejoignions cet endroit qu'il avait étrangement appelé « Alpha du Centaure »... Il devait certainement s'agir du groupe d'étoiles que nous connaissions sous la dénomination d'« Alpha », le plus proche de notre système planétaire, situé à 4,6 années-lumière.

Il nous faudrait plus de trente longues années pour y arriver... après avoir atteint la vitesse maximale de notre vaisseau. Mais c'était sans doute notre seule chance d'échapper à l'emprise de la Fédération. Notre trajectoire, nous menant vers le point de largage des coupoles, était propice à ce plan.

Nos réserves d'oxygène et de victuailles semblaient, elles aussi, suffisantes pour ce très long voyage. Le biotope que nous avions à bord assurerait amplement notre survie. Et le vaisseau nous fournirait l'apport énergétique nécessaire grâce à la puissance, pratiquement inépuisable, de ses réacteurs.

Encore fallait-il espérer trouver dans ce nouveau système une planète apte à nous accueillir. Sinon nous serions condamnés à passer le reste de nos existences à l'intérieur de nos quatre coupoles !

Une voix semblait guider nos décisions. Elle émanait de cette conscience collective qui s'était installée entre ce vieil homme et nous, en nous indiquant la marche à suivre. Nous lui faisions confiance, nous étions persuadés que quelque chose de merveilleux nous attendait au terme de ce périlleux voyage.

Notre évasion ne serait pas simple. Il nous faudrait d'abord nous emparer du contrôle du vaisseau, en neutralisant l'ordinateur de bord qui était constamment sur ses gardes. Nous aurions ensuite à échapper à la surveillance des Frégates de combat, probablement en alerte autour de la cinquième planète, et beaucoup mieux armées que notre, bien inoffensif, vaisseau cargo.

Mais celui-ci était l'un des premiers exemplaires d'une toute nouvelle génération d'engins spatiaux, spécialement conçus pour atteindre rapidement une vitesse de croisière très élevée durant les longs trajets qu'il était censé effectuer. Nous avions donc une petite chance de distancer nos éventuels poursuivants. Il nous faudrait néanmoins attendre le moment opportun pour agir... vite et bien !

Les heures qui s'écoulèrent me permirent d'apprendre, grâce au mystérieux lien qui m'unissait à ce vieillard que je venais de rencontrer, ce qu'il s'était réellement passé dans les colonies de la sixième planète, juste avant notre arrivée.

La rébellion qui y éclata avait été étouffée, cachée de tous, dans le silence du fin fond de l'espace. Des visions d'horreur, illustrant ces événements, hantaient à présent mon subconscient. Les sentiments d'impuissance, de désespoir et de révolte qui animaient les cœurs des Indésirables venaient littéralement inonder les couloirs de notre vaisseau.