14. Retour au village
Après avoir erré durant d'interminables heures entre ma petite demeure et les principaux centres commerciaux de la ville, je décidai d'utiliser les quelques jours de liberté dont je disposais encore pour retourner vers mon village natal. Une des nombreuses navettes, destinées à acheminer les jeunes enfants vers la pyramide, pourrait m'y amener. Il me suffirait de convaincre ses conducteurs que le CCPSF m'avait ordonné d'aller y délivrer une des cartes nécessaires à la réparation de ses balises anti-ptérodactyles.
C'est ainsi que je me retrouvai, à peine quelques heures plus tard, embarqué dans un de ces véhicules dont je me souvenais si bien. J'avais tout spécialement enfilé mon uniforme de Cadet de l'Espace afin de paraître encore plus crédible vis-à-vis de mes convoyeurs. Mais je fis cela surtout par fierté, en espérant que mon père soit à la maison ce jour-là.
Il me semblait que mon voyage vers la pyramide ne datait que d'hier ! Petit à petit, les paysages qui m'entouraient réveillèrent ma mémoire, me donnant l'impression de littéralement remonter le cours du temps...
Mon village n'avait pas changé. Ses champs, toujours aussi verdoyants, s'étendaient à perte de vue. Le comportement jovial de ses habitants sentait bon la liberté et la joie de vivre qui régnaient encore ici, dans le monde insouciant où j'avais grandi. Je réalisais pourtant à présent, avec beaucoup d'amertume, que cet univers idyllique n'avait pour seul objectif que la reproduction et l'éducation initiale de nos générations futures de travailleurs.
Les adultes qui se trouvaient ici, s'étaient-ils portés volontaires ? Ou était-ce la Fédération qui les avait assignés à cette tâche précise en fonction de leurs caractéristiques génétiques idéales ? N'avaient-ils donc étés envoyés ici que pour fournir une main d'oeuvre docile à cette énorme ruche dont nous faisions partie ? J'avais l'impression que les magnifiques rêves de mon enfance s'étaient évanouis à jamais. Que les personnes qui m'avaient vu naître et grandir ici, dont j'étais resté sans nouvelle depuis plus de six ans, n'existaient plus !
Lorsque nous arrivâmes en face de mon ancienne demeure, je posai la main sur l'épaule du chauffeur en lui montrant la balise qui se situait non loin de là. Je lui fis signe de me laisser descendre pour venir me rechercher à la fin de sa tournée. Une bouffée d'air frais s'engouffra dans l'habitacle lorsque la porte du véhicule s'ouvrit. Elle était chargée de ces odeurs d'herbe fraîchement coupée, de blé et de fleurs sauvages qui me rappelaient mes longues escapades dans les champs. Cette sensation inattendue inonda mon esprit d'images encore bien plus poignantes...
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Alertée par l'arrivée du véhicule une femme, vêtue d'une longue toge recouverte d'une capuche, entrouvrit la porte de la maison. Ses traits tendus trahissaient l'inquiétude qu'elle ressentait d'avoir entendu une navette s'arrêter en face de sa demeure. Ses yeux se fixèrent sur le jeune adolescent le scrutant de la tête aux pieds. Elle l'observa durant quelques secondes, intriguée par son allure familière. Une lueur de joie, immédiatement camouflée par un sévère froncement de sourcils, annonça au garçon qu'elle venait enfin de le reconnaître.
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Ma mère me rejoignit, laissant les enfants jouer derrière elle. Mon retour n'eut pas l'air de la réjouir plus que de raison. Je décelais même une pointe d'étonnement dans son regard. Comme si elle ne s'était pas du tout inquiétée de mon sort et qu'elle s'attendait à ce que je l'aie également oubliée après tant d'années d'absence.
— Que viens-tu faire ici ? me demanda-t-elle d'un ton amer et courroucé. Personne ne revient jamais... Il faut que tu retournes tout de suite vers le dôme !
Le long silence qui suivit ces quelques mots me fit l'effet d'une véritable douche froide, me ramenant à la dure réalité des choses. Je ne trouvai aucune réponse à lui donner ; un sourire timide étira mes lèvres tandis qu'une larme vint lentement caresser ma joue, exprimant le mélange de bonheur et de tristesse que je ressentais à cet instant précis.
Je réalisai, en observant son attitude distante, que jamais plus je ne retrouverais le paradis auquel je fus arraché, bien malgré moi. J'étais devenu un véritable étranger pour les miens. Cet accueil me fit comprendre que je n'étais plus le bienvenu en cet endroit que j'avais tant espéré rejoindre un jour.
Le petit garçon insouciant qui gambadait dans les champs, rêvant d'un avenir utopique, avait disparu. Jamais plus ma mère ne me prendrait dans ses bras comme j'aimais tant qu'elle le fasse. Je ne jouerais plus aux côtés de mes frères et sœurs dans ces champs, survolés par ces engins qui me rappelaient sans cesse les souvenirs mitigés de bonheur intense et de tristesse profonde qui caractérisaient ma courte existence !
Je restai là, encore quelques instants, immobile... instants que je savais pertinemment être les derniers auprès des miens avant de retourner vers le dôme, dans ma petite alvéole : mon nouvel univers, bien terne à côté de celui auquel j'étais en train de dire adieu.
Mon père n'était évidemment pas là... L'espoir insensé de le revoir représentait pourtant la motivation principale de ma visite. Il me fallut tourner la page et me faire à l'idée que je ne le rencontrerais sans doute jamais plus.
Une formation de chasseurs passa à cet instant précis, comme par magie, juste au-dessus de nous ! Cette ironie du sort fit naître une nouvelle larme qui roula sur mon visage tandis que je me revoyais tenir la main de cet homme qui me manquait tellement. Comme d'habitude, il la serrerait alors de plus en plus fort, au fur et à mesure que le vacarme assourdissant des réacteurs viendrait déchirer nos tympans... pour la relâcher ensuite, tout doucement, au rythme de leur disparition.
Personne ne me tiendrait plus la main de cette façon. Jamais, sans doute, ne saurait-il que j'étais devenu pilote de ces engins qui nous firent tant rêver !
En me voyant regarder les aéronefs s'éloigner à l'horizon, ma mère s'approcha de moi. Elle murmura quelques mots à mon oreille :
— Ne reviens plus jamais ici ; oublie-nous, comme nous t'avons déjà oublié depuis longtemps... Arrête de te poser tant de questions !
Je vis une larme naître sur ses paupières. Elle s'empressa de retourner vers notre maison ; j'eus l'impression qu'elle tentait de dissimuler ses émotions. Je me retrouvai seul, face à ces images de mon passé, s'effaçant irrémédiablement sous mes yeux. J'essayais de penser à cette nouvelle vie qui se présentait à moi et à la liberté que je venais enfin d'acquérir, tout en m'apercevant que je n'avais plus personne avec qui la partager.
Je n'étais, pour la société, qu'un de ses nombreux travailleurs qui n'aurait qu'à remplir sa tâche, sans discuter ; et cela, jusqu'à ce que je sois trop usé pour lui être d'une quelconque utilité. Je sombrerais alors dans l'oubli des Indésirables, ce même oubli dans lequel disparaîtraient immanquablement tous ceux et celles que j'avais, un jour, côtoyés.
Je rejoignis l'endroit où la navette m'avait déposé en m'asseyant contre un arbre, perdu dans mes pensées. Mon instinct de survie m'incitait à adopter le profil que l'on attendait de moi, de crainte que quelque chose de terrible m'arrive. Je ne pouvais néanmoins m'empêcher de recenser les questions qui germaient dans mon esprit tourmenté, tout en me motivant à ne plus vouloir laisser ce monde froid et inhumain contrôler mes moindres actes.
J'avais pourtant tout pour être heureux ; j'allais devenir pilote de la Flottille Spatiale ! Je réalisais néanmoins que ma destinée ne m'appartenait plus. La toute puissante Fédération s'en était accaparée depuis longtemps ; nous avions été créés dans l'unique but de servir sa cause.
Seuls les insectes semblaient avoir compris et maîtrisé ce genre de situation en faisant passer l'intérêt collectif avant tout. Notre tour était sans doute arrivé de subir cette incontournable étape de l'évolution. Ce nouveau monde nous avait libérés des guerres et des inégalités sociales ; il avait assigné à chacun d'entre nous une tâche que nous aurions à exécuter avec ardeur et motivation, afin d'assurer son bon fonctionnement.
Nos parents, triés sur le volet, nous avaient dotés d'une constitution parfaite qui, supportée par des soins médicaux sophistiqués, nous permettrait d'atteindre l'âge de cent-cinquante ans au moins. Une nourriture saine et une hygiène de vie irréprochable nous maintiendraient en excellente santé durant l'entièreté de notre existence, comme nous l'imposait le sixième commandement. Nous en étions même arrivés à accepter d'être irrémédiablement mis à l'écart, lorsque nous ne serions plus d'aucune utilité envers cette société sans laquelle nous ne pourrions survivre !
Heureusement, cette dernière ignorait tout de la révolte qui brûlait en moi. Nous avions perdu notre liberté, pour nous retrouver enrôlés dans les structures complexes et impersonnelles de ce monde inhumain...
Ces réflexions continuèrent à me hanter lors de mon voyage retour, accompagné des jeunes enfants que nos convoyeurs transportaient vers la pyramide. Ils n'osaient regarder, tout comme moi six ans auparavant, les adultes qui les emmenaient, loin des leurs, vers une mystérieuse destination.
Je ressentis alors un élan d'amour infini semblant m'unir à ces petits êtres apeurés ainsi qu'à mes parents, remonter en moi comme une vague irrépressible. Je ne voulais pas croire que l'affection que me portait ma mère se soit tout à fait éteinte ! Peut-être son attitude n'était-elle destinée qu'à m'inciter à obéir aux lois de la Fédération, sans attirer l'attention par mon comportement rebelle...
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L'adolescent semblait s'être évaporé, remplacé par un adulte entamant son trajet retour vers l'immense cité. Ni le spectacle offert par les dinosaures ni l'imposante splendeur des bâtiments abrités par le dôme, ne parvinrent à le sortir de la mélancolie qui s'était emparée de lui.
Il retourna dans sa petite alvéole comme un automate, un robot, n'aspirant plus qu'à accomplir la tâche pour laquelle il avait été programmé. L'enfant qu'il fut un jour venait de se voir transformé en l'un des rouages de l'énorme machine qui l'avait littéralement enrôlé de force.
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Quel est donc ce changement ?
Quel pourrait bien être la surprise que cette société étrange réserve à notre héros ?
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