Poisson rouge

Aujourd'hui, les poissons rouges ont disparu.
Je me souviens des longs après-midi de la saison verte. Lorsque j'échappais enfin à la surveillance de ma mère, je courais jusqu'au torrent.
Je passais des heures accroupie devant l'eau cristalline. J'y observais les poissons et les reflets nacrés de leurs écailles orangées, rendues étincelantes sous le soleil qui perçait parfois l'épais rideau que créait ma forêt entre le ciel et nous.
Ma mère avait vite compris où je disparaissais durant ces heures volées à nos tâches quotidiennes.
Après tout, c'était elle qui m'avait donné le nom d'Ixancatul, qui signifie dans ma langue «poisson rouge».
Comment s'étonner que j'aime leur corps lisse et froid, riche de couleurs, aux nuances et motifs innombrables ? 
Comment s'étonner que j'aime voir leur passage dans le flot bouillonnant et les bancs majestueux qu'ils formaient ?
Comment s'étonner que j'aime leur chair tendre et la pâte rouge tirée de leurs écailles broyées dont s'enduisaient les guerriers ?
Elle me rejoignait parfois, entraînant avec elles nos anciens et les petits enfants qui voulaient jouer dans l'eau.
Je leur en voulais un peu au début, de venir ainsi troubler ma solitude.
Mais leurs cris et leurs rires me gagnaient souvent et nous finissions tous dans l'eau sous les yeux amusés des adultes.
Et notre vie était rythmée par le passage des saisons, les grandes fêtes et cérémonies.
J'aimais ce monde dans lequel nous vivions. Je l'ignorais à l'époque.
Vivre sous le couvert de ces hauts arbres verts, au milieu des lianes et des plantes grimpantes, parmi les animaux féroces, se révélait souvent dangereux. 
Oui, la Forêt était dangereuse mais nous la connaissions. Nous connaissions ses dangers. Même eux me manquent.
De ce temps me restent de rares images remontant à ma mémoire avec une rapidité et une précision qui m'étonnent.
Ma mère accroupie, préparant des galettes... le visage fripé et les cris de la petite sœur Tsalimara à la naissance... mon père teignant un vêtement, les avant-bras rouges et verts... l'émotion d'un beau garçon lors de sa cérémonie de passage...
Je l'avais un peu jalousé, je crois.
Hélas, mon entrée dans le monde adulte avait coïncidé avec nos premiers malheurs.
Mon monde, la Forêt Dense dans laquelle les souffles de tous les miens se sont mêlés est tombée malade.
Les poissons rouges ont été les premiers à nous avertir.
Ils ne venaient plus si nombreux. Ceux qui traversaient encore notre territoire avaient des couleurs ternes et passées, leur chair blanchie devenait friable et terreuse.
L'un d'eux avait perdu toutes couleurs sous mes yeux, si translucide qu'à travers son corps, on voyait la pierre sur laquelle je l'avais posé. Il s'était réduit en poussière dès que je l'avais saisi entre mes doigts.
J'avais couru prévenir ceux de mon clan. 
Et la situation s'est aggravée. Les feuilles de nos arbres perdaient leurs verts éclatants et se racornissaient ; les hommes qui y vivaient étaient obligés d'en redescendre. Le niveau de l'eau baissait chaque jour : la Forêt Dense n'était plus si humide et jamais le soleil n'était jamais tant rentré dans notre domaine. Les animaux disparaissaient peu à peu.
Nous avons priés nos dieux, nous leur avons sacrifié nos biens les plus précieux.
Mais les remèdes et les chants des chamanes sont restés inefficaces.
Les choses se sont effacées sous nos yeux. Les couleurs et les formes ont disparu à une vitesse de plus en plus inquiétante.
Le soleil en a profité pour nous brûler la peau.
Les vieux sont morts les premiers, presque tous en même temps. Nous les avons trouvés un matin, noircis et tordus dans leur sommeil.
Nos corps se sont ridés et fanés. Nos peaux ont blanchi comme celles des poissons. Nous nous sommes tassés, desséchés, décolorés.
Nul ne savait plus les histoires du temps passé, la mémoire de mon peuple disparaissait. Comme notre langue quand nous avons été trop faibles pour continuer à la parler.
Sont rares ceux qui parlent et qui pleurent aujourd'hui.
Ma petite sœur Tsalimara, bébé quand j'ai fermé les yeux de ma mère, est devenue femme rapidement alors que notre territoire se réduisait à l'orée de notre campement et que le nourriture ne nous parvenait plus.
Perdre notre monde sans perdre son souvenir aurait été pire, je crois.
L'oubli a empêché la douleur de nous ronger pour laisser faire ce mal étrange qui efface et effrite mon monde.
Le vide me guette à moi aussi. Et ces mots que je me répète sans relâche pour conserver des traces de notre passé heureux m'échappent parfois. Mon récit s'évapore comme le reste. Les mots que je remâche me fuient, ils roulent sous ma langue comme les petits galets que nous avons voulu utiliser pour étancher notre soif mais qui devenaient vite poussière, eux aussi.

Je halète. 


Gorge nouée. 



J'ai soif.




J'ai mal. J'ai mal. J'ai mal. J'ai mal. J'ai mal. J'ai mal. J'ai mal. J'ai mal. J'ai mal. J'ai mal. J'ai mal. J'ai mal. J'ai mal. J'ai mal. J'ai mal. J'ai mal. J'ai mal. J'ai mal. J'ai mal. J'ai mal. J'ai mal. J'ai mal. J'ai mal. J'ai mal. J'ai mal. J'ai mal. J'ai mal.





Je suis douleur et vide.






Qui est cette femme au-dessus de moi ?

Elle gémit et pleure. Elle murmure : « Ixancatul »

Ixancatul.

Mes poissons rouges... je me souviens de ces après-midi riants...


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