Chapitre 3 - Macarons glacés
Tout se déroulait comme Anya l'avait prévu.
Cela ne faisait que quatre jours qu'elle était arrivée au palais du Grand Alpha, mais elle réussissait déjà à prendre ses repères. Au fond, les couloirs n'étaient pas tellement plus longs que ceux de sa demeure sur la Terre du Saphir. Être riche de naissance aidait à s'habituer à une nouvelle vie de luxe.
Bien qu'un peu maladroit, son fiancé ne lui faisait pas mauvaise impression. Au contraire, plus elle le côtoyait, plus il était difficile de respecter la règle qu'elle s'était fixée.
— J'espère que cela ne vous embête pas de venir jusqu'ici, déclara-t-il en la guidant sur un jardin-terrasse. Je sais que certaines dames n'aiment pas s'exposer au soleil, mais je me suis dit que nous pourrions être plus tranquilles.
En effet, même si elle aimait prendre l'air, Anya se méfiait en général des rayons du soleil. Sa peau pâle, incapable de bronzer, virait à l'écarlate dès que les températures dépassaient les vingt degrés. Heureusement, en cette fin d'après-midi, quelques nuages apportaient de l'ombre sur le palais.
— Cela ne me dérange pas, répondit-elle avec une amabilité à peine marquée. Tant que nous avons un chaperon, j'imagine que nous pouvons aller où bon nous semble...
Elle n'eut pas à se forcer pour mettre une pointe d'aigreur dans son intonation. Un simple coup d'oeil au jeune homme qui les suivait avait suffi.
— Oh, je... Ne faites pas attention à lui, bredouilla Clark. Comme nous ne pouvons pas vraiment rester seuls, la présence de Rowan est préférable à celle d'un soldat de mon père et...
Il ne termina pas sa phrase, laissant Anya dans le mystère.
Dès la première heure qu'elle avait passée au château, la jeune fille avait compris que le fameux Rowan, qui suivait Clark comme son ombre, était important pour lui. Cela ne la dérangeait pas outre mesure, puisqu'avant leur mariage, les fiancés devaient toujours supporter la présence d'un chaperon.
Dans le cas présent, le chaperon en question n'était pas désagréable à regarder. Anya aurait été la pire des autruches si elle avait juré qu'avec son regard joueur, sa peau sombre et ses courts cheveux crépus, Rowan n'était pas un jeune homme séduisant. Il ne l'était pas moins que Clark, dont les yeux si particuliers n'avaient pu la laisser indifférente.
Malgré tout, Anya ne comprenait pas vraiment pourquoi le futur Grand Alpha tenait tant à garder son ami près de lui. Craignait-il que sa fiancée ne l'assassine ? Se pouvait-il qu'il ait peur d'elle ? Ou est-ce que cela cachait une raison plus obscure, qui expliquerait pourquoi jusqu'ici, tout semblait trop "parfait" aux yeux de la jeune fille ?
— Installez-vous du côté qui vous sied le mieux, fit Clark lorsqu'ils approchèrent une petite table métallique. J'espère que vous n'avez rien contre les... goûters pris à l'extérieur.
Sceptique, elle se demanda d'abord de quoi il parlait. Elle remarqua ensuite une bouilloire posée sur la table, entourée par deux petites tasses en porcelaine. Une assiette recouverte d'une cloche avait également été apportée, de même qu'un joli sucrier.
Elle s'assit sur l'une des deux chaises, puis tourna la tête vers la balustrade, qui offrait une vue plongeante sur Bois-Lunaire. À défaut d'avoir de grands jardins, elle reconnaissait que les terrasses du palais, garnies de mille et une plantes, permettaient presque de se sentir dans un coin de nature.
Bien sûr, elles ne pouvaient être comparées avec les grandes plaines qui entouraient sa propriété sur la Terre du Saphir.
— J'ignore quel est votre thé préféré, alors je me suis permis de choisir du thé vert, indiqua le jeune homme en s'installant face à elle. J'espère que... cela vous convient.
Quoi qu'il faisait, il prenait toujours soin de ne pas la froisser, tout en se montrant prévenant et attentionné. Trop prévenant et attentionné.
— Tout à fait, répondit-elle en inclinant la tête. Du moment qu'il est sans sucre, je n'ai pas de préférence.
Clark grimaça, sans qu'elle n'ait pourtant cherché à l'offenser.
— Oh... Euh... Vous n'aimez pas le sucre ? s'inquiéta-t-il.
Anya hésita. Allait-il rompre les fiançailles si elle répondait que non ?
— Ce n'est pas l'ingrédient dont nous disposons le plus sur la Terre du Saphir, donc j'ai appris à m'en passer, expliqua-t-elle avec précaution. Mais je n'ai rien contre si l'on m'en propose.
Le loup poussa un discret soupir de soulagement.
— Vous m'en voyez rassuré, parce que... J'ai préparé des macarons pour vous et... Cela aurait été dommage si vous ne mangiez pas de sucre.
Il souleva la cloche grise qui dissimulait l'assiette. Anya découvrit des petits gâteaux ronds de toutes les couleurs, de taille et de forme parfaitement régulières. Son premier réflexe fut de s'en émerveiller, or elle ne pouvait se laisser aller à de grands épanchements.
— C'est vous qui les avez fait ? s'étonna-t-elle tandis qu'il guettait sa réaction.
Loin d'elle l'envie de le faire passer pour un menteur. Cependant, Anya ayant eu la chance de grandir entourée de domestiques, il ne lui était jamais venu à l'idée de cuisiner. Elle supposait qu'il en allait de même pour son fiancé.
— Ce matin, oui, confirma-t-il avec une pointe de gêne. J'ai toujours bien aimé la pâtisserie et...
Encore une fois, il n'osa aller au bout de son propos.
— Si vous me le permettez, Clark est un excellent pâtissier, intervint Rowan, qui s'était sagement arrêté à côté d'une plante murale. Ses gâteaux sont à tomber.
Anya le considéra avec circonspection, peu habituée à un langage aussi franc.
— Ro... Rowan exagère, balbutia Clark en s'emparant de la théière. Ce n'est pas grave si vous ne les aimez pas, ou si vous n'avez pas envie de goûter.
Il s'agissait d'une occasion parfaite pour se montrer désagréable, mais Anya n'en eut pas le coeur. De plus, refuser un "cadeau" préparé par son fiancé serait passé pour une offense. Elle remercia Clark lorsqu'il eut fini de remplir sa tasse, puis dégusta un macaron de couleur verte. Un goût inconnu, absolument délicieux, chatouilla ses papilles.
— Ils sont excellents. Puis-je savoir à quel parfum était celui-ci ?
Le jeune homme esquissa un sourire timide, qui le rendit un peu trop mignon. Anya détourna le regard et se concentra sur sa tasse de thé.
— À la pistache. Les roses sont à la framboise, les marron au chocolat...
Il lui détailla le contenu de chaque macaron, visiblement passionné par le sujet. Même si elle n'était pas vraiment intéressée, la louve l'écouta en hochant la tête de temps à autre.
— Excusez-moi, j'espère ne pas vous avoir ennuyée, se reprit-il au bout d'un moment.
Elle s'apprêtait à le détromper, quand Rowan s'approcha de la table afin de piocher dans l'assiette. Choquée par une telle initiative, Anya ne se gêna pas pour le regarder de travers.
— Je suis un homme faible face au sucre, se justifia-t-il. Faites comme si je n'étais pas là.
Bien qu'excédée, la jeune fille se passa de la moindre remarque. Si cette situation convenait à son fiancé, alors elle n'avait pas à s'en mêler.
— Avez-vous une... activité favorite ? s'enquit Clark en ignorant son ami.
Ce dernier mâchait avec fort peu de discrétion, ce qui n'aida pas Anya à réfléchir. Devait-elle se montrer honnête, ou poursuivre ses efforts pour conserver une certaine distance ? Estimant qu'elle en faisait déjà assez en ne proposant pas au jeune loup de la tutoyer, elle se laissa aller à une maigre confidence :
— J'aime beaucoup les chevaux. Ma famille en a toute une écurie sur la Terre du Saphir.
Clark sembla étonné, sans être outré. Certains jugeaient la pratique de l'équitation comme peu appropriée pour une demoiselle, or cela ne paraissait pas être son cas.
— Nous en avons aussi au palais, l'informa-t-il avec un sourire. Hormis les chevaux de mon père, considérez que tous les autres sont à votre disposition.
Elle s'était déjà rendue aux écuries la veille, afin de découvrir les différents équidés. Un palefrenier avait proposé de lui préparer un cheval, juste avant qu'un domestique ne vienne la chercher pour le dîner. Ce n'était que partie remise.
— C'est très aimable de votre part. Ma mère m'a cependant interdit de monter avant notre mariage. Elle estime qu'il serait regrettable si je m'égratignais quelque chose avant la cérémonie.
Et même si cela embêtait Anya, elle ne pouvait nier qu'elle disait vrai. Une mariée indemne présentait toujours mieux qu'une mariée cabossée...
— Vous pourrez faire ce qui vous plaira pendant notre voyage de noces. Si mon père n'a pas changé d'avis, il me semble qu'il est prévu dans le nord de la Terre du Diamant. Il y aura sûrement de belles balades à faire.
À la mention des mots "voyage de noces", la jeune fille avait crispé les mains autour de sa tasse. Elle avait beau savoir ce qui l'attendait une fois mariée, une part d'elle était toujours enlisée dans le déni.
Elle ignorait exactement quand elle en sortirait.
— Je suis certaine que j'apprécierai, acquiesça-t-elle poliment. C'est très gentil de vous intéresser à mes... passe-temps.
Les chevaux représentaient pour elle davantage qu'un vulgaire "passe-temps", or elle voyait mal quel autre terme employer. Celui de "passion" aurait sonné de manière bien trop enflammée.
— Oh, c'est... C'est normal. Si je ne m'intéresse pas à vous, qui d'autre pourrait mériter mon intérêt ?
Elle le remercia par un discret sourire, tandis qu'une question venait titiller son esprit. Il était exclu qu'elle dépasse la barrière de ses pensées. Cela aurait été inapproprié et surtout, la réponse n'aurait pas dû lui importer.
— C'est aussi très gentil d'avoir accepté de goûter mes gâteaux, ajouta-t-il avec la même timidité. J'avais peur que vous trouviez cela étrange qu'un futur Grand Alpha fasse de la pâtisserie, mais... Puisque nous avons peu de temps pour nous connaître, j'essaye de me montrer aussi moi-même que possible.
Anya baissa les yeux. Lorsqu'elle avait suggéré à son père d'accepter les fiançailles, elle avait pris soin d'ériger un mur de glace autour d'elle. Depuis, elle s'efforçait de le maintenir aussi solide que possible. Si Clark continuait ainsi, elle allait toutefois devoir redoubler de conviction.
— Je préférerais simplement que vous ne parliez pas de tout ça devant mon père, reprit-il avant qu'elle ne dise quoi que ce soit. Il ne sait pas que je cuisine et... Il n'approuverait pas tellement.
Hormis sa gentillesse et sa légère maladresse, la louve avait remarqué un autre trait typique de son fiancé : sa drôle d'obsession pour son père. Il ne s'écoulait pas cinq minutes sans qu'il n'évoque le Grand Alpha, en mentionnant que tel ou tel fait ne lui plairait pas. Elle imaginait sans mal qu'avec la pression qui pesait sur ses épaules, Clark se servait certainement de son père comme d'un modèle, auquel il souhaitait ressembler.
— Je ne dirai rien, promit-elle. Je suis persuadée que votre père apprécierait vos pâtisseries s'il avait l'occasion de les goûter.
Elle crut que cette remarque allait faire plaisir à son fiancé, or il baissa les yeux sur la table, la mine un peu sombre.
— J'en doute fort. Mais ce n'est pas grave, ne vous inquiétez pas.
Bien qu'intriguée, elle ne chercha pas plus loin. Après tout, les éventuels différends entre Clark et le Grand Alpha ne la concernaient pas.
Quelques secondes plus tard, des pas se firent entendre sur la terrasse. Une femme de chambre assez âgée ne tarda pas à apparaître, vêtue de noir de la tête aux pieds. Elle s'inclina devant le loup et sa fiancée, avant de prendre la parole :
— Je viens simplement rappeler à mademoiselle Anya que la pleine lune approche. Elle peut commencer à se préparer si elle le souhaite.
La louve hocha la tête. La fameuse pleine lune qui précède le mariage.
— Si vous me le permettez, intervint Rowan, la pleine lune n'a lieu qu'à minuit. Mademoiselle Anya peut bien rester un peu plus longtemps avec Clark, non ?
— Je ne l'oblige à rien, répondit sèchement la domestique. Mêlez-vous de vos affaires, monsieur Rowan.
Visiblement, elle devait être assez haut placée pour se permettre de parler ainsi au fils du capitaine de la garde. Celui-ci leva les yeux au ciel, sans rien ajouter. Anya se leva et salua Clark par une petite révérence.
— Je vous remercie pour cet après-midi. J'imagine que nous nous reverrons ce soir ?
Il se leva aussi et hocha la tête.
— C'est ce qui est prévu, oui. Ne vous en faites surtout pas, tout se passera bien.
La jeune fille le remercia, puis suivit la femme de chambre. À vrai dire, de toutes les formalités qui accompagnaient le mariage, celle qui aurait lieu ce soir était celle qui l'inquiétait le moins.
— Votre famille vous a-t-elle expliqué ce qui vous attend ? s'enquit la domestique tandis qu'elles quittaient la terrasse.
— Des témoins doivent être présents lors de ma transformation. Cela assurera à tout le monde que je ne suis pas déjà enceinte.
Cela n'avait rien d'extraordinaire, puisque les loups n'avaient pas forcément besoin de s'isoler avant de se transformer. Il était certes plus agréable d'attendre sa mutation seul dans sa chambre, afin de pouvoir retirer ses vêtements. Toutefois, Anya enfilerait une chemise de nuit assez ample, dont elle se débarrasserait une fois sous sa forme animale.
— Tout à fait, approuva la femme de chambre. Monsieur le Grand Alpha a choisi trois témoins qui seront avec vous à minuit. Vous pourrez rester habillée, mais je précise tout de même que ce seront trois femmes, rassurez-vous. Une fois que vous serez sous votre forme de louve, vous rejoindrez monsieur le Grand Alpha et son fils, qui vous feront visiter la forêt qui entoure Bois-Lunaire.
Fort heureusement, ce programme n'avait rien d'inquiétant.
— C'est aimable de la part de monsieur le Grand Alpha d'avoir choisi des femmes comme témoins.
L'idée d'être observée par des hommes, même recouverte d'une chemise de nuit, ne l'aurait pas tellement enchantée...
— La coutume l'exige. Vous devez rester inaccessible aux regards de tous les hommes, excepté celui de votre mari, bien sûr.
La domestique avait émis ce commentaire sur le ton de la conversation, sans se douter de l'effet qu'il produirait sur Anya. La jeune fille serra les poings et se força à inspirer profondément. N'y pense pas, n'y pense pas, n'y pense pas.
Elle se concentra plutôt sur la femme de chambre, et plus particulièrement sur ses mains. Comme aucune bague n'y étincelait, elle en déduisit qu'il s'agissait d'une Neutre.
— Cette question va sans doute vous paraître étrange, mais... Êtes-vous bien traitée, ici ?
Elle eut effectivement droit à un coup d'oeil interloqué. Néanmoins, la femme se donna la peine de lui répondre :
— Monsieur le Grand Alpha traite chacun de ses employés avec le plus grand soin. Si là est votre question, les Neutres sont considérés de la même manière que les loups-garous. Nous sommes simplement un peu moins rémunérés, mais notre reconnaissance reste largement supérieure à ce qu'un Neutre peut attendre.
Voilà qui était bon à savoir. La famille d'Anya s'était toujours montrée noble et généreuse envers les Neutres qu'elle employait, or bon nombre de loups faisaient preuve de malhonnêteté. Les lycanthropes avaient généralement le mérite d'établir des contrats de travail avec leurs Neutres, afin de ne pas jouer les esclavagistes. Même s'ils leur appartenaient, comme on possédait un meuble ou une grange, la plupart des loups évitaient de les exploiter.
Le problème venait des vampires. Ces satanés et cruels vampires.
— Vous m'en voyez rassurée, déclara-t-elle avec une certaine retenue.
Accomplir sa mission aurait été plus compliqué si elle avait été entourée de Neutres maltraités. À terme, le projet d'Anya consistait à ce que chaque Neutre de ce monde retrouve sa liberté. Cela étant quelque peu ambitieux, établir l'égalité sur la Terre des Loups serait déjà un excellent début.
Avant cela, la jeune fille devrait d'abord se concentrer sur des personnes bien précises : ses amis. Certains avaient disparu du jour au lendemain, enlevés pour être vendus à des vampires. Les parents d'Anya, anciens propriétaires de la majorité d'entre eux, avaient tenté de vaines recherches pour les retrouver. Ce n'étaient pas les moyens financiers qui leur manquaient, mais les soldats chargés de mettre la main sur leurs Neutres disparus finissaient toujours par abandonner. Hélas, trop d'affaires différentes requéraient leur attention.
En devenant la femme du futur Grand Alpha, Anya pourrait agir à diverses échelles. Elle commencerait d'abord par organiser de nouvelles recherches pour ses amis, puis tenterait d'influer sur la politique du pays. Cela lui prendrait de nombreuses années – et à vrai dire, elle ne savait pas exactement comment elle s'y prendrait – mais elle y parviendrait.
Il existait une chose qu'elle avait compris depuis longtemps : si elle n'agissait pas, personne ne le ferait.
Sans l'intervention d'un proche du plus haut dirigeant lycanthrope, les Neutres continueraient de souffrir.
— Quoi qu'il en soit, permettez-moi de vous dire que tout le palais est ravi de vous accueillir. Vous ferez une excellente épouse pour monsieur Clark, c'est certain.
Anya se força à esquisser un sourire. À la place de la femme de chambre, elle n'aurait pas été aussi sûre d'elle.
Trois jours plus tard, lorsque la jeune fille promettrait amour et protection à son mari, elle mentirait. Elle ne causerait jamais le moindre tort à Clark, mais elle ne pouvait se permettre de tomber amoureuse de lui.
Si elle voulait arriver à ses fins, il n'y aurait pas la moindre place pour les sentiments.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top