Chapitre 9 - Simples amis
— Je crois que je suis enceinte.
Anya avait pensé que prononcer ces mots rendrait la situation plus réelle, or elle ne parvenait toujours pas à y croire.
Et aux couleurs qui désertèrent complètement le visage de Clark, elle comprit qu'elle n'était pas la seule.
— C'est... C'est vrai ?
Elle s'était plutôt attendue à un "déjà" interrogatif, ou un "ce n'est pas possible". Parce qu'il s'agissait exactement de ce qu'elle s'était répété toute la nuit.
— Je ne me suis pas transformée et... J'ai aussi l'un des autres symptômes qui confirme les choses, ajouta-t-elle sans le regarder.
Ses règles avaient effectivement brillé par leur absence au cours de ce mois-ci. Elle ne s'en était guère alarmée, persuadée que ce n'était dû qu'aux changements vécus ces dernières semaines. À présent, elle se sentait bien naïve.
— J'ai trouvé étrange de ne pas te croiser dans la forêt cette nuit, déclara-t-il. Je me suis dit que tu avais peut-être décidé d'aller ailleurs, mais... C'est une bonne nouvelle, non ?
Il esquissa un sourire, tandis qu'Anya se tordait les mains. Elle avait passé la nuit à se demander comment il allait réagir, persuadée qu'il serait dans le même état qu'elle.
Sous le choc. Incrédule. Absolument pas prêt.
Dès qu'il était revenu au palais, elle avait demandé à lui parler en privé. Ils s'étaient dirigés vers un salon inoccupé, où elle était restée de longues secondes sans rien pouvoir dire. Maintenant que la glace était brisée, comment pouvait-il sembler si... heureux ?
— Je... J'ai l'impression que c'est un peu trop rapide, avoua-t-elle en baissant les yeux. Je ne pensais pas que les choses pouvaient arriver aussi vite et... Est-ce que tu sais si des loups ne se sont déjà pas transformés à la pleine lune pour... une autre raison ?
Elle savait que chercher une explication ne servait à rien, cependant elle refusait de croire qu'elle était déjà enceinte. Elle n'ignorait pas qu'à partir du moment où on commençait à coucher avec quelqu'un, on pouvait se retrouver dans cette situation. Malgré tout, elle s'était bêtement figuré qu'il lui faudrait plusieurs années, ou au moins des mois, avant d'apprendre la venue d'un héritier.
Quelques semaines plus tôt, elle n'était encore qu'une jeune fille qui passait son temps à broder et s'occuper de ses chevaux. Elle n'avait jusqu'à peu jamais embrassé le moindre garçon, et désormais, elle devait s'imaginer avec un bébé. Cela la laissait sous le choc.
— Je... Je n'en ai jamais entendu parler, hésita-t-il en ajustant ses lunettes. Si tu veux être sûre, je peux te dire si je sens sa présence ou pas.
Elle hésita. Les pères loups pouvaient établir une connexion avec leur petit avant même sa naissance. Il leur suffisait de poser une main sur le ventre de la mère, et de détecter ou non un lien particulier. Néanmoins, Anya voulait-elle vraiment être fixée ?
Au bout d'une courte réflexion, elle saisit qu'elle n'avait de toute façon pas le choix. Elle hocha la tête, puis laissa Clark la toucher. Il ferma les yeux et resta silencieux quelques secondes, qui semblèrent durer des heures. La louve sentait son coeur battre encore plus vite qu'avant son mariage. L'idée d'être enceinte la terrifiait, mais en même temps...
— Je... Je crois qu'il est bien là, fit Clark en retirant sa main.
Elle manqua de vaciller et tâcha de prendre une inspiration.
— Comment le sais-tu, au juste ? demanda-t-elle pour ne pas rester muette comme une idiote.
— Eh bien... C'est difficile à expliquer, mais c'est comme si je percevais une énergie spéciale, qui me dit qu'il est là. Il y a quelque chose de... surnaturel qui me le fait comprendre.
Anya prit quelques instants pour assimiler ses propos.
— Tu dis qu'il est là, remarqua-t-elle. C'est parce que tu sens que c'est un garçon ?
À sa mine perplexe, elle comprit qu'il ne s'en était même pas rendu compte.
— Ça m'est venu spontanément, avoua-t-il. Je ne pense pas que ça veuille forcément dire quelque chose.
Elle ne chercha pas plus loin. Pour l'heure, il ne s'agissait pas de sa principale préoccupation.
— Tu n'as pas l'air très contente, commenta-t-il avec inquiétude. Si tu ne te sentais pas prête à avoir des enfants, tu aurais dû m'en parler et...
Appuyée contre le dos d'un fauteuil, elle l'interrompit en levant une main.
— Il aurait bien fallu que nous en ayons tôt ou tard, lança-t-elle plus sèchement qu'il ne le méritait. Tu es le futur Grand Alpha et tu n'as pas de frères et soeurs. Si tu meurs sans héritier, ton titre reviendra à ta tante ou ta cousine, qui ne sont pas qualifiées pour ce rôle.
Il la considéra avec surprise. Avant son départ pour la Terre du Diamant, Anya s'était renseignée sur la généalogie de son fiancé. Elle connaissait bien sûr déjà les noms des principaux membres de la famille, mais elle avait prêté une attention particulière à l'ordre de succession au titre. Hilda du Diamant, la soeur jumelle du Grand Alpha, arrivait en deuxième position, juste après Clark. Comme elle n'avait pas de descendants, la troisième place revenait à Victoria du Diamant, une cousine assez éloignée. Anya avait eu l'occasion de lui être présentée le jour du mariage, et elle ne semblait être qu'une jouvencelle écervelée.
— C'est vrai, malgré tout... Si tu avais préféré attendre, ça n'aurait pas posé problème.
Elle se rongea un ongle, puis tâcha de se calmer.
— Ce qui est fait est fait, trancha-t-elle avec un fatalisme forcé. Cela doit faire au maximum quatre semaines que je suis enceinte, ce n'est peut-être pas encore très sûr...
Elle n'espérait évidemment pas faire une fausse couche, mais comment s'emballer alors que tout paraissait si abstrait ? Tu viens de passer la pleine lune sous ta forme ordinaire. Si ce n'est pas du concret, qu'est-ce qu'il te faut de plus ?
— Si tu veux, nous pouvons faire venir le médecin, lui proposa Clark. Nous ne devrons pas trop tarder pour en parler à mon père, mais il faut de toute façon attendre quelques mois avant de l'annoncer publiquement.
La jeune fille acquiesça, n'ayant aucune envie de partager la nouvelle pour le moment.
— En tout cas, reprit-il après un silence, même si tout arrive un peu vite, je suis sûr que ça se passera bien. Nous aurons le temps de nous préparer et...
Il voulut lui attraper la main, ce qui accentua son malaise. Anya se déroba sans même en avoir conscience et fuit son regard. À présent qu'ils partageaient réellement quelque chose, ce qu'elle craignait risquait de se produire.
Et plus que jamais, il était hors de question de baisser la garde.
— Si je suis vraiment enceinte, je pense qu'il est désormais inutile de... continuer à nous fréquenter.
Du coin de l'œil, elle le vit se figer. Elle ne put se résoudre à le regarder en face, tandis qu'elle continuait :
— Je ne crois pas fabuler en disant qu'il n'y a aucun sentiment entre nous et... Même si nous arrivons quelques fois à bien nous entendre, je ne pense pas que ce soit une très bonne base pour élever un enfant.
Aussi cruel que cela pouvait paraître, il s'agissait de la vérité. En-dehors de l'intimité de leur chambre, ils ne se témoignaient aucun signe d'affection. Ils s'adressaient à peine quelques mots au cours de la journée et ne se proposaient jamais de passer des moments rien que tous les deux. Anya avait conscience d'être délibérément à l'origine de cette distance, toutefois Clark ne faisait pas grand-chose pour la retenir.
Cela risquait d'évoluer au cours des prochains mois, puisque les loups ressentaient généralement le besoin de protéger celle qui portait leur enfant. Leur instinct pouvait les pousser à se transformer en véritables chevaliers servants, et leur attirance s'en voyait décuplée.
Anya devait mettre les choses à plat avant qu'il ne se laisse influencer par ses pulsions. Sinon, il s'imaginerait éprouver quelque chose pour elle, alors qu'il n'en était rien. Ce qui est pour le mieux.
— Je suis désolé si... Si je ne me suis pas assez intéressé à toi, bredouilla-t-il. Peut-être qu'en nous laissant plus de temps, nous pourrions...
— Je n'ai pas envie de forcer les choses, l'interrompit-elle. Cela finirait forcément mal si nous essayions de faire bonne figure, ou de prétendre qu'il y a un véritable lien d'amour entre nous. Le mariage de mes parents a aussi été arrangé par leurs familles, et ils ont toujours privilégié l'amitié plutôt qu'un amour inexistant. C'est grâce à ce choix que j'ai pu mener une enfance équilibrée, sans trop de mensonges ou de disputes.
Encore une fois, elle ne mentait pas. Jamais elle n'avait vu Ingvar et Charlotta s'embrasser, ni se tenir la main. Ils se respectaient, s'aimaient à leur manière, sans partager une passion brûlante ou une quelconque romance. Chacun s'adonnait à ses passes-temps, en conservant un même point d'ancrage : leur fille. Ils s'étaient dévoués à l'élever dans la meilleure atmosphère possible, comme deux amis éduquant un même enfant.
Cette configuration avait toujours paru idéale à Anya, qui ne voyait pas la nécessité de vivre une grande histoire d'amour. Elle savait que peu de personnes se montraient de son avis, or elle s'en moquait.
D'autant plus que dans son cas, ne rien éprouver pour son mari constituait un impératif.
— Tu préférerais donc que... Nous nous contentions d'être amis ?
Son intonation assez neutre la poussa à lever les yeux vers lui. Ses iris transparents exprimaient une certaine incompréhension, mêlée de surprise et de perplexité. Cependant, il ne paraissait pas non plus profondément chagriné.
— Je... Je pense que nous serions mieux ainsi, oui. Il te fallait une femme pour avoir un enfant et maintenant que...
— Anya, sérieusement, la coupa-t-il en se crispant un peu. Je suis navré si tu t'imagines tout ça par ma faute, mais je ne t'ai pas épousée pour cette raison.
Alors pourquoi ? aurait-elle pu répliquer. La réponse, quelle qu'elle fût, aurait néanmoins été inutile.
Elle allait devoir se montrer plus incisive, avant qu'il ne la convainque de changer d'avis.
— Ça n'a pas d'importance. Le monde attend de nous que nous ayons un héritier, et maintenant qu'il est en route, nous n'avons plus besoin de jouer la comédie.
Elle avait horriblement conscience de se montrer abjecte. Clark ne méritait rien de tout ça. Quelqu'un d'aussi charmant que lui aurait dû se marier avec une demoiselle capable de lui faire vivre la plus belle des histoires. Ce n'était pas de sa faute s'il avait épousé une femme qui ne pouvait pas l'aimer, ni se laisser aimer.
Car là résidait le fond du problème : comment Anya aurait-elle pu comploter pour aider les Neutres si elle aimait sincèrement son mari ? Comment aurait-elle pu lui mentir, agir dans son dos, alors qu'elle l'aimait à la folie ? Pire, comment se laisser aimer par quelqu'un qu'elle utilisait pour parvenir à ses fins ?
Voilà pourquoi tout sentiment devait être proscrit. Si elle voulait garder la tête froide et accomplir ses projets, elle ne pouvait se laisser ronger par aucun scrupule.
— Je suis sûre que les choses iront mieux pour nous si nous nous accommodons d'un lien d'amitié, affirma-t-elle. Et surtout, ce sera préférable pour le petit. Nous aviserons s'il arrive un problème, mais en attendant... Nous serons mieux ainsi.
Elle avait du mal à parler du "petit" en question comme s'il existait vraiment, puisque dans son esprit, ce n'était toujours pas le cas. Toutefois, à la réflexion, mieux valait qu'il arrive si tôt dans leur mariage. Ses nuits passées avec Clark lui manqueraient, or cette distance serait un mal pour un bien.
Sans la possibilité de se laisser distraire par son mari, elle se concentrerait mieux sur les Neutres.
Le loup resta un long moment pensif, et Anya craignit qu'il n'insiste. Qu'il se batte pour que leur mariage devienne une vraie union, comme l'exigeait la norme. Pas une simple amitié où il gagnerait "juste" un héritier.
— C'est comme tu veux, abdiqua-t-il. Si tu penses que c'est le mieux, alors soit.
Elle en ressentit un grand soulagement, quoique entaché par une infime déception. Elle aurait dû être heureuse qu'il accepte si facilement ce qui s'apparentait à une rupture. Néanmoins, découvrir qu'elle l'indifférait autant qu'elle se l'était imaginé portait un coup à son ego.
— Je vais dire à un domestique de faire venir le médecin, ajouta-t-il en se dirigeant vers la porte. À plus tard.
Il s'en alla sans lui laisser le temps d'ajouter un mot. Anya resta longtemps immobile dans le petit salon, complètement perdue. Venait-elle de commettre une terrible erreur, ou de se montrer d'une profonde méchanceté ?
Non, se convainquit-elle. En éloignant Clark, elle ne faisait que le protéger. Seule importait sa volonté d'aider les Neutres, qui allait peut-être se concrétiser en collaborant avec Rodolphe. Pour cela, il lui faudrait complètement se détacher de toute forme de sentiments.
Sauf qu'à présent, un autre paramètre allait devoir rentrer en compte : le bébé. Si elle avait pu ériger une barrière entre elle et son mari, ce ne serait pas possible avec ce petit.
Et vu ce qu'elle venait de faire à Clark, le père de son louveteau, elle risquait sérieusement de ne pas briller dans son rôle de mère...
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