Déraillement


Ceci est un OS écrit dans le cadre de l'édition 2024 de la  Plume ARMY Fest 

Le prompt original était le suivant : 

Un train. Deux possibilités. Une seule fin.

Une histoire où le personnage principal prend le train (de 8h06) et s'en suivent alors des rencontres, des discussions et des réflexions qui ont pour résultat le destin (happy ending, ou du moins romantique).

Dans une réalité alternative, le personnage loupe le train. Un nouveau chemin se crée mais la conclusion reste la même. Car on échappe pas à son destin.


J'en ai fait un pairing Vhope, et j'ai particulièrement travaillé sur la forme  de cet OS, j'espère qu'il vous plaira ! 


*****



I'm so scared to be me.


Taehyung s'est levé en retard.

Alors Taehyung court, toute la journée, il oublie le petit-déjeuner, prend le taxi et file au bureau pour la première réunion du jour, dossier sur les genoux, ce dossier sur lequel il a bossé toute la nuit, toutes les nuits depuis une semaine, car c'est la fin de l'année et ce sont les bilans à faire devant les actionnaires, devant les associés, devant le monde entier.

Devant la famille, tout à l'heure, aussi.

Alors Taehyung court, la première réunion passe, la deuxième, il présente, analyse, répond aux questions, aux doutes, tous sauf les siens, explique et démontre que l'année a été bonne, que les résultats financiers le prouvent, le dessin des graphiques est laid mais efficace, et Taehyung ignore la poussière qui danse dans les rayons du soleil couchant, les ombres qui se projettent sur tous ces visages presque identiques dans leur sérieux et leurs costumes, presque identiques au sien, de sérieux, au sien, de costume, car Taehyung est assuré, froid, calculateur même pour les autres, il doit donner confiance aux actionnaires, c'est ce que son grand-père lui a dit quand il l'a envoyé ici, gérer la succursale de Séoul, la plus grande de Corée après la maison-mère de Daegu, alors Taehyung est en retard depuis ce matin mais il court et il réussit, bien sûr, comme toujours, il enchaîne réunion après réunion, démonstration après démonstration, et il convainc chacun que le monde roule parfaitement sur ses rails et que l'entreprise est florissante - elle l'est -, grâce à lui - vraiment ? -, et il est applaudi, et il s'incline en remerciement, sans sourire, car il faut garder l'air assuré et froid a dit son grand-père, et lui-même a fait siens tous ces préceptes depuis trois ans maintenant, et il brille, "il brille", disent les journaux financiers, c'est "l'étoile montante de Corée" pour la direction d'entreprise, c'est le prix que le Korea Financial Times lui a décerné, alors Taehyung ne sait plus que courir, un pied devant l'autre, un pied après l'autre.

Alors il court parce que la dernière réunion s'est terminée tard, parce qu'il tombe de fatigue depuis des jours, des mois, des années déjà, parce qu'il a faim car il n'a pas mangé de la journée, depuis la veille, même, peut-être, il croit, il ne sait plus bien mais il n'a pas le temps de penser à ça, il court, l'ordinateur dans une main, le billet de première classe dans l'autre, lâché du taxi juste de l'autre côté de la place, il court, pour atteindre le boulevard à traverser et pour s'engouffrer dans la gare, il court pour attraper le dernier train pour Daegu, court pour rejoindre la réunion familiale annuelle, de nouveaux bilans, de nouvelles personnes à convaincre que, oui, Taehyung est le meilleur, et il prendra un jour la tête de l'entreprise, ainsi en a décidé son grand-père.

Il court pour traverser le boulevard et pour s'engouffrer dans la gare, mais les voitures passent et

le bonhomme est rouge.



Et Taehyung, dans un brouillard, ne court plus

une seconde, deux secondes, trois secondes,

dix secondes ont passé

mais enfin le bonhomme est vert et ils traversent

Taehyung traverse

et Taehyung court, à nouveau, court pour trouver le quai, court pour s'avancer malgré le sifflement de l'employé, malgré ses signes des bras, "trop tard !", dit-il, trop tard ? mais non ! Taehyung doit être à cette réunion, on l'attend, son grand-père l'attend, c'est aujourd'hui qu'il doit annoncer choisir Taehyung pour lui succéder, un jour, le plus tard possible, espère Taehyung, mais il doit être là-bas, ce soir, alors il court, encore, il court, toujours, pour atteindre le train, pour atteindre la poignée, atteindre la porte


qui se referme


devant ses doigts


et ne reste que le lisse du métal

la poignée froide qu'il tente de rouvrir

le chef de quai qui lui dit de reculer

impérieux

et Taehyung doit faire


un pas

puis deux


en arrière


et voir le train


s'en aller


sans lui



Et il fait nuit, déjà

Et il fait froid, soudain


Le chef de quai passe à côté de lui

Taehyung regarde les lumières du train qui s'éloignent,

Ce train qui part vers Daegu, vers sa famille, vers son grand-père, la réunion, l'annonce, tout


Sans lui


Taehyung est seul

dans la nuit


Il ne court plus

Il reste là, à court de gestes, à court de mots

à court de sens

Et la pluie, soudain,

ce rideau glacé sur ses épaules,

c'est novembre,

les pluies sont glaciales en novembre,

Ou est-ce son âme qui l'est ?


Taehyung ne sait plus, Taehyung ne pense plus,

C'est le blanc

soudain

dans son esprit



Cette pluie qui ruisselle sur lui, trempant ses vêtements, son sac, son visage

Cette eau qui inonde son corps et son coeur, ses joues,

les larmes qui coulent

Pourquoi ?

Pourquoi ?

C'est lancinant et douloureux, ce pourquoi

Mais c'est tout ce que Taehyung peut penser

Pourquoi ?

Pourquoi ?

Pourquoi ?

En gouttes et en pleurs

En larmes et en pluie



Mais le ciel se pare de rouge, tout à coup,

Le vide du train se vermillonne et

un rire

à son oreille

un souffle chaud

tout près


La pluie qui cesse autour de lui

Juste autour de lui, halo sous l'averse,

rouge

Car quelqu'un l'a mis sous un parapluie

rouge


Et ce quelqu'un rit

"Vous ne pouvez pas rester toute la nuit ici !"


Et Taehyung se tourne,

lentement,

vers cette voix de soleil

Ce sourire de soleil,

Trop grand

Qui sourit ainsi de nos jours ?

Personne dans son monde

Surtout pas lui

Plus lui

Alors Taehyung se tourne vers le sourire de soleil,

sans sourire,

mais il accroche les yeux

inquiets, un peu


Et c'est comme une bouffée de lumière, soudain,

Une douce chaleur sous la pluie


Alors il pleure, soudain,

Il PLEURE vraiment

Il pleure des yeux et de la bouche,

Il pleure du nez, du coeur, des tripes

il pleure en sons

il pleure en hoquets

Il pleure des litres et des litres de trop plein de retard, de stress, de courir tous les jours,

tout le jour,

De sommeils écourtés, de repas oubliés, de sourires disparus

Des litres de trop de chiffres aveugles, de gens embauchés et virés,

D'une vie dédiée à l'entreprise

froide

bestiale

D'une vie dédiée à faire ce qu'on lui demande

en animal

D'une vie dédiée à essayer de plaire

à son grand-père


Et c'est con de pleurer sur un quai de gare

C'est con de pleurer pour un train raté

C'est con de pleurer sous un parapluie rouge

Parce qu'un sourire était trop ensoleillé


C'est con

Mais Taehyung le fait

Dans son costume trois pièces immaculé

mallette à la main et sac sur le dos

Il pleure


Et l'homme-soleil

a les yeux qui se chargent de gris

Le sourire qui tombe un peu

La main qui se pose sur son épaule


"ça va aller"


Mais ça ne va pas aller, Taehyung le sait,

Parce que c'est ce qu'il se dit chaque jour,

Depuis 3 ans

Chaque jour

Depuis qu'il est ici

Chaque jour depuis qu'il est en rôle


alors il pleure, encore, toujours

Les larmes ont remplacé les pas

C'est comme une course qui continue


***


L'homme-soleil l'a emmené

chez lui

A deux pas de la gare


"Pour se sécher" a-t-il dit

Et pour boire un thé, deux thé,

Tout le thé qu'il faut pour se réchauffer


Taehyung est assis à la petite table

Il tient une tasse tiède dans les mains

sent la chaleur gagner son corps

un peu


L'homme-soleil s'appelle Hoseok


Taehyung a les vêtements d'Hoseok sur lui

Jogging usé et T-shirt bariolé

Il n'est plus habitué, ça le fait presque sourire

De ne plus porter son costume


Il est trempé, Hoseok le fait sécher


Taehyung pourrait lui dire de le jeter,

Qu'il va s'en racheter un, en commander un à son tailleur

Parce que de toute manière le costume est fichu

Mais il ne dit rien


Il laisse Hoseok faire

Il laisse Hoseok s'occuper du costume

Il laisse Hoseok s'occuper de lui


Le thé, le jogging, la couverture chauffante

Et des biscuits colorés

"J'espère qu'ils sont bons" a demandé Hoseok

Taehyung a hoché la tête


Il ne pleure plus

En surface

Est-ce qu'il pleure là-dedans ?

Il ne sait plus, il est encore trempé

dedans

Il est encore perdu 

dedans

Et son cerveau a décidé de ne plus fonctionner


Alors Taehyung laisse Hoseok s'occuper de lui


"Vous pouvez dormir ici si vous voulez" a dit Hoseok après un moment

"si vous ne voulez pas être seul"


Alors Taehyung laisse Hoseok s'occuper de lui


***


Le lendemain matin, lorsque Taehyung ouvre les yeux

il ne pleut plus


Le soleil force les rideaux du petit studio

Fait une drôle d'ombre lumineuse sur la joue d'Hoseok

qui dort à côté de lui

Taehung sourit, regarde la tâche de soleil

longtemps


Le studio est petit, si petit,

A peine la taille de sa salle de bain, peut-être

C'est si petit mais chaleureux

si coloré

si habité

Que Taehyung se surprend à sourire

encore

alors qu'il détaille autour de lui

Les plantes tournées vers la lumière

la théière rouge restée sur la table, les tasses de thé refroidi, rouges aussi

Hoseok aime le rouge, hier il lui a dit

Et Taehyung s'en souvient

Comme il se souvient de tous les petits détails

du studio

d'Hoseok

de sa voix qui sourit toujours

de son rire qui explose, souvent,

de ses yeux qui vous regardent vraiment


Mais ce matin c'est Taehyung qui regarde Hoseok

Et cette tâche de soleil


Et il a envie, soudain

Envie, très envie

une envie qu'il avait oubliée depuis des années

une envie qu'il n'a plus ressentie depuis la fin du lycée

Depuis que les études l'ont happé

puis les responsabilités

et la course


Taehyung se lève, doucement

Fait trois pas jusqu'à la table basse

C'est si petit ici


Il attrape la feuille sur laquelle Hoseok a noté les pour et les contre

hier soir

lorsqu'il a essayé de lui remonter le moral

lorsqu'il a essayé de lui montrer que la vie était belle

chaude et lumineuse

Mais les "pour" sont vides

et les "contre" pleins

Taehyung était saoul de thé, peut-être,

saoul de larmes, saoul de course et de trains ratés

Il a tout balancé

Tout ce qui ne va pas, tout ce qui ne va plus

Tout ce qui l'étouffe, le noie

Tout ce qui le perd de lui-même


Hoseok a noté, tout, docilement,

Et lorsque Taehyung est resté muet pour les "pour"

il a ajouté "les biscuits d'Hoseok sont bons"

Et c'était vrai

alors Taehyung a hoché la tête

et il a ri, lui aussi


Taehyung sourit, alors qu'il voit la feuille,

Qu'il se souvient de la veille, de chaque instant, de chaque sourire et rire

d'Hoseok

et de lui-même, aussi

Car le thé saoule mais garde les instants

Et Taehyung se souvient

Et il veut garder les instants

Tous

Il veut même garder Hoseok

aussi

Alors il prend la feuille, la retourne et dessine

Hoseok


Et lorsque la mine court sur le papier,

Les gestes reviennent,

Le goût et le plaisir aussi

Taehyung adorait dessiner

avant

Taehyung adorait peindre, coller, créer

Avant

Avant l'entreprise froide

Avant l'entreprise bestiale


Il pensait avoir perdu

tout

mais

tout

revient

alors qu'il dessine

tout revient

surtout le plaisir

surtout le besoin de ressentir ça, encore


créer fait vivre


et sous ses doigts qui dessinent

C'est Taehyung qui revit


***


Hoseok et Taehyung cuisinent

A coups de rires et de gamineries

A coups de sourires, de regards

et d'une joie diffuse qui pénètre peu à peu le coeur de Taehyung


Il a posé son téléphone dans un coin

et l'ignore


Car que dira-t-il, maintenant ?

"J'ai raté mon train, hier"

Décevoir son grand-père

Sentir les ricanements, les jalousies satisfaites

Devoir se battre pour prouver

quoi ?


Taehyung a posé son téléphone dans un coin

et l'oublie


C'est Hoseok, lui, qui téléphone

souvent

On l'appelle


il s'excuse d'un sourire et part sur le palier


Taehyung n'ose pas demander pourquoi tout le monde l'appelle ainsi

souvent

tout le temps

et les gens parlent, parlent,

car Taehyung entend les silences

puis les quelques phrases d'Hoseok, indistinctes,

la voix calme et chaude, surtout, qui rassure


Taehyung est jaloux, un peu

Il veut qu'Hoseok revienne s'occuper de lui

seulement de lui


les soleils lui manquent

alors il dessine

quand Hoseok téléphone

il dessine tout, n'importe quoi

la théière rouge sur la table, l'arbre par la fenêtre, les couvertures des livres dans la bibliothèque

les sourires d'Hoseok

et le bleu de son âme qui devient jaune et rouge, un peu

Et quand il dessine, il oublie tout,

même Hoseok

et est surpris quand on lui parle

"Tu viens manger ?"


***


Deux jours qu'il est là, déjà


À dessiner

À boire du thé

À cuisiner

rire

À se jeter sur Hoseok pour le chatouiller

À grimacer, sourire et chanter

Oui, chanter, Hoseok a voulu faire un karaoké

Tous les deux devant la télé

ils ont dansé, ri et crié

Taehyung ne s'est pas reconnu


il ne se reconnaît plus, ici

mais il s'aime


Ou peut-être

qu'il se reconnaît trop


Il y pense,

allongé en fixant le plafond

la troisième nuit

Hoseok endormi contre lui


Le Taehyung d'avant

d'avant l'entreprise froide

d'avant l'entreprise bestiale

Il savait rire, chanter, blaguer

Il savait sourire et grimacer

Il savait trouver des "pour"

dans les biscuits et les tasses rouges

Il le savait


Et Taehyung sait à nouveau

tout ça

maintenant


tout comme il sait dessiner à nouveau

tout comme il veut dessiner à nouveau

tout comme il doit dessiner à nouveau

toujours

sans plus jamais cesser


mais comment faire ?


Car Taehyung voit le téléphone

posé dans un coin

qui le fixe

qui le fâche

Le téléphone est déchargé


Taehyung se lève

doucement

écarte une mèche de la bouche d'Hoseok

et fait trois pas jusqu'à la table basse

c'est si petit ici


Il trouve le chargeur

va jusqu'au téléphone

et le branche


il a peur


lorsque la lumière s'allume

que le nom apparaît

que les bips silencieux défilent, ensuite,

il a peur


Mais il affronte

les noms

les listes

les heures

notées, consignées

les rappels au monde des autres


Le monde des autres...

Taehyung veut rester ici

dans le monde d'Hoseok


Mais Hoseok a tous ces gens qui l'appellent

sans cesse


et Taehyung a le dessin

qui l'appelle, lui,

sans cesse


La peinture, même

qui l'interpelle

qui lui rappelle

combien il aimait mélanger ces couleurs

les tâches sur les doigts

les toiles qui s'ornent peu à peu

les sens jetés

l'âme jetée

sur la toile


il veut tout ça

à nouveau

il veut du temps pour ça

seul

à nouveau


mais comment faire le temps ?


il pleurerait presque

encore

mais Hoseok-soleil est là

qui dort

et Taehyung se gorge de lui

se gorge du souvenir de ses sourires-soleils


Il ose


"je viendrai demain"

à son grand-père

"j'ai à vous parler"


Il ose

mais il a peur

si peur


un bip silencieux

unique

"d'accord, je t'attends"


Et c'est décidé

Taehyung ira demain à Daegu


Il repose le téléphone dans un coin

Fait trois pas jusqu'au lit

et se glisse contre Hoseok


***


Daegu est terminé


Taehyung a osé

parler, raconter, expliquer

yeux brouillés et poings serrés

face au grand-père

muet


Il a tout débité d'une traite, a couru, encore,

couru pour oser dire

couru pour ne pas faiblir

couru pour tenter d'attraper le bonheur

entrevu chez Hoseok


du temps libre

pour dessiner

être heureux

vivre


Alors, il faut dire

adieu

à l'entreprise et à l'héritage


Et dire

pardon

pardon

pardon


à son grand-père muet et statue

aux larmes perlées sous les paupières ridées

au soupir profond, à la main sur la tempe

au dos voûté, soudain


son grand-père est si petit, un instant

si faible

Taehyung voudrait se lever, le prendre dans ses bras,

le rassurer, le consoler

comme il a vu faire Hoseok


mais on ne fait pas ça, ici


Alors il ne dit que

pardon

pardon

pardon

La voix tremblante et le coeur à éclater


Il psalmodie en attendant

un mot

un geste

un signe

de la fin ou de son renouveau


mais rien ne vient si ce n'est le soupir, encore


Alors Taehyung se tait, attend



Finalement son grand-père se lève

à nouveau sûr, à nouveau fier

s'approche de lui agenouillé au sol

et s'agenouille à ses côtés


Taehyung est troublé,

plus encore lorsqu'il sent la main sur son épaule,

la pression bienveillante

le "Je suis désolé moi aussi Taehyung"


Daegu est terminé et Taehyung a gagné


Il a gagné le droit de vivre

Il a gagné le droit de perdre

son poste

de redevenir simple employé

de finir à une heure précise

d'avoir les soirs et les weekends


Daegu ou Séoul ? a demandé son grand-père

Séoul

Parce qu'il vit mieux loin d'eux


Et parce que le soleil est à Séoul

Et parce que Taehyung vivrait bien près de lui

Hoseok


C'est idiot, bien sûr, mais Taehyung y pense,

planté là devant la porte du studio

petit, si petit dans son souvenir

mais si chaud


Il y a de la lumière sous la porte

Il y a la voix d'Hoseok qui écoute

Et Taehyung se ferait bien une place

au milieu des appels


Alors il s'avance

et il sonne


***************************************************************************************


Il court pour traverser le boulevard et pour s'engouffrer dans la gare, mais les voitures passent et

le bonhomme est rouge.


Le bonhomme est bien rouge mais Taehyung est pressé

Et ce train dans la gare, il faut bien l'attraper

Alors Taehyung s'élance, zigzague et puis évite

les voitures qui le frôlent, les klaxons qui maudissent


C'est bon, la gare est là.


En courant, toujours, Taehyung se dépêche de rejoindre son quai, de se hisser sur le marchepied et peut se faufiler juste avant que les portes ne se referment.


Il est à l'intérieur.


Son cœur bat encore à tout rompre, ses mains tremblent légèrement.

Que se serait-il passé s'il avait raté ce train, alors que tout le monde l'attend et que cette annonce si importante va être faite ?

Devenir l'héritier officiel de l'entreprise, être choisi par son grand-père.

Être reconnu par lui, enfin.

Taehyung est heureux, c'est tout ce à quoi il a aspiré ces dernières années.

Il est heureux, n'est-ce pas ?

Alors il ignore l'étau dans sa poitrine à la pensée de ce qui l'attend, il ignore le sombre du demain, le pire de l'après-demain.

Le gouffre du toujours

Il sait que ce toujours ne sera que courir, mais c'est ainsi, n'est-ce pas ?


La première secousse du train

rappelle au maintenant.

Par la vitre de la portière, Taehyung voit le quai commencer à reculer, lentement, si lentement. Il voit une silhouette, aussi, un homme planté sur le quai, un parapluie dans la main.

Rouge, le parapluie.

Et, alors que soudain la pluie commence, que les vitres se couvrent de minuscules gouttelettes qui s'échappent, Taehyung se penche, pour voir.

L'homme sur le quai a ouvert son parapluie.


Taehyung a rejoint sa place de première classe. Il s'assoit, allume son ordinateur. Le travail l'attend, les deux heures passeront vite à se plonger dans les chiffres, dans les emails, dans les dossiers à vérifier. Le travail fait tout passer.

Puis ce sera Daegu et le but atteint, ce soir, enfin.

Taehyung voudrait sourire mais il ne le peut plus.

Le train l'emmène et c'est ainsi.


Le train est arrivé, la réunion a eu lieu.

Parfaite, convenue.

Prochain PDG, Taehyung est devenu.

Son grand-père a fait l'annonce, tous ont applaudi. Certains ont grimacé, Taehyung l'a vu.

Peut-être a-t-il grimacé, lui aussi, intérieurement, derrière son sourire plat. Ses entrailles étaient nouées.

Mais le regard satisfait de son grand-père est là, ça réchauffe et gonfle la poitrine de fierté.

Un instant, un instant seulement, avant qu'on ne l'appelle pour une réunion, une autre réunion. On travaille, ici, même la nuit. Même le samedi, même chaque jour.

Une vie vouée à l'entreprise. Taehyung le sait, Taehyung l'accepte.

L'entreprise éteint le reste.


Dans le train qui le ramène à Séoul, le samedi soir, Taehyung travaille encore, bien sûr. Il travaille à se perdre, à ne pas penser, à étouffer le reste. Tout ce qui n'est pas cette vie qu'on lui a choisie.

Les gouttes dansent sur la vitre du train, encore, ça fait de jolies arabesques brillantes. Ça dédouble le paysage, on dirait un lac miroir, un miroir où plonger. Quelles couleurs faudrait-il pour...

Taehyung chasse l'image, revient aux chiffres, seulement aux chiffres.


Et c'est déjà Séoul, Taehyung est presque rassuré alors qu'il descend du train, qu'il suit le flot de voyageurs qui remontent le quai. Séoul, il connaît, rien d'imprévu, rien de plus que son quotidien à courir après les chiffres.

Il cherche du regard la sortie. Les gens vont et viennent de toutes les directions maintenant, ça grouille, ça bouscule presque. Il doit se dépêcher, quitter cette foule et rejoindre un taxi.

Un rapport l'attend, pour lundi matin. Ou est-ce deux ? Trois peut-être ?


Il avance, court presque déjà, passe devant un quai où d'autres se pressent à attraper un train. Mais,

                              soudain,

                              il se fige,

                              envoûté. 


Une silhouette est là, dans le sombre du jour. Visage levé au ciel, crachin doux sur les joues

où se mêlent, il les voit, des larmes.

Un parapluie rouge abandonné au sol.


Taehyung reste là, un peu caché, un peu sonné, à observer cet homme absorber les lumières de la nuit.

Le profil est si parfait qu'on pourrait le dessiner et, du plus profond de Taehyung, revient ce geste d'esquisser, du bout de l'ongle, une ligne, une courbe, l'arrête du nez, le front haut, jusqu'aux yeux fermés maintenant.

Mais si loin est le temps des couleurs sur les doigts, que le geste le trouble et que la main retombe.

Son cœur bat vite, du geste ressurgi ou de la vue face à lui. Mais Taehyung ne part pas, ne court plus.

Il reste.

Et il observe sans gêne les détails de la peau qui luit sous la lumière, des mèches collées aux tempes, des gouttes qui glissent dans le cou. Les larmes qui défilent.

C'est intime, cet instant volé à un autre.


Les minutes passent et les deux hommes ne bougent pas.

Lui, figé en pleurs discrets, Taehyung, statufié de désirs revenus

Pourquoi ses mains le conjurent-elles, soudain, pourquoi ce mot si fort en lui, à lui éclater les tympans : dessiner. Cet homme.


Taehyung n'y tient plus, ne pense plus. Il s'approche, lentement, il ne court plus, vraiment plus.

"Est-ce que vous allez bien ? Je vous ai vu pleurer."

Sa voix est cassée par les mots trop épais.

Face à lui, l'homme se tend. Il essuie ses yeux d'un revers de la main, vif.

Puis il se met à rire, d'un rire à réveiller les morts.


Le soleil éclate au milieu de la gare.


Taehyung titube et boit les rayons à la bouche, se gorge de cet éclat, de cette beauté maintenant si proche.

Pourtant, il se répète, articule à nouveau les mots, car il sait bien passer par-delà les sourires, il connaît le vide qu'ils dissimulent.

"Est-ce que vous allez bien ?"

Ça résonne presque dans la gare.

L'homme a un minuscule instant de flottement.

Puis le rire s'étiole,

le rire s'étiole et pleure.


Taehyung pose sa main, doucement, sur l'épaule de l'homme.

Longtemps.

C'est étrange, cet homme autre que lui qui pleure. C'est étrange, ce que ça lui fait.

Les gens courent autour d'eux, mais eux restent immobiles.

Ils ont le temps. Ou ils le prennent.


Lorsque, après, l'homme se redresse un peu, que les larmes se font plus rares, Taehyung se penche vers le parapluie, le secoue, puis le ferme et le tend.

"Merci."

Mais Taehyung reste là, et l'homme aussi.

Ils se regardent.

Taehyung cherche ce point du visage où est née l'émotion, la beauté qui fait ses doigts piaffer à nouveau, les fait se mouvoir en vagues sur le tissu de son costume.

Il voudrait tant à nouveau les couleurs sur ses doigts.

Il voudrait tant maintenant l'homme sur le papier.


Alors il demande.

"Venez, je vous offre un café."

C'est abrupt, ridicule, mais Taehyung n'a pas le temps d'avoir honte de ce pas sur le côté de ses habitudes.

"D'accord."

Une urgence, dans la voix.


Le café de la gare est infect alors Taehyung emmène l'homme ailleurs, dans un endroit qu'il connaît et qu'il aime.

C'est intime, c'est velouteux, c'est luxueux. L'homme, Hoseok, ouvre de grands yeux. Et Taehyung aime regarder cet émerveillement, le sourire revenu, les larmes disparues.

Dans un instinct, il ouvre son sac et prend un dossier au hasard. Hoseok l'observe sans un mot retourner la première page, chercher un crayon et le poser sur le papier.

"Je peux ?"

Hoseok semble perdu, mais Hoseok acquiesce.

Alors Taehyung trace

                                                     la

                                                                    première

                                                                                                      ligne. 


Puis

                                            la

                                                                                   seconde


Et c'est tellement bon sous les doigts, tellement fort d'un plaisir revenu qu'il doit retenir ses larmes.

Mais la ligne s'épaissit, s'affermit peu à peu, le crayon court plus libre.

Taehyung oscille entre le monde qui se crée sous ses doigts et le visage d'Hoseok, où l'amusement a remplacé l'incompréhension.

Les yeux brillent, de part et d'autre de la table, et un fil se tend, entre eux.

"Pourquoi tu pleurais ?"

La voix de Taehyung est douce, alors qu'il fignole le premier croquis, qu'il attrape une autre feuille, vite.

Les yeux d'Hoseok se sont voilés, un peu, le coin du sourire s'est légèrement affaissé. Voilà, comme ça, et le crayon marque la feuille du gras de l'ombre.

"C'est compliqué. Enfin, pas tant que ça. C'est juste... lourd."

"Raconte-moi. Si tu veux."

"Ça serait long."

"J'ai le temps."


Et Taehyung ne relève même pas l'incongru de sa phrase. 




Alors Hoseok raconte.


Parce que ça fait du bien, de parler à quelqu'un, de vider son coeur. De parler un peu de lui, pour une fois.

Il raconte son travail à s'occuper des autres, à les écouter, à les conseiller, à tenter de les orienter. A ne rien pouvoir faire, souvent, trop souvent. L'illogisme des lois, des mesures proposées. Il raconte ces yeux plein d'espoir qui se changent vides quand il ne peut pas même donner un billet pour aider au repas, quand il ne peut que guider et expliquer.

Il raconte le poids de ces yeux sur lui, après, quand il rentre chez lui, quand il reste dans son lit à repasser la journée, à se demander ce qu'il pourrait faire mieux. On lui dit de s'endurcir, on lui dit que son sourire est déjà beaucoup, qu'il vaut autant que ses conseils. Mais c'est dur, c'est dur et pourtant il ne voudrait pas changer, il aime son travail.

Il raconte aussi, à mots plus hésitants, ces amis qui l'appellent, souvent, sans cesse, le soir, la journée, pour lui parler, déverser sur lui leurs peurs et leurs malheurs, attendre des mots et des rires en retour. Car Hoseok a le soleil en lui, il réchauffe. On aime sa bonne humeur, son écoute attentive, les "pour" qu'il sait montrer.

Hoseok, à force de montrer les "pour" aux autres, perd les siens, parfois.

En face de lui, l'homme qui dessine, Taehyung, hoche la tête, semble comprendre. Leurs yeux s'accrochent, parfois, et Hoseok aime à y puiser.

Il a envie de continuer, alors il parle.

Et ses mots dessinent maintenant, très légèrement, cette mère.

Cette mère qui habite à côté.

Cette mère qui ne peut rester vraiment seule. Les aides qu'il a mises en place, les gens qui viennent chez elle jour et nuit.

Mais rien ne remplace un fils.

Alors Hoseok passe chez elle tous les jours, matin et soir. Il l'appelle, aussi, longtemps, lorsqu'elle ne va pas bien, qu'elle pleure au téléphone et raconte l'hier décousu, déformé. Qu'elle menace, jure et crache contre le monde, contre les autres qui veulent sa peau, contre son fils, Hoseok, qui était bien gentil mais est devenu monstre. Vous, vous n'êtes pas comme ça Monsieur, vous êtes gentil.

Et les larmes coulent, à nouveau, honteuses, Hoseok tente de cacher son visage, d'échapper au coup de crayon qui lui pèse soudain.

En face, Taehyung a compris, il cesse.

Le crayon dort sur la feuille, les mains sont posées et caressent ses joues de papier.

Mais Taehyung le regarde, et Hoseok sent presque la chaleur des mains sur sa peau.

"Viens. Tu as faim ?"


Taehyung l'a emmené dans un restaurant-monde, un lieu pétrifiant, magnifique, exquis de saveurs et de sons, d'odeurs, de beauté.

Comme s'il avait compris ce train qu'il ne peut prendre, ces ailleurs qu'il ne peut connaître.

Alors Taehyung amène l'ailleurs ici.

Et c'est grisant, cet ailleurs, c'est essoufflant, cet autour, ces gens, et Taehyung qui le regarde, Taehyung qui l'écoute.

Taehyung qui partage un peu de son monde doré avec lui.

Il parle peu, Taehyung, mais il sourit, oui, de plus en plus souvent au cours de la soirée.

Il sourit, il écoute, et Hoseok se sent visible devant lui, se sent visible sous ses doigts qui le dessinent à nouveau dans le taxi, qui le dessinent à nouveau au théâtre où il a proposé de l'emmener.

"Tu dessines toujours tout le temps comme ça ?"

"Non. Jamais."

Hoseok rit au mensonge.

La pièce est magnifique, les costumes, les couleurs. Cette présence à ses côtés, cette main douce qui s'est ouverte à côté de la sienne. Ces yeux qui ont cherché les siens dans la pénombre.

Et lorsque Hoseok pose sa main, les doigts enlacent les siens de réconfort.


L'appartement est immense.

Le lit est immense.

Et le corps de Taehyung est fort contre le sien, à l'envelopper de son souffle, de ses mains partout, de son dos sur le sien.

Lui en lui.

Un instant, un long instant, Hoseok oublie.

Il oublie les autres, il ne pense qu'à lui.

A lui, Taehyung.

A lui, Hoseok.

Taehyung le fait exister.


Sur les feuilles comme sur la vie.


***


Hoseok a passé le dimanche à rattraper.

Rattraper les appels manqués, les désespoirs à sauver, les autres à épauler.

Rattraper sa mère, aussi, tenter de stopper la chute, toujours plus épaisse, toujours plus douloureuse.


Puis il a passé le lundi à écouter.

Écouter les peines, les pleurs, des personnes accueillies, orientées.

Écouter les rires des collègues et leurs rêves de congés, de New York ou Tokyo à visiter.

Écouter son humeur se serrer.

Ecouter son cœur rappeler à lui les souvenirs de l'autre nuit, de ces lieux à eux, de ces sourires et de ces doigts qui créent.

Hoseok a envie, Hoseok veut vivre ça, encore.

Vivre.

Pour lui.

Par lui.


Il se souvient du dernier regard, devant la porte de l'appartement.

Il se souvient du dessin offert : lui qui sourit, dessus, apaisé après la nuit.

Il se souvient de l'hésitation de Taehyung.

Du numéro glissé.

"Si tu as besoin."


Il a dit non.

"Non non, je ne veux pas encore abuser de toi, tu m'as déjà tellement aidé. Merci Taehyung."

Alors Taehyung a repris le papier, a souri, et la porte s'est refermée.


Mais c'est lundi, et Hoseok n'en peut déjà plus de rattraper, n'en peut déjà plus d'écouter. N'en peut déjà plus des autres.

Il aime ce qu'il fait, il aime ces autres, mais...

D'habitude, ses pas le portent à la gare, à regarder les trains partir.

A pleurer, un peu, parfois.


Aujourd'hui, c'est différent. Car tout semble différent depuis samedi nuit.

Aujourd'hui, Hoseok est là. Devant la porte d'un appartement immense.

Il écoute.

Il écoute les notes qui lui parviennent à travers les murs.

Du jazz.

Taehyung aime le jazz ?

Et Hoseok se rend compte qu'il ne sait rien de lui. Rien du tout.

Taehyung n'a pas parlé, très peu, il a juste écouté.

Il a juste dessiné.

Hoseok voudrait soudain savoir ce qui fait Taehyung. Le jazz, et quoi d'autre ?

Il veut ces bras qui réconfortent, ces yeux qui le regardent. C'est pour ça qu'il est là.

Mais il voudrait aussi

demander

écouter

maintenant.

Il est prêt.


Alors, lorsque la musique s'arrête, il sonne.



 ***


Voilà, j'espère que cette histoire vous a plu ! N'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé.

Merci  à la Plume ARMY Fest pour la couverture

Merci à ma bêta-lectrice de la Fest  <3  et aussi à Luhan pour m'avoir incitée à tout reprendre sous un autre angle ^^

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