6. Jennifer
Les voix lointaines m'indiquent qu'ils sont toujours au rez-de-chaussée. J'ai préféré partir pour ne pas péter la gueule de Lindsay. Tout à l'heure, son assurance m'a blessé dans ma confiance. Je suis invincible, intouchable, mais cette petite conne m'a chamboulé par son répondant. Je ne pensais pas qu'elle aurait eu le cran de me cracher dessus.
Se méfier des apparences, la devise de mon père. Je vais la retenir, maintenant !
J'entends Audrey, féliciter de sa voix de crécelle Miles et Lindsay. Je roule des yeux, encore plus agacé. Un gâteau, sérieusement ? Je suis sûre que Miles a menti et qu'il a trouvé l'excuse de l'anniversaire pour ne pas que la garce de Lindsay soit punie. J'espère au moins que leur gâteau est mangeable.
Audrey invite ensuite Miles à parler, chose qu'il refuse à chaque fois. Je reste accoudé aux escaliers et profite pour essayer de comprendre son irritabilité. Moi, je suis en colère, sur le qui-vive, mais lui, c'est plus profond. Ce type est plus peureux, qu'il ne le laisse paraître. Ses cauchemars, ses yeux fatigués et ses épaules si lourdes sont des indices sur sa trouille permanente. Il est hanté, bloqué et terrorisé par quelque chose.
Quoi ? J'aimerais bien le savoir.
Observer et analyser les gens fait partie de mon quotidien. C'est une règle importante selon mon père. Celle qui permet de rester en vie. Il faut repérer un ennemi à la minute. Pas de cadeaux, pas d'hésitation, pas de sentiment. Torturé psychologiquement dans mon enfance par ses nombreuses séances de manipulation, je suis devenue aussi douée que lui. Calculatrice dans l'âme, je mens comme je respire. Je fouille, je blesse et j'attaque au moment venu. Une qualité que j'ai héritée de mon paternel et qui faisait la fierté du réseau. Celui qui de droit devait me revenir.
Mais à cause de cette pétasse, je suis enfermé à triple tour, avec des gamins perturbées et sans avenir. Sincèrement, je ne donne pas cher de leur peau. Ils vont écouter les blabla, continuer leurs conneries et finir en taule. Pendant ce temps-là, je vais me perfectionner, assurer comme je l'ai toujours fait et reprendre ma place. C'est simple, mais très long.
J'ai pris trois ans !
Trois ans à vivre en communauté, qui plus est, avec des tarés au passé plus que troublant. Mais si j'arrive à me tenir à carreau, si ma langue arrête de la ramener, alors, je pourrais peut-être partir plus tôt.
Ma conscience de merde, elle, s'attelle à démolir cette éventualité. Juste pour me narguer.
Alors que les voix disparaissent, Dean apparaît dans mon champ de vision. Des vêtements à la main, il s'arrête en me voyant. Ce môme est sans doute le plus jeune. Le teint mate, les cheveux bouclés et crêpés telle une perruque de mauvaise qualité, il est grand pour son âge. Ses fringues de marques sont étalé de manière provocatrice ou naturelle, je ne serais le dire. Sa bouille de gosse est presque inoffensive. Sauf que je me méfie de l'eau qui dort. Ses petits yeux me détaillent, attendent quelque chose qui me paralyse aussitôt. Ce gamin n'est pas là par hasard et cela me fait penser qu'il est aussi dingue que les autres.
━ Quoi ? Qu'est-ce que tu veux ?
Ma voix sortie, il sourit d'un air carnassier, victorieux du petit jeu ridicule auquel il prend beaucoup de plaisir. Je le vois s'approcher et mon regard plonge dans une vaste couleur sombre. Le noir de ses pupilles est moins démoniaque que Miles, mais je reste dans ma bulle. Je ne montre pas mes doutes. Ni mon stress grandissant face à son aura énigmatique.
Il lève les bras, me montre d'un regard en biais les vêtements, que je reconnais comme étant les miens - et jette le tout sur mes pieds.
J'hallucine, la bouche ouverte.
━ Oups, fait-il, d'une voix si grave et stridente, que j'en viens à le marteler de mes poings dans mon imagination. Ça m'a échappé des mains, continue le gosse hilare face à mon ton décomposé.
━ T'es vraiment con ! Quelle maturité, je lui claque en pleine tronche.
Il se ratatine et ramasse les vêtements, un peu pressé. Sûrement blessé par mes propos et redevenant le petit garçon effacé que j'ai vu à mon arrivée, je souris de l'effet de mes paroles sur ce petit débutant.
Une phrase. Un coup de massue ! Et j'adore ça !
Il se redresse, les bras chargés de mes vêtements et alors que je crois que je suis en position de force, il sourit à nouveau. Troublé, mais surtout, agacé, je serre les dents pour me retenir de l'étrangler comme me l'a appris mon père.
Force, rapidité, technicité. Trois mots qui m'assaillent l'esprit lorsque je dois faire le sale boulot des collègues de mon père. Personne ne se méfie des femmes. Et encore moins, d'une ado aussi banale que moi. Tuer est simple. Sans me vanter, je me débrouille plutôt bien pour une jeune de seize ans. Grâce aux prouesses psychologiques de mon père, sa violence quasi militaire et ses menaces à répétition, il a obtenu une machine à tuer.
Efficace, sans état d'âme. Je n'ai jamais cillé face à ma proie.
Mais là, Dean, c'est différent. Si je le tue, je ferai forcément un séjour en prison. Et je dois à tout prix garder mon calme et mes mains dans mes poches pour ne pas être tenté.
Je le fixe, curieuse de connaître sa soudaine idée débile et quand il me balance mes fringues en pleine tête, je grogne, encore plus énervée que d'habitude.
Ce gosse est un petit diablotin ! Pire que Miles, pour le coup !
━ Deuxième Oups. Que suis-je maladroit aujourd'hui, rétorque Dean, toujours fier de sa petite blague.
━ C'est quoi ton problème le bambin ? Je l'attaque d'une voix forte.
Il passe ses doigts sur sa bouche et fait mine de réfléchir. Après quelques secondes, il finit par reprendre la parole.
━ Primo, le bambin ou le morveux t'emmerde. Deuzio, je suis carrément plus intelligent qu'une fausse trafiquante de drogue. Et tertio, tes petites crises existentielles sont puériles. Change de disque, connasse !
Sous le choc, mon visage renfrogné apparaît et je suis à deux doigts de faire un carnage. Ma colère est violente, son sourire en coin me glace la colonne vertébrale et mon subconscient me supplie de lui trancher la gorge pour lui montrer ma personnalité. Celle qu'il n'a pas pu voir.
Il se retire et avant de descendre l'escalier, il continue sa provocation jusqu'au bout.
━ Dernière chose, la prochaine fois que tu t'adresses de cette façon à Lindsay, je te fou la tête dans les toilettes. Tu verras, tes idées seront plus claires.
Je l'ignore, et ce con, heureux de son pouvoir, tourne les talons en sifflotant.
Mon père, premier témoin de cette humiliation aurait tué ce jeune en une fraction de seconde pour son manque de respect. Je suis heureuse qu'il ne soit pas là, parce que mes colocataires ou épaves seraient morts dans d'atroces souffrances. Et pour être honnête, j'ai une once de pitié pour eux.
Oui. Il m'arrive d'être gentille, parfois !
Cette journée est l'une des pires que j'ai vécue, jusqu'à maintenant. Entre Lindsay, Miles et Dean, j'ai donné. Je pourrais me montrer cool et bienveillante, sauf que je n'ai pas le mode d'emploi. Toujours dans l'obsession de bien faire et accaparé par les remontrances de mon père, faire confiance ou s'ouvrir aux autres est impossible pour moi.
" Jenn, tu y vas ! C'est le moment ! Tu sais ce qu'il faut faire pour ne pas me décevoir. Tu es ma fille, alors donne-moi, ce que je veux. Prouve-moi que tu mérites ce nom de famille. Bouffe le tout cru et n'hésite pas ! "
Ces paroles, mon père les a prononcés avant mon premier meurtre l'an dernier. Diego Stevens. Homme d'affaires, marié et papa de deux petites filles. Menteur et dealer de drogue à ses heures perdues. Oui, ce jour-là, à cause de son infidélité à mon père, il a reçu une balle en pleine tête.
Précis. Efficace. Parfait.
Ce fut là, le pire moment de ma vie. Ses yeux gris malheureux, larmoyants, me hante les nuits et me poursuivent le jour. Ôter la vie est une responsabilité que je ne devrais pas connaître. Mais ce n'est pas comme si j'avais le choix.
Mes pensées balayées, je fixe le couloir et mon envie de sortir est grande. Cela ne fait pas deux semaines que je suis ici et j'ai peur de mourir ou de taillader les autres pendant ces trois ans de malheur. Mes yeux continuent son observation et je fronce les sourcils, un peu hébété par l'occasion qui s'offre à moi.
Escaladeuse professionnelle, je souris quand j'aperçois une possibilité de sortir. A moi les sushis et les bières gratis, les gars ! J'enjambe la première fenêtre, me contorsionne et accède au toit en moins de deux !
Je suis la Queen, il n'y a pas de doute.
Le vent frais fouette mon visage, j'inspecte les alentours pour ne pas me faire griller, mais je m'étouffe presque en voyant Joey sur la gouttière.
Le fumier ! Il est bien plus doué en matière de détournement de l'attention qu'en sociabilité.
Je m'approche, sans faire de bruit et lui saute dessus. Son petit cri, non viril, me procure instantanément un peu de bonheur. Je ne suis pas une fille qui sourit ou qui s'amuse. Mais pour une fois, et même si je n'ai pas le droit, je veux savoir ce que c'est d'avoir un visage rayonnant et différent de ma froideur que j'ai dû créer pour la bonne image de mon père.
━ T'es malade Jenn, tu m'as foutu les jetons, râle Joey, avec un début de sourire en coin.
Il m'a appelé par mon surnom - ce qui en soi n'est pas acceptable. Mais avec Joey, je laisse passer. Cela ne me dérange pas venant de lui.
En voyant sa tête blasée et décoiffée, je profite de la situation. Je lui passe ma main dans les cheveux, mais il me maintient le poignet pour arrêter mon geste.
━ Ne fais pas ça, me supplie-t-il, tout à coup sérieux.
Mon sourire s'éteint et je m'en veux d'avoir provoqué chez lui quelque chose qui ne le définit pourtant pas.
La tristesse. Un sentiment que je n'ai pas remarqué chez lui. Je ne dis pas qu'il est heureux, mais son visage exprime toujours une certaine neutralité. Sauf à cet instant.
━ Tu fais quoi ici ?
━ Bah comme toi, je suppose, répondais-je, naturellement. Je me tire de ce calvaire !
Joey rit et ce son, bien qu'il ne soit pas si souvent entendu me fait esquisser un sourire.
━ Non, mais je crois que tu as rêvé, dit-il, avec un air sérieux. Dois-je te rappeler où nous sommes ?
Je roule des yeux irrités par cette conversation. Cet endroit, ce lieu loin de tout m'oppresse et saccage mon cerveau déjà bien endommagé.
━ Oh ! Mais Joey, je grogne, capricieuse. Je déteste cette prison ridicule.
━ Moi aussi. Mais je la préfère à la vrai ! D'ailleurs, pourquoi es-tu ici ?
Sa question m'arrache le bout de bonne humeur que j'avais jusqu'alors. Il attend, patiemment et je cherche un semblant de réponse. Ma gorge sèche, je fais ce que je connais le mieux : mentir.
━ Des conneries avec des potes, je lui souffle avec une conviction qui m'étonne moi-même.
Je ne peux pas lui dire la vérité. Je ne peux pas trahir les trafics de mon père, c'est impossible.
***
Bonsoir, mes bouts de chou !
J'ai plein, plein de choses à vous dire !
Voilà, le chapitre Jennifer est posé.
Je sais que là, vu l'ampleur de la situation, vous vous demandez si tout cela est bien vrai. Et pourtant, Jennifer est le personnage féminin le plus complexe. Sa froideur, son auto-destruction est flagrante.
De plus, vous avez bien vu, elle à bel et bien commis des meurtres. Avant de commenter, de l'accabler, je voulais vous prévenir que c'est sans doute le personnage qui va le plus évoluer. Elle à des bagages longs comme le bras. Mais rien n'est perdu pour elle.
Aussi, si vous avez fait attention, pas mal d'éléments sont donnés dans ce premier chapitre. Il était important pour moi de vous faire rentrer dans l'univers glauque et criminel de Jennifer. De plus, son père à une emprise totale sur sa fille et c'est un sujet que je veux mettre en lumière. L'emprise, elle à ce point commun avec Miles.
Alors, soyez indulgents, continuez à bien regarder les indices, à bien vous imprégner des personnages, parce que vous ne savez pas tout.
Pleins de baisers.
Cynthia.
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