Chapitre 8 - Une petite surprise

Anya avait peut-être eu une mauvaise idée.

Donner rendez-vous à un inconnu par un soir de pleine lune, au milieu d'une rue quasiment déserte, n'était sûrement pas le meilleur des plans. Cela faisait déjà un quart d'heure qu'elle attendait près du bureau de poste, son cheval attaché à côté d'elle. Celui-ci ne comprenait pas ce qu'ils faisaient là, et se permettait de souffler chaque fois que l'envie lui en prenait. La jeune fille l'aurait bien imité, si des regards curieux ne s'attardaient pas déjà sur eux.

Comme chaque loup-garou prendrait sa forme animale d'ici une heure et demie, peu d'entre eux arpentaient les rues. Quelques Neutres effectuaient des commissions en toute hâte, rassurés par l'absence de vampires. Ces derniers s'étaient en effet terrés chez eux, dans la crainte de se faire mordre aux douze coups de minuit. Anya avait espéré que ce relatif calme encouragerait Rodolphe à se montrer, or il se faisait désirer.

Tu t'es peut-être piégée toute seule. Ou il va te poser un lapin. Cependant, elle ne voyait pas pourquoi Rodolphe déciderait d'agir ainsi. Olga du Diamant n'était pas Anya du Saphir, femme du futur Grand Alpha. Il ne pouvait soupçonner sa véritable identité. Quant à l'éventuel lapin... S'il avait finalement décidé de se dérober, la louve n'y pourrait rien.

Elle guettait chaque passant dans la ruelle, à l'affût d'un homme qui ressemblerait à un "Rodolphe". Elle avait bêtement imaginé qu'ils s'identifieraient au premier coup d'oeil. Après tout, personne d'autre n'avait dû se fixer un rendez-vous devant le bureau de poste, fermé à cette heure-ci. Elle devait d'ailleurs paraître bien étrange, à attendre droite comme un piquet, or aucun patrouilleur n'était venu lui demander des comptes.

Au terme de presque vingt-cinq minutes d'attente, Anya finit par identifier un homme au comportement suspect. Il s'avançait à pas prudents vers le bureau de poste, en jetant des coups d'oeil de chaque côté. La jeune fille l'observa quelques secondes et se décida à lui faire signe. Il se figea un instant, puis s'approcha d'elle à pas lents.

— Vous êtes Olga du Diamant ? s'enquit-il, sur le qui-vive.

Il ne se tenait qu'à moitié tourné vers elle, comme prêt à détaler au premier signe d'agressivité. Sa cape élimée témoignait de sa pauvreté, ainsi que ses cheveux bruns sales et mal coupés. Par politesse, Anya retira le capuchon qu'elle avait rabattu sur sa tête.

— Et j'imagine que vous êtes Rodolphe ?

Il la détailla un peu, avant de hocher la tête. Il semblait surpris qu'elle soit si jeune, ou peut-être même s'était-il attendu à ce qu'elle ait menti sur son genre.

— C'est ça, approuva-t-il. Excusez-moi de vous avoir fait attendre, des vampires rôdaient près de mon abri.

Elle guetta une quelconque trace de blessure sur son cou ou ses poignets.

— Ils vous ont fait du mal ?

— Non, ils ne m'ont pas vu. Ou peut-être qu'ils m'ont senti, mais ils ne devaient pas avoir faim.

Il s'exprimait de manière assez posée, même s'il n'avait toujours pas l'air très rassuré. Sa barbe et le faible éclairage n'aidaient pas à estimer son âge, toutefois Anya lui donnait au maximum une trentaine d'années.

— Vous devriez être plus tranquille au retour. Les vampires ne sortent pas une fois que les loups-garous sont transformés.

— Mais il y aura quand même les loups, grimaça-t-il. C'est pour cela que je préférerais me montrer direct et... vous demander pourquoi vous m'avez contacté. Est-ce que vous connaissiez Myriam ?

— Myriam ? répéta-t-elle en fronçant les sourcils.

Elle ne connaissait personne dans son entourage qui portait ce nom.

— Il s'agit de... Il s'agissait de ma femme. Elle était une louve, comme vous. Elle ne m'a jamais parlé d'une certaine Olga, mais je me suis dit que vous aviez peut-être trouvé un moyen de remonter jusqu'à moi.

À sa voix légèrement enrouée en évoquant Myriam, elle devina que celle-ci était morte, ou l'avait quitté.

— Je ne la connais pas. J'ai pris contact avec vous après avoir appris pourquoi vous étiez incarcéré. Vous avez cherché à racheter des Neutres, n'est-ce pas ?

Il regarda derrière lui, comme s'il craignait que de nouveaux soldats lui sautent dessus.

— Je pensais uniquement bien faire, expliqua-t-il tout en épiant les alentours. Ces Neutres se trouvaient dans des situations difficiles et je voulais les aider.

Anya guetta un signe de mensonge, or il paraissait honnête. Néanmoins, un détail la chiffonnait :

— Avec quel argent avez-vous pu racheter ces Neutres ? Et comment avez-vous obtenu des contrats de vente, d'ailleurs ?

Même si les transactions se concluaient parfois de manière assez bancale et clandestine, elle voyait mal comment Rodolphe avait pu convaincre un propriétaire de commercer avec un Neutre.

— Vous êtes une louve, lui fit-il remarquer sans trop d'antipathie. Pourquoi vous intéressez-vous à ces questions ? Ou plutôt... Pourquoi vous intéressez-vous à moi ?

Sa question étant légitime, Anya ne pouvait que difficilement l'éluder. Elle refusait cependant de se dévoiler aussi vite.

— Je suis sensible à la cause des Neutres. Je sais que c'est assez difficile à croire venant d'une louve, mais... Je suis à la recherche de solutions qui pourraient soutenir votre cause. 

Elle se prépara à une réaction cynique, ce qui n'aurait pas été injustifié. Cela faisait des siècles que les loups-garous se moquaient plus ou moins du sort des Neutres, alors un tel intérêt devait sembler assez ironique.

— Sans vouloir vous vexer, commença-t-il prudemment, je ne vois pas vraiment ce que vous pourriez faire. Ni en quoi je vous serais utile. À moins que vous ayez déjà commencé à fonder un groupe de loups partageant votre avis ?

Elle secoua la tête, regrettant de ne pas pouvoir lui offrir une réponse positive.

— Pas encore. Mais si je ne commence pas à agir, personne ne le fera.

Ces mots pouvaient sonner comme un peu trop présomptueux, or ils cachaient une part de vérité. À sa connaissance, aucun alpha n'avait jamais pris de mesures durables pour améliorer la condition des Neutres. Certains avaient ébauché quelques lois pendant leur règne, avant que leurs héritiers ne les balayent d'un revers de main. Trop heureux d'être en relative paix avec les vampires, les lycanthropes ne cherchaient jamais à entreprendre quoi que ce soit qui pourrait les froisser.

— C'est noble de votre part, observa Rodolphe avec un certain scepticisme. Mais si vous cherchez des personnes haut placées, je ne pense pas être le mieux indiqué. Ma femme m'a laissé une importante fortune à sa mort, alors j'ai essayé d'aider quelques-uns de mes semblables. Je signais les contrats au nom de Myriam, puis quand des soldats ont regardé mes affaires de plus près... Ils m'ont emprisonné et dépouillé de tout ce que j'avais.

Ce récit aurait pu être inventé pour l'attendrir, mais elle savait que les loups, y compris militaires, se montraient parfois d'une sombre cruauté.

— Je ne cherche pas une personne riche, ou capable d'influer sur notre monde. À vrai dire, je le suis déjà moi-même.

Il jeta un coup d'oeil à sa cape en velours bleu, ainsi qu'à la selle et aux étriers rutilants de son cheval.

— Dans ce cas, que me voulez-vous ?

— Il me faudrait une sorte... d'associé. Je vous confierai certaines missions, que vous vous efforcerez d'accomplir au mieux. En échange, vous bénéficierez de ma protection et d'un salaire régulier.

Il regarda une nouvelle fois derrière lui. On aurait dit qu'il se croyait pris au piège d'une vaste plaisanterie.

— Et en quoi consisteraient ces missions, au juste ?

Ils rentraient enfin dans le vif du sujet.

— Vous devrez retrouver des Neutres et les acheter en mon nom. Je vous transmettrai l'argent nécessaire à chaque fois.

Ses yeux sombres trahirent soudain une grande déception, quoique dénuée d'étonnement.

— Je suis désolé, mais je refuse de contribuer à du trafic. Je ne veux pas jouer les intermédiaires et...

— Je ne ferai aucun mal à ces personnes. Je les achèterai uniquement pour leur rendre leur liberté.

Si la perplexité avait un visage, ce serait celui de Rodolphe.

— Et pourquoi voudriez-vous faire ça ? Si vous avez l'intention de libérer tous les Neutres du monde, je doute que ce soit possible...

Anya baissa les yeux sur les pavés. S'épancher sur sa vie personnelle lui coûtait, or elle ne gagnerait jamais sa confiance si elle ne lui livrait pas toute la vérité.

— Les Neutres que je souhaite retrouver sont mes amis. La plupart d'entre eux travaillaient pour ma famille lorsque j'étais plus jeune et... Certains ont été enlevés par des ravisseurs et trafiquants. Les soldats chargés des recherches ont beaucoup trop de travail pour s'occuper de chaque cas, alors ils finissent par abandonner. Je ne sais même pas s'ils sont encore en vie, mais...

Elle aurait voulu rester digne et impassible, or sa gorge nouée en décida autrement. En temps normal, jamais elle ne pleurait en repensant à Laura, Karen, Benjamin, ou tous les autres. Le mois qu'elle venait de passer loin de ses parents devait sûrement l'avoir mise à fleur de peau.

— S'il y a un espoir de les retrouver, je ne veux pas passer à côté, se reprit-elle. Ce sera probablement très long et quasiment impossible, mais je ne peux plus rester sans rien faire.

Charlotta et Ingvar lui avaient maintes fois répété que ses amis disparus étaient peut-être tombés sur des propriétaires bienveillants. Ces vaines paroles avaient échoué à la rassurer, puisqu'elle savait que les immortels "bienveillants" se comptaient sur les doigts d'une main. Quand ses parents affirmaient que d'autres loups-garous avaient éventuellement pu les acheter, elle répliquait que les lycanthropes savaient se montrer aussi cruels que les vampires.

— C'est tout à votre honneur de vouloir aider vos amis. Sauf qu'ils peuvent être absolument n'importe où, je ne sais même pas par où il faudrait commencer pour avoir une piste.

Anya pinça les lèvres, obligée d'admettre qu'elle n'était pas tellement plus avancée que lui...

— Je crois qu'il existe des registres des Neutres dans chaque grande ville, déclara-t-elle finalement. Ils permettent de répertorier les Neutres et le nom de leurs propriétaires.

Ainsi, si un Neutre décidait de s'enfuir, des recherches devaient être menées pour le ramener à celui qui le possédait.

— Sans vouloir me montrer pessimiste, certains ne sont même pas déclarés sur ces registres. Mais si vous voulez que je tente des recherches, je suis prêt à le faire.

La louve acquiesça, sans s'autoriser de grandes effusions de joie. Pour le moment, rien n'indiquait que Rodolphe allait réussir, ou qu'il n'abandonnerait pas au bout de quelques semaines.

— J'ai simplement du mal à imaginer comment je pourrais me déplacer à travers différentes villes, avoua-t-il en passant une main dans ses cheveux. Je n'étais déjà pas serein lorsque j'ai effectué le trajet de Bois-Noir jusqu'à la capitale. Des ravisseurs pourraient aussi décider de m'enlever, ou...

— Vous n'aurez pas à vous inquiéter pour ça. Je vous donnerai un document qui dissuadera quiconque de vous faire du mal.

Quand un Neutre travaillait au service d'un alpha, il bénéficiait d'un statut particulier, qui le protégeait de tout potentiel agresseur. Anya allait devoir se débrouiller pour accorder ce privilège à Rodolphe. Sûrement que le sceau du Grand Alpha lui serait encore utile...

— Je vous transmettrai aussi une liste avec les noms de mes amis et des informations sur eux. Vous recevrez bien sûr de l'argent pour effectuer vos déplacements, en plus de votre salaire.

Inquiète de l'heure, elle sortit sa montre et constata qu'il lui restait encore du temps avant la pleine lune.

— Honnêtement, j'ai un peu de mal à croire que vous me proposiez vraiment un tel travail, mais... Si vous me prouvez que vous êtes de bonne foi, je ferai mon possible afin de retrouver vos amis, affirma Rodolphe.

Elle se força à esquisser un sourire, toujours sur la réserve.

— Il en va de même pour vous. Je ne vous en voudrais pas si vos recherches se révèlent infructueuses, mais si je me rends compte que vous ne remplissez pas votre devoir, nous n'aurons plus aucun contact.

Il approuva, avant de jeter un coup d'oeil à la pleine lune.

— Ce n'est pas que je veux écourter notre entretien, toutefois j'aimerais être à l'abri avant minuit. Nous pouvons nous donner rendez-vous d'ici quelques jours pour que vous me transmettiez le nécessaire ?

— Tout devrait être prêt d'ici trois jours. J'ai déjà commencé à noter les informations sur mes amis.

Ne restait plus que le problème du document certifié par le Grand Alpha.

— Dans ce cas, nous nous retrouverons dans trois jours. Écrivez-moi à la même adresse que la dernière fois s'il y a un changement.

Elle s'apprêtait à le saluer et à détacher son cheval, quand un autre détail lui revint à l'esprit.

— Vous avez dit que vous aviez un abri ? Si c'est un endroit dangereux, je peux vous laisser de l'argent pour que vous puissiez trouver mieux. Il n'y a normalement pas de ravisseurs dans le village, mais certains vampires se croient tout permis.

— Oh, ce... Ce n'est pas la peine, assura-t-il tandis qu'elle fouillait l'une de ses poches. Je ne suis pas très à l'aise avec l'idée de recevoir de l'argent et...

Elle lui tendit quelques pièces de bronze, qu'il finit par accepter. Il la remercia, puis proposa son aide pour l'aider à se mettre en selle. Elle déclina et se hissa facilement sur son cheval, qui commençait un peu à s'impatienter.

— Je vous remercie d'être venu, lança-t-elle enfin à Rodolphe. J'espère que nous réussirons à nous entendre.

Même s'il ignorait son véritable titre, il s'inclina légèrement.

— Je l'espère aussi. J'ignore pour le moment si je dois vous remercier de m'avoir contacté, mais dans le doute... J'imagine que c'est gentil de votre part.

Gentil et intéressé. Si leur projet se mettait en place, elle aurait besoin de Rodolphe autant que sa protection serait nécessaire au Neutre.

Elle ne s'attarda pas davantage, et s'en alla après l'avoir salué une dernière fois. Son cheval chemina tranquillement à travers les rues du village, ses sabots claquant contre les pavés. Anya appréciait ce genre de balade nocturne, avec les petites lanternes qui projetaient leur éclat sur les façades claires. L'air de la nuit avait aussi quelque chose de vivifiant et lui semblait plus pur qu'en pleine journée. Le portail du palais apparut un peu trop vite à son goût, mais elle aurait tout le loisir de se promener une fois transformée.

Les gardes la reconnurent et la laissèrent passer docilement, sans faire de commentaire sur cette promenade tardive. Elle se dirigea vers les écuries, où plus aucun palefrenier ne récurait les boxes. Cela lui laissa l'occasion de brosser Max, qui se jeta sur sa mangeoire. La jeune fille adorait s'occuper elle-même de l'entretien des chevaux, quitte à se salir avec les poils ou la poussière. Les animaux l'apaisaient, et elle préférait leur présence à celle de ses semblables.

Elle dut se résoudre à regagner l'intérieur du château, aux couloirs vides. Chacun avait dû se retirer dans sa chambre, afin d'attendre sa transformation. Quant aux Neutres, ils devaient s'être couchés depuis une ou deux heures.

Lorsque le premier coup de minuit se fit entendre, elle marmonna un juron. Elle s'était trop attardée dans les écuries et il lui restait encore un étage à monter. Tant pis pour sa robe, elle n'aurait pas le temps de l'enlever avant de se transformer. Anya s'arrêta au niveau d'un palier, puis attendit de sentir ses os craquer. Elle réalisa qu'elle et Clark avaient oublié de se restituer leurs bagues, ce qui rendrait cette mutation plus douloureuse. Tant pis aussi. Qui diable avait inventé la tradition d'échanger une bague avec son mari ? Elle ne voyait pas en quoi souffrir pour une personne constituait une grande preuve d'amour... Surtout quand il n'y a aucun amour.

Tandis qu'elle méditait à ce sujet, le dernier coup de minuit résonna. Comme elle ne les avait pas comptés, elle crut d'abord que l'horloge s'était mise à faire des siennes. D'autres coups allaient forcément sonner, non ?

La jeune fille attendit sans trop s'affoler, puis finit par entendre un bruit étrange au bas des escaliers. Elle se pencha par-dessus la rampe et aperçut un loup filer vers le hall. Il fut bientôt suivi par d'autres congénères, qui filèrent sans voir Anya.

Celle-ci sentit son coeur tambouriner, en écho à sa panique croissante. Ses mains tremblaient tellement qu'elle peina à sortir sa montre, qui lui confirma ce qu'elle craignait.

Les aiguilles pointaient vers minuit trois.

Et Anya ne s'était pas transformée.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top