Chapitre 24 - Lumières dans la nuit

Quand Isabella sortit de sa salle de bain, elle trouva Duncan en train de se réveiller. Allongé au milieu du lit, il s'étirait et se frottait les yeux, comme s'il peinait à émerger.

— Eh bien ! Je ne pensais pas t'avoir autant fatigué !

Il se redressa légèrement et le drap glissa sur son torse nu. La princesse ne se gêna pas pour admirer le spectacle, éclairé par les bougies allumées un peu partout. Elle avait cru que la lumière le réveillerait, mais lorsqu'elle était partie prendre son bain, il dormait comme un loir.

— J'ai... J'ai fait un rêve incroyable, déclara-t-il en se passant une main sur le visage.

Son ton faussement sérieux la fit se mordre les lèvres. Vêtue de sa simple petite serviette blanche, elle remonta sur le lit et s'assit à califourchon sur le bassin de l'ancien loup. Avant de s'endormir, il avait pris la peine de remettre son pantalon. Elle s'amusa avec les boutons du vêtement, qu'elle sentait déjà assez tendu.

— Et que se passait-il, dans ton rêve ? demanda-t-elle avec une innocence toute feinte.

Il posa doucement les mains sur ses hanches, puis fit passer ses pouces sous le tissu de la serviette.

— C'est assez flou, mais... Je crois que tu y étais.

Elle porta une main à son coeur en poussant une exclamation exagérée.

— Oh ! J'espère que je ne faisais pas des choses trop inconvenantes...

Il laissa ses lèvres se fendre d'un sourire irrésistible. Des flammes reprirent aussitôt vie dans le ventre d'Isabella.

— Si inconvenantes que tu m'as rendu complètement fou.

Et sans crier gare, il la fit basculer sous lui et l'embrassa avec une passion étourdissante. À travers ses baisers, elle sentait à quel point il tenait à elle, à quel point il voulait d'elle... Il lui semblait qu'en quelques heures passées ensemble, il avait parfaitement compris ce qu'elle désirait : de la douceur, agrémentée d'une once de brutalité. Elle aimait qu'il la rassure autant qu'il la surprenne, qu'il la caresse autant qu'il la mordille...

Elle mourait d'envie de déboutonner son pantalon et de rester ici toute la nuit, or elle trouva le courage de s'arrêter.

— Il... Il faut vraiment que j'aille chercher le chat, murmura-t-elle contre ses lèvres. J'ai toujours su que je ferai une mauvaise mère, mais j'aimerais bien tenir une semaine sans décevoir Jarah...

Il l'embrassa une dernière fois, puis la libéra en s'allongeant à côté d'elle.

— Je crois que je suis censé te surveiller cette nuit. D'ailleurs, je dois déjà être en retard à mon poste...

Elle se leva et jeta un coup d'oeil à une petite horloge. Ils s'étaient tous les deux réveillés tardivement, et il aurait dû avoir rejoint l'un de ses collègues depuis une heure. Quand elle l'en informa, il marmonna des paroles incompréhensibles.

— Ne t'en fais pas, ta patronne ne t'en veut pas, le taquina-t-elle en s'habillant. Elle t'ordonne même de rester ici jusqu'à son retour.

Il parut tenté par l'idée, mais finit par se lever pour ramasser sa chemise.

— Daniel et les autres se poseraient des questions, objecta-t-il. Tu crois qu'on devrait leur parler de...

Il ne termina pas, cependant Isabella comprit.

— Ce serait plus simple que Daniel soit au courant. Il ne dira rien à personne, mais... Je préfère attendre un peu.

Duncan hocha la tête et après un ultime baiser, finit par emprunter la sortie secrète. Il allait d'abord passer à sa chambre pour se laver et se changer, puis sur conseil de la princesse, il justifierait sa disparition par une indigestion de sang.

Dès qu'elle fut prête, Isabella franchit la porte de sa chambre et trouva Millie dans le couloir. Son Altesse fit appel à ses meilleurs talents d'actrice :

— Vous êtes toute seule ? feignit-elle de s'étonner.

— Duncan n'est pas encore arrivé. Nous l'avons cherché dans le secteur des gardes royaux, mais il est introuvable.

Isabella devenait-elle paranoïaque, ou la soldate affichait-elle vraiment une drôle d'expression ? Elle tâcha de se composer une mine agacée.

— Quel batifoleur ! s'exclama-t-elle d'une voix aigüe. J'ai entendu dire qu'il passait son temps à courir après les femmes de chambre !

— Sans vouloir jouer les commères, j'ai beaucoup d'amies parmi les domestiques. Aucune d'elles ne l'a déjà vu traîner dans leurs quartiers. Elles ne le connaissent même pas, Votre Altesse.

La princesse réfléchit à toute allure. Une solution qu'elle affectionnait particulièrement lui apparut : retourner la situation contre son adversaire.

— Oh, fit-elle avec un petit sourire en coin. Vous avez fait des recherches sur lui parce qu'il vous intéresse ?

Comme elle l'escomptait, Millie écarquilla les yeux, soudain mal à l'aise. En réalité, la soldate n'avait sûrement fait que son travail – du moins le supposait-elle – mais l'air malicieux d'Isabella avait produit son petit effet.

— Pas... Pas du tout, Votre Altesse. Son attitude me paraît juste parfois un peu étrange, alors je souhaite m'assurer qu'il ne nous cache rien. Il passe beaucoup de temps avec vous, donc... Bien qu'il semble plutôt gentil et innocent, je ne voudrais pas qu'il représente une menace.

— Ne vous inquiétez pas, badina la princesse avec un petit geste de la main. Si certaines de ses activités ne sont pas très claires, il le regrettera bien assez vite...

Millie acquiesça respectueusement. Isabella l'informa qu'elle rendait visite à son père, et qu'elle n'avait qu'à attendre Duncan ici. Elle s'éloigna en espérant que la soldate ne se poserait pas plus de questions, puis une éventualité lui vint à l'esprit : et si les gardes qui surveillaient sa porte pendant la journée avaient entendu des... bruits ? Contre toute attente, cette idée la fit glousser toute seule.

Au fond, elle se moquait bien de ce que ses gardes pensaient. Elle ne se souvenait même plus de la dernière fois qu'elle s'était sentie aussi heureuse. Après les moments qu'elle avait passés avec Duncan, rien n'aurait pu venir la contrarier.

Cette certitude vacilla lorsqu'elle grimpa l'escalier menant aux appartements de son père. Une réserviste qu'elle reconnut immédiatement descendait les marches, les cheveux décoiffés et le corsage mal lacé.

— Bonsoir, Votre Altesse, la salua-t-elle sans s'incliner.

Son sourire suffisant et son port de tête digne de celui d'une volaille ne plurent pas du tout à Isabella. Il suffisait qu'une femme couche avec le roi pour qu'elle se croie reine des vampires... Celle-ci avait de la chance, car la princesse n'était pas d'humeur à la remettre à sa place. Elle se contenta de l'ignorer royalement, ce qui était parfois la meilleure des répliques.

Arrivée devant la chambre de son père, elle frappa à la porte. Ses mésaventures passées lui avaient appris à attendre une autorisation à entrer, même quand une conquête venait de croiser son chemin...

Le battant ne tarda pas à s'ouvrir sur le roi, heureusement vêtu de la tête aux pieds.

— Oh, lâcha-t-il en la voyant. Je ne pensais pas que tu viendrais si tôt.

Visiblement, elle n'était pas la seule à s'être réveillée en retard...

— Tu as réussi à savoir si elle couchait avec son frère ? demanda-t-elle de but en blanc.

Il s'effaça pour la laisser entrer et referma le battant.

— Pas encore, répondit-il d'un ton tranquille. Mais plus je côtoie Beatricia, plus je la trouve... intéressante.

Isabella balaya la pièce du regard, en quête de son chat. Les draps en joyeux désordre la firent grimacer.

— Je ne veux pas de détails, trancha-t-elle avant qu'il ne poursuive. Où est Jarah ?

Le roi se dirigea vers la porte menant à l'un de ses placards. La princesse écarquilla les yeux.

— Je rêve ! s'écria-t-elle. Tu l'as enfermé dans...

Il lui fit signe de se taire et d'approcher doucement. Elle s'exécuta en marmonnant des jurons, puis se figea en repérant l'animal, endormi sur une pile de chemises. Ayant senti leur présence, le chaton se réveilla et observa un instant sa maîtresse, les yeux mi-clos. Comme s'il était épuisé, il se rallongea en étirant ses petites pattes griffues.

— Il a trouvé cette cachette tout seul, l'informa Sa Majesté. J'ai voulu le déloger, mais Beatricia a dit qu'au moins il ne viendrait pas nous embêter, donc...

Le regard noir que lui jeta sa fille le dissuada de continuer. Il s'éloigna pour se diriger vers l'une des fenêtres, qu'il ouvrit en grand. Isabella ne s'alarma pas en le voyant grimper sur le rebord, afin d'atteindre une balançoire. Celle-ci était fixée à la façade surplombant le vide. Encore une fantaisie dont seul son père avait le secret...

— Ta sortie en ville s'est bien passée ? s'enquit-il en commençant à se balancer. Les musiciens que tu aimes tant ont accepté de venir ici ?

Elle confirma et vint s'installer sur le rebord de la fenêtre. Elle aurait pu réveiller Jarah, le ramener dans ses appartements, et ainsi retrouver Duncan, or elle ne voulait pas partir tout de suite.

— Ça faisait longtemps que je n'avais pas eu à surveiller quelqu'un, déclara le roi en désignant vaguement l'intérieur de la chambre. Je suis content que la famille se soit agrandie.

Elle leva les yeux au ciel, sans pouvoir dissimuler un petit sourire.

— Tu te rends compte que si quelqu'un nous entendait parler d'un chaton comme s'il s'agissait d'un bébé, on nous prendrait pour des fous ?

Il haussa les épaules avec un air indifférent.

— Tout le monde nous prend déjà pour des fous, lui rappela-t-il. Et c'est toi-même qui me l'as présenté comme " Sa Petite Altesse Jarah Ier de la dynastie Mendoza".

Elle gloussa, avant de se rassombrir. Formulées ainsi par quelqu'un d'autre, les choses lui semblaient soudain beaucoup plus réelles et soulevaient d'autres interrogations.

— Est-ce que tu crois que j'ai bien fait de le mêler à tout ça ? Je veux dire... L'attacher à notre famille ?

Pour l'instant, elle parlait uniquement de Jarah, cependant... Et si la question se posait bientôt pour quelqu'un d'autre ? Elle refusait de s'emballer, mais peut-être valait-il mieux mesurer les conséquences de ses actes dès maintenant.

— Sans vouloir te vexer, commença son père avec perplexité, ce n'est qu'un chat. Il n'a besoin que de pâtés à l'odeur infecte, de caresses de temps en temps, d'un coin tranquille où dormir... Le fait que nous soyons roi et princesse doit lui être plutôt égal.

— Oui, mais...

Comment lui faire comprendre ce qui l'inquiétait sans trop lui en dire ?

— Peut-être serait-il mieux avec des personnes plus... ordinaires que nous ? Qui ne sont pas toujours dans les problèmes, qui auront du temps à lui accorder, n'auront pas un royaume à gérer et...

Elle s'interrompit en voyant le roi cesser de se balancer et fixer ses chaussures. Réalisant que ses propos pouvaient être interprétés de différentes manières, elle voulut se rattraper, or il la devança :

— Ça, j'imagine que ce serait plutôt à toi de me le dire.

Il releva la tête vers elle et son sourire triste lui brisa le coeur. Comment avait-elle pu être si maladroite ?

— Non, ce n'est pas...

— Je me suis toujours demandé quelle aurait été ta vie si je ne t'avais pas adoptée, poursuivit-il en perdant son regard dans le vide. Si au lieu de te garder, je t'avais confiée à des personnes plus... ordinaires.

Effectivement, on ne pouvait pas dire qu'Isabella était tombée sur un père adoptif parfaitement banal... En réalité, il n'était que son oncle à un degré très éloigné. Un oncle qui, à l'époque, était le seul et unique vampire au monde. Le premier immortel à avoir été transformé.

Il l'avait trouvée dans un panier, alors qu'elle n'était âgée que de quelques semaines. Sa famille venait de se faire décimer par une maladie, et elle était la seule survivante. Si celui qui allait devenir son père ne l'avait pas recueillie, nul ne sait ce qu'il serait advenu d'elle. Au fond, elle avait plus de points communs avec Duncan qu'il ne le pensait...

— Tu as souvent dû regretter que tes parents biologiques n'aient pas survécu, ou que ce soit moi qui t'ait trouvée et...

— Tu plaisantes ? l'interrompit-elle avec un bref rire incrédule. C'est plutôt toi qui as dû regretter de m'avoir adoptée !

Il releva les yeux vers elle, l'expression horriblement peinée. Elle s'attendit à ce qu'il s'offusque qu'elle puisse imaginer une telle chose, or il n'en fut rien. Sa réponse la surprit tant qu'elle manqua de basculer sur le côté et tomber dans le vide.

— Oui, admit-il. Il m'est arrivé de m'en vouloir. Mais pas pour les raisons que tu crois.

Il marqua une pause, avant de préciser :

— J'aurais voulu te laisser une chance de grandir avec un père qui ne buvait pas de sang, qui aurait vieilli au fil des ans, qui t'aurait apporté moins de problèmes, qui...

— De nous deux, c'est moi qui t'ait apporté le plus de problèmes, le coupa-t-elle, plus cinglante qu'elle ne l'aurait voulu. Sans moi, tu n'aurais pas de royaume à gérer, tu n'aurais pas culpabilisé d'avoir transmis ta malédiction à d'autres personnes, tu aurais pu continuer à...

— Continuer à quoi ? Vivre seul au monde, caché de tous ? C'est sûrement ce que j'aurais mérité, mais je ne m'en sentais pas capable.

Pendant environ trois cent cinquante ans, le père d'Isabella avait mené une existence solitaire. Hormis son frère, il n'avait pu révéler à quiconque qu'il était devenu un vampire. Pour se nourrir, il se rendait dans certaines prisons, afin de prélever le sang de criminels. Personne ne croyait les meurtriers lorsqu'ils prétendaient qu'un des "gardiens" plantait ses canines dans leurs poignets... Tout le monde y voyait une ruse pour justifier leurs crimes par la folie, et ainsi échapper à la peine de mort.

Lorsqu'il avait adopté Isabella, il s'était pour la première fois autorisé à s'attacher à quelqu'un. Il ne l'avait jamais considérée autrement que comme sa fille, et elle avait grandi en sachant qu'il était un vampire. Quand elle était petite, cela ne lui posait aucun problème. Son papa buvait du sang, mais à part cela, elle ne voyait aucune différence avec les pères des autres enfants.

Sauf qu'à l'adolescence, tout s'était compliqué. Elle réalisait qu'elle vieillissait, alors que lui restait toujours le même. Plus son corps changeait, plus elle réalisait qu'un jour, son âge physique dépasserait le sien. Elle finirait par mourir, le laissant ainsi seul au monde.

— Je t'ai forcé à me transformer, insista-t-elle. Tu n'as qu'à me regarder pour t'en rappeler.

Progressivement, Isabella avait commencé à rejeter la nourriture. Il lui semblait que manger contribuait à la changer, alors que tout ce qu'elle voulait, c'était figer son apparence et rester comme elle était. Puis elle avait réalisé que plus elle maigrissait, plus son père s'inquiétait pour elle. Il lui était venu à l'idée que si elle était trop faible pour vivre, il n'aurait d'autre choix que de la transformer en immortelle.

Elle avait conscience de ce qu'elle lui infligeait en agissant de la sorte. Elle détestait le monstre qu'elle était, et cette haine d'elle-même ne faisait qu'accroître son malaise.

Prise au piège de ce cercle vicieux, elle avait entraîné son père dans ses tourments.

— Je n'aurais jamais dû te dire que mon sang pouvait transformer d'autres personnes en vampire, se désola-t-il. Sans cela, tu aurais fini par accepter l'idée de mourir avant moi.

Sa malédiction avait été jetée par une sorcière, après qu'il lui ait demandé un horrible service. Dès qu'elle lui avait révélé le sort qu'elle lui avait infligé, il ne s'était pas gêné pour la tuer. Or la femme n'était pas la seule de son espèce. Il avait trouvé un autre sorcier, qui avait affirmé que s'il le souhaitait, d'autres immortels pourraient apparaître. Il suffisait que le vampire fasse boire son sang à quelqu'un, puis qu'il tue cette personne.

Bien sûr, lorsque des années plus tard, Isabella avait supplié son père de vérifier les dires du sorcier, il avait refusé qu'elle serve de cobaye. Avec mille et une précautions, ils s'étaient mis en quête de cas désespérés, puis les avaient mis au courant de l'existence du vampirisme. Certains étaient atteints de graves maladies, d'autres étaient endettés et allaient sombrer dans la misère... Une fois sûr que cela fonctionnerait, le père d'Isabella s'était résigné à la transformer.

— Je t'ai ensuite obligé à bâtir un royaume, lui rappela-t-elle. Je voulais que les vampires deviennent une espèce respectée de tous et... J'ai bouleversé l'équilibre du monde entier.

Énoncé ainsi, cela paraissait peut-être un peu dramatique. Or ce n'était ni plus ni moins que la vérité. Sans son initiative, ils n'auraient pas commencé à transformer de plus en plus de vampires, les immortels n'auraient pas eu besoin d'un dirigeant et... Son père et elle ne se seraient jamais retrouvés roi et princesse.

— J'étais d'accord avec toi, protesta-t-il. Tu n'es pas plus coupable que moi. Et puis à quoi bon ressasser tout ça ?

Il était vrai qu'en venant ici, elle ne pensait pas devoir se replonger dans ces méandres de son existence... Encore moins après les moments qu'elle avait passés avec Duncan.

Toutefois, même si elle se sentait mieux que quelques semaines auparavant, certaines choses continuaient de la hanter. Elle croyait que les taire et faire semblant de les avoir surmontées aiderait à ce qu'elles disparaissent, cependant... Elle ne voulait plus jouer la comédie.

— Je... Je ne t'ai jamais dit à quel point j'étais désolée, murmura-t-elle en baissant la tête vers le vide.

— Isabella, tu...

— La liste des problèmes que je t'ai causés est beaucoup trop longue, enchaîna-t-elle. Peu importe ce que tu me diras, une part de moi culpabilisera toujours pour tout ce que j'ai fait, mais... Pour ce que ça vaut, je suis vraiment désolée.

Ces paroles étaient aussi inutiles qu'un cri dans le vide. De simples mots ne pouvaient réparer tout ce qu'elle avait brisé.

D'un mouvement habile, le roi quitta sa balançoire pour venir s'assoir sur le rebord de la fenêtre, juste à côté d'elle. Il posa sa main sur la sienne et elle n'osa pas lever les yeux vers lui.

— Tu parles des mauvaises choses qui nous sont arrivées, mais tu oublies le reste, déclara-t-il doucement. Tu crois vraiment que j'aurais été plus heureux sans ma petite fille pour égayer mes journées ? Grâce à toi, mon immortalité n'est pas tous les jours une punition et...

— Le peu de positif que je t'ai apporté n'est rien en comparaison du mal que tu as dû endurer. Avoir une fille ne devrait pas impliquer de passer quatre-vingt-dix-neuf années en enfer. Ça ne vaut pas le coup.

Il serra sa main un peu plus fort, ce qui finit par la faire relever la tête.

— Si, affirma-t-il d'un ton sans appel. Tu en vaux la peine.

La résolution qu'elle lut dans ses iris océan – les mêmes que les siens – lui serra le coeur.

— S'il l'avait fallu, j'aurais passé mille ans dans ce cachot. Et au fond, même si tu n'étais pas enfermée, je crois que cette épreuve a été encore plus difficile pour toi que pour moi...

La gorge nouée, elle n'eut pas le coeur à le détromper. Surtout que même si elle refusait de l'admettre, il disait sans doute la vérité. Elle avait passé presque un siècle à trouver un moyen de libérer le roi. Presque un siècle à culpabiliser, se détester, ne pouvoir compter sur quasiment personne... Elle avait cru qu'après avoir retrouvé son père, tout irait mieux. Or même si les choses s'étaient arrangées, ces quatre-vingt-dix-neuf années avaient laissé sur elle des marques indélébiles.

Elle était à la fois devenue plus forte, mais infiniment plus fragile.

— C'est... C'était horrible, avoua-t-elle d'une voix éraillée. Je...

Elle fut interrompue par ses brusques sanglots. Pendant un instant, elle se maudit de pleurer ainsi. Toutefois, lorsque son père passa un bras autour d'elle pour la rapprocher de lui, elle posa la tête sur son épaule et laissa libre cours à sa peine.

En réalité, les mots n'étaient pas suffisants pour exprimer ce qui la rongeait. Sa vie entière était littéralement une sombre nuit sans fin. Elle avait passé trop de temps à faire comme si elle ne ressentait rien, alors que ses émotions la dévoraient.

Contrairement à ses précédentes crises, elle se rendit compte que plus ses larmes coulaient, plus son âme se délestait d'un poids. Une part d'elle détestait toujours exposer cette facette d'elle, surtout à son père, mais elle ne se sentait pas si honteuse que cela. Elle resta près de lui un long moment, sa poitrine agitée de soubresauts à un rythme intermittent. Elle aurait voulu pouvoir dire que cette situation lui rappelait son enfance, lorsqu'elle venait pleurer contre lui après s'être fait mal. Cependant, trop de choses avaient changées.

Isabella avait changé. Et à cet instant précis, elle se surprit à penser que cette évolution n'était peut-être pas qu'une mauvaise chose.

Elle n'était certes pas fière de tout ce qu'elle avait accompli, néanmoins... En y réfléchissant bien, sa vie n'était pas qu'un concentré de choses négatives.

Elle tressaillit quand Jarah sauta sur le rebord et se blottit sur ses cuisses. Elle s'écarta de son père pour tenir le petit animal contre elle, craignant qu'il ne tombe dans le vide.

— Il se demande pourquoi sa maman est triste, commenta le roi à voix basse.

Elle renifla et gratta le pelage tigré du félin. Il ronronna, ce qui eut sur elle un effet apaisant.

— Je... Je suis désolé d'avoir passé ces dix dernières années à ne pas savoir comment t'aider, reprit son père au bout de quelques secondes. Je savais que tu allais mal et... J'ignorais quoi faire.

— Tu n'aurais rien pu faire, le rassura-t-elle en relevant les yeux vers lui. Je m'étais complètement refermée sur moi-même, mais... Je crois que c'est fini.

Sa vie serait toujours une nuit sans fin. Toutefois, des lumières étaient là pour l'éclairer. Son père, ses amis Daniel et Martha, sans oublier un certain ancien loup... Il ne revenait qu'à elle d'accepter l'éclat qu'ils pouvaient lui apporter.

— Je sais qu'à me voir comme ça, je n'en ai pas vraiment l'air, pourtant... Je vais mieux. 

Il était encore trop tôt pour affirmer que cela durerait. Cependant, elle le sentait et l'espérait de toutes ses forces.

— Oh, fit le monarque avec un léger étonnement. Qu'est-ce qui a changé ?

— J'ai repris la peinture, commença-t-elle en esquissant un petit sourire. J'ai adopté un chat, j'ai dansé pendant des heures sur les meilleures musiques du monde et... Il se peut qu'il y ait autre chose.

Le roi lui rendit son sourire et une étincelle d'intérêt s'alluma dans ses yeux.

— Est-ce que cela a un rapport avec le garde qui t'accompagne lors de toutes tes sorties en ville ? lui demanda-t-il, faussement innocent.

Ses sanglots partis pour de bon, elle afficha un air mystérieux et posa son regard sur Jarah.

— Pour le moment, tu ne sauras rien de plus...

— Tant pis, fit-il mine de se désoler en haussant les épaules.

Il resta silencieux un instant, avant d'ajouter, plus sérieux :

— Quoi qu'il en soit, je suis content pour toi. Vraiment.

Elle le remercia d'un sourire un peu hésitant et il déposa un baiser sur sa tempe. Rien ne serait plus jamais pareil que lorsqu'ils n'étaient qu'un père et une fille ne possédant pas de royaume, mais ils pouvaient tenter de construire autre chose. Même s'ils formaient sans doute la famille la plus atypique du monde, redevenir proches ne devait pas leur être impossible.

Ils s'attardèrent sur le rebord de la fenêtre encore quelques minutes, puis Isabella finit par se lever, Jarah dans les bras.

— Est-ce que... je peux te demander un service ? s'enquit-il avant qu'elle ne s'en aille.

Intriguée, elle acquiesça et attendit qu'il précise.

— Le portrait de... de tu sais qui commence à perdre des couleurs. Est-ce que cela t'embêterait de le refaire ?

Elle n'eut besoin d'aucune précision pour comprendre de quoi il parlait.

— Pas du tout. J'irai chercher le modèle tout à l'heure. Tu peux me donner ta clé ?

Il parut un peu surpris qu'elle accepte si facilement et mit un temps avant de réagir. Il se leva un peu maladroitement pour fouiller dans une armoire, puis lui tendit un petit trousseau.

— Ça... Ça ne presse pas du tout, déclara-t-il, l'air gêné. Si tu as envie de peindre autre chose ou...

— Ne t'inquiète pas, l'interrompit-elle avec douceur. Tu aurais même pu me le demander plus tôt, ça ne m'aurait pas dérangée.

La personne représentée sur ce portrait était un sujet encore plus sensible que tous ceux qu'ils venaient d'évoquer. Il la remercia d'un hochement de tête et par réflexe, ajusta la rose rouge qui transperçait sa veste.

Ce moment de mélancolie fut balayé par les miaulements de Jarah, dont l'estomac devait crier famine.

Après avoir échangé un dernier sourire avec son père, Isabella se résolut à quitter la pièce, le coeur encore plus léger qu'à son arrivée.

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