— J'ai... J'ai une dernière question.

Duncan fixait la petite fiole que le vampire venait de lui remettre. Tous deux avaient convenu de s'installer dans la chambre d'un hôtel aussi miteux que le reste de la ville, afin de procéder à la potentielle transformation du loup-garou. Ce dernier avait pris soin de demander à l'inconnu de le laisser seul pendant deux heures, le temps de cacher sa réserve d'or. Ne dérogeant pas à sa coutume, il avait logé son sac de pièces sous les tuiles d'un toit, de manière à ce que l'homme ne puisse pas s'en prendre à son trésor.

Au moins, maintenant qu'il se retrouvait seul avec lui, sur le point de prendre un sérum qui risquait peut-être de le tuer, il était certain que l'immortel n'en avait pas après sa richesse. Si les choses se déroulaient comme convenu, il irait tranquillement récupérer son argent, puis suivrait les indications du vampire.

— Je t'écoute, lui répondit son supposé bienfaiteur, assis sur une chaise bancale face à lui.

Duncan se tenait sur le bord du lit. D'après les dires du buveur de sang, une fois qu'il aurait ingurgité le sérum, celui-ci lui ferait perdre connaissance pendant quelques temps. Encore une information très rassurante, vraiment, avait-il ironisé intérieurement lorsqu'il l'avait appris.

— Si je deviens bel et bien un vampire, comment comptez-vous me faire infiltrer le palais ? On ne doit pas y entrer comme dans un moulin, si ?

À cette dernière remarque, l'homme éclata de rire.

— Tu serais surpris de voir les énergumènes qui s'y pavanent, mais en effet, il n'est pas simple d'y être admis. Au départ, j'avais pour idée de t'offrir au roi en tant que réserviste, ce qui...

Il s'interrompit face aux sourcils froncés du voleur.

— Sa Majesté se nourrit uniquement de sang de vampire, l'éclaira-t-il. Tu sais que le royaume est divisé en clans, n'est-ce pas ? Eh bien, pour avoir sa place au sein d'un clan, un immortel doit offrir au monarque un autre individu de son espèce. Celui-ci devient alors un réserviste, qui doit chaque jour donner son sang au roi. 

Duncan cilla. Sa Grande Alpha, tout comme ses prédécesseurs, étaient tout sauf des modèles de bonté, toutefois... Si les règles qui régissaient la Terre des Vampires reflétaient le caractère du souverain, alors celui-ci devait être d'une sombre cruauté. Quelle idée que de boire le sang de ses sujets et de les monter les uns contre les autres avec ces sordides offrandes ? Il s'abstint néanmoins de formuler le moindre commentaire.

— Le problème, reprit l'homme, c'est que je ne suis plus vraiment le bienvenu à la Cour, ou ne serait-ce que sur le royaume... Sa Majesté refuserait mon cadeau à coup sûr, peu importe que celui-ci soit aussi séduisant que toi.

Le concerné se sentit aussitôt incroyablement gêné, n'étant guère habitué à recevoir de tels... compliments ? Certes, Lorna lui avait parfois laissé entendre que la soi-disant "fascinante" couleur de ses yeux, ainsi que les quelques mèches de cheveux bruns qui lui tombaient devant le front, faisaient chavirer le coeur de bon nombre de jeunes filles qu'elle connaissait. Duncan ne l'avait jamais cru, trouvant pour sa part que son reflet faisait plus peur qu'autre chose...

— En plus, poursuivit le vampire sans remarquer son embarras, quand bien même tu parviendrais à te faire accepter au palais en tant que réserviste, ce statut ne te permettrait pas d'accéder aux lieux les plus secrets du château. Or c'est précisément dans un endroit tenu à l'écart des courtisans que doit se trouver la théière que je cherche.

Cet objet était-il donc forgé d'argent et recouvert de diamants ? Ou peut-être qu'il suffisait de mettre de l'eau dedans pour que de l'or liquide en sorte ?

— Après avoir bien réfléchi, je me suis rendu compte que le meilleur moyen de te faire accéder aux pièces sous haute sécurité, c'était que tu fasses justement partie de cette sécurité...

L'homme se pencha, les coudes posés sur les genoux, et un nouvel éclat s'alluma dans son regard. Encore une fois, le loup ne put s'empêcher de trouver cette lueur étrange et suspecte.

— Tu deviendras l'un des gardes royaux chargés de surveiller le palais, lui révéla-t-il au terme d'une courte pause théâtrale. Sa Majesté a dernièrement lancé une campagne de recrutement, avec des dizaines de postes à pourvoir. Une fois que tu sauras maîtriser tes capacités surnaturelles, je suis certain que tu te feras admettre sans problèmes, d'autant plus que tu as parfaitement la carrure d'un soldat.

— Un... Un garde royal ? s'éberlua Duncan. Je... Je crois que vous ne vous rendez pas compte que...

Que je ne suis qu'un voleur qui effectue précisément l'opposé des devoirs d'un garde royal. Il n'eut pas le coeur de formuler ces mots à voix haute, n'étant que peu fier de ses capacités de bandit.

— Jamais je ne réussirai à jouer un tel rôle, se contenta-t-il d'affirmer.

Comment pourrait-il devenir l'un de ceux qu'il dupait depuis qu'il était petit ? Certes, les soldats du roi des vampires n'étaient pas les mêmes que ceux de sa Grande Alpha, cependant les deux ordres combattaient les vauriens tels que lui. L'idée de rejoindre le "bon" côté — si tant est qu'il en existe un — ne lui déplaisait pas, mais il doutait de pouvoir être crédible. 

— Crois-moi, les immortels sont tout sauf des modèles de droiture et de perfection, avança l'homme comme s'il devinait le cheminement de ses pensées. La plupart des soldats au service du royaume étaient de vraies crapules, et certains le sont toujours, du reste. Si tu veux conserver ton poste pendant les trois mois que je te propose, tout ce que tu auras à faire sera d'obéir aux ordres, sans jamais te la ramener. Surtout que tu as l'air d'exceller dans l'art de te fondre dans l'ombre...

Il ponctua sa phrase d'un sourire narquois et Duncan baissa la tête vers la fiole en verre. Cela le dérangeait que cet inconnu lise en lui si facilement. Sa timidité et son désir permanent de rester invisible lui étaient très utiles pour voler. Il avait appris à tirer parti de ses faiblesses, afin d'en faire une sorte de force qui l'aidait à survivre. Les objets qu'il dérobait lui servaient uniquement à gagner de quoi se nourrir, hormis son dernier coup qui était censé mettre un terme à sa "carrière" de voleur.

Or voilà qu'une fois de plus, il se retrouvait sur le point de commettre un délit. Cela faisait longtemps qu'il s'était accoutumé à l'idée d'enfreindre la loi. Toutefois, lorsqu'il transgressait les règles, il savait pour quoi il le faisait.

Dans le cas présent, il ignorait totalement ce que le vampire ferait de cette théière s'il se retrouvait en sa possession. Qui lui disait qu'il ne comptait pas la vendre à un prix exorbitant et utiliser les fruits de la transaction à des buts obscurs ?

— Pourquoi voulez-vous que je vole cette théière ? s'enquit-il en plantant son regard dans celui de l'immortel.

Car même s'il était prêt à tout pour retrouver Isabella, il préférait néanmoins éviter de pactiser avec le diable.

— Je croyais que ta précédente question était ta dernière, lui rappela l'homme en se laissant aller en arrière sur son siège.

Duncan se borna à le fixer, ne comptant pas le laisser se dérober. Maintenir un contact visuel si prolongé avec quelqu'un lui réclamait un effort conséquent, cependant il prit sur lui et attendit obstinément une réponse.

— Bon, finit par soupirer le vampire, si tu y tiens vraiment... 

Il réfléchit quelques instants, puis se lança :

— Pendant mon séjour au palais, j'ai... J'ai eu l'occasion de surprendre une conversation entre le roi et la princesse.

À la mention de cette dernière, l'attention du loup redoubla.

— Ils discutaient de cette théière et... Je ne peux pas te donner de détails, mais disons que j'ai appris que celle-ci possédait quelques facultés... surnaturelles.

Au point où il en était, Duncan ne pensait plus pouvoir être surpris par quoi que ce soit, pourtant il fronça les sourcils.

— Tu n'as pas à t'en faire, les pouvoirs qu'elle possède ne sont pas dangereux, lui assura l'homme. Si tu te contentes de me la ramener sans l'ouvrir ou tenter quoi que ce soit avec, tu ne risqueras absolument rien.

Le voleur avait beau réfléchir, il ne voyait pas quelles capacités extraordinaires pouvait détenir un objet de porcelaine...

Et si cet immortel était fou ? se questionna-t-il. Après tout, entre le supposé sérum et la théière magique, qui irait croire de telles absurdités ? Dans le doute, le loup choisit quand même de rentrer dans son jeu :

— Est-ce que c'est un objet auquel tient la princesse ?

Le vampire le toisa avec un semblant d'agacement et de perplexité.

— Je... Je vous promets qu'après, je ne pose plus de questions, se sentit obligé d'ajouter Duncan.

Causer du mal à Isabella était la dernière chose qu'il souhaitait. Il se refusait à dérober cette théière si elle y était attachée pour une quelconque raison.

— Honnêtement, je pense qu'elle s'en fiche comme de sa première dose de sang. Me donner cette théière ne causera aucun mal à qui que ce soit. Cela m'aidera simplement à me sortir de cette... situation déplorable.

D'un geste dédaigneux, il désigna ses vêtements sales et son allure de vagabond.

Même si Duncan voulait croire de toutes ses forces ce qu'il lui racontait, une part de lui demeurait méfiante. Remettre sa vie entre les mains d'un inconnu n'était jamais une bonne idée, surtout quand cet étranger n'inspirait aucune confiance. Infiltrer le palais du roi des vampires pour y voler un prétendu objet magique ne représentait pas non plus une grande preuve d'intelligence...

Malgré tout, les jours, voire les heures, lui étaient peut-être comptés. Si une telle opportunité de retrouver Isabella s'offrait à lui, alors il devait l'accepter, quels qu'en soient les risques.

Et puis, ne se mettait-il pas en danger depuis sa naissance ? Si la mort avait vraiment voulu le happer, soit en le faisant succomber au blizzard hivernal, soit en le laissant se faire décapiter pour ses vols commis, elle l'aurait déjà fait.

Il se répéta plusieurs fois cette dernière pensée, les yeux rivés sur la fiole qui l'aiderait peut-être à rejoindre celle qu'il cherchait... ou qui le tuerait.

Il prit une inspiration, regarda une ultime fois le vampire qui paraissait vouloir lui faire gober le flacon de verre, puis déboucha la petite bouteille. Sans plus réfléchir, il déversa le liquide rougeâtre dans sa bouche. Le goût atroce faillit lui faire tout recracher, or il se força à avaler, au point qu'un haut-le-coeur tordit son abdomen.

Les effets ne tardèrent pas à se faire sentir, puisque le sommeil embruma soudain son esprit. Il mourrait d'envie de dormir, de se laisser aller sur le matelas où il était assis... Alors c'est ce qu'il fit.

Les battements de son coeur ralentirent doucement et ses paupières devinrent bientôt aussi lourdes que du plomb. Mais en voyant l'homme se pencher au-dessus de lui, il se battit pour les garder ouvertes encore quelques secondes.

— Au fait, je m'appelle Viktor, déclara l'immortel. Ravi de pouvoir collaborer avec toi...

Duncan eut juste de temps d'entrevoir son dangereux sourire mielleux, avant que les ténèbres ne l'emportent.