Chapitre 21 - Éloigner le mal
Deux jours après la grande soirée de Charlotta, le monde entier apprit la mort du Grand Alpha.
Rowan avait bien compris qu'il était mal en point, mais jamais, au grand jamais, il n'aurait pensé que cette grippe puisse venir à bout d'Arthur.
Il s'était toujours figuré que même un rhinocéros déchaîné aurait échoué à le mettre hors-jeu.
Ainsi, quand Charlotta cria la nouvelle à travers tout le manoir, il refusa d'abord de la croire. Il s'imagina qu'une fausse information avait été relayée par un domestique à l'humeur taquine, afin de créer un peu d'émoi. Cependant, il ne tarda pas à comprendre qu'une annonce officielle avait été faite et qu'il s'agissait de la pure vérité.
Arthur étant la dernière personne malade au palais, cela signifiait qu'Anya, Rowan et Marcus n'avaient plus aucune raison de rester sur la Terre du Saphir. Ils devaient également se rendre à l'enterrement prévu dès leur retour, ainsi qu'à la cérémonie qui introniserait Clark en tant que dirigeant.
— Arthur mort ! s'exclama Rowan dans le carrosse qui les ramenait jusqu'à chez eux. Je crois que je vais devoir me pincer tous les matins pour réussir à y croire !
La perspective de voir Arthur dans un cercueil le remplissait de joie. Depuis que l'ancien Grand Alpha avait quitté cette terre, il lui semblait que le monde se parait de mille et une couleurs. Le paysage qui défilait derrière les fenêtres n'avait rien d'extraordinaire, pourtant tout lui paraissait plus éblouissant que lors du voyage de l'aller. Il remarquait les jolies fleurs sur les arbres, la vie qui pulsait dans chaque champ de moutons... Tant de choses insignifiantes devenaient magnifiques, à présent qu'Arthur n'était plus là pour les empoisonner.
— Oh, je crois que ce ne sera pas nécessaire, marmonna Anya, l'air morne.
Allongée sur l'une des banquettes du carrosse, elle avait posé la tête sur les genoux de Rowan. Celui-ci s'amusait à faire glisser des mèches de cheveux blonds entre ses doigts, frôlant ses tempes de temps à autre.
Pour cet après-midi, Marcus voyageait dans le véhicule de Charlotta et Ingvar, qui se rendaient aussi sur la Terre du Diamant.
— Ça n'a pas l'air d'aller très fort, remarqua-t-il en effleurant sa joue.
En apprenant la mort d'Arthur, elle avait d'abord affiché une joie similaire à celle de Rowan. Chacun pourrait désormais vivre sans craindre que Marcus ne soit victime de son grand-père. Néanmoins, son humeur n'avait pas tardé à se gâter, sans qu'elle en explique la raison.
— C'est à cause de notre retour sur la Terre du Diamant ? l'interrogea-t-il face à son silence. Je sais que tu aurais préféré rester chez tes parents, mais nous ne pouvons pas tellement faire autrement...
Ils devaient déjà s'estimer chanceux d'avoir pu y rester aussi longtemps. Avant leur départ pour la Terre du Saphir, Rowan avait songé que leur séjour ne durerait qu'une semaine. Au final, ils y avaient passé le triple de temps.
— J'aurais préféré que nous ne repartions jamais, avoua-t-elle. Mais ce n'est pas vraiment ça, le problème...
Un début d'inquiétude le tenailla, alors qu'elle fixait le vide d'un air absent. Cela faisait plusieurs jours qu'il redoutait ce moment, et il semblait être arrivé.
— Est-ce que c'est par rapport à... toi et moi ? se hasarda-t-il en cessant de caresser ses cheveux. Si tu as des regrets, je...
Elle leva enfin les yeux vers lui, les sourcils froncés.
— Non, ce n'est pas ça, je... Je pensais plutôt à ce qui va changer avec la mort d'Arthur, mais...
Il ne voyait pas vraiment où elle voulait en venir, ni pourquoi elle se sentait si mélancolique.
— Des choses vont changer et ce sera pour le mieux, la rassura-t-il. C'est une toute nouvelle vie qui commence.
Il attrapa sa main et déposa un baiser sur ses doigts, ce qui la dérida un peu.
Toutefois, quelques jours plus tard, lorsqu'ils arrivèrent au palais, ce fut au tour de Rowan de perdre son sourire.
Dès qu'il vit son père dans le hall, Marcus marcha vers lui aussi vite que ses petites jambes le lui permettaient. Rowan se tint quelques instants en retrait, puis ce fut à son tour d'aller saluer Clark.
— Je suis sûr que je t'ai atrocement manqué ! le taquina-t-il comme à son habitude.
Cette remarque ne fut pas au goût de tout le monde, puisqu'une voix ne tarda pas à le reprendre :
— Un peu de tenue, monsieur Rowan. Vous avez dorénavant affaire à votre Grand Alpha. Et je vous rappelle que vous devez lui présenter des condoléances.
Le loup jeta un regard noir au secrétaire particulier du dirigeant. Pourquoi fallait-il toujours que quelqu'un joue les rabat-joies ? Mais lorsqu'il regarda Clark plus attentivement, il le trouva... changé.
Son meilleur ami avait toujours été plus calme et consciencieux que lui, or il semblait désormais habité par une gravité nouvelle. Même s'il affichait un discret sourire et que ses yeux brillaient à l'idée de retrouver son fils, quelque chose d'inexplicable chiffonnait Rowan. Il fut cependant incapable de définir clairement ce dont il s'agissait.
— Ce n'est pas grave, affirma Clark à l'intention de son secrétaire. Ce n'est pas parce que je suis Grand Alpha que Rowan et moi allons nous parler comme à des étrangers.
Le loup fut un peu rassuré par ces propos, bien que son trouble ne se dissipât pas complètement. Entendre Clark énoncer lui-même qu'il était le Grand Alpha lui faisait un drôle d'effet.
Dès qu'il eut salué Anya et ses parents, Clark revint vers Rowan et le prit à part un instant.
— J'aurais besoin de te parler ce soir, murmura-t-il en jetant des coups d'oeil à Marcus, qui criait sa joie à travers tout le hall. Tu pourras me rejoindre quand tout le monde sera installé ?
Son sérieux accrut le malaise de Rowan. Jamais ce dernier ne s'était senti aussi mal en présence de son meilleur ami, et il n'en comprit pas tout de suite la raison.
— Euh... Bien sûr.
Il aurait voulu l'interroger davantage, mais Clark ne lui en laissa pas le temps. Ou plutôt, Marcus vint vers eux pour serrer les jambes de son père entre ses bras.
Pendant les heures qui suivirent, Rowan ne cessa d'imaginer toutes les raisons qui auraient pu pousser Clark à réclamer un entretien avec lui. Une unique possibilité revenait sans cesse le hanter, mais il s'efforçait de l'ignorer. Ce ne fut qu'en redoutant de frapper à la porte du bureau que le loup comprit pourquoi cette question le tourmentait, et pourquoi il se sentait aussi perturbé.
Anya et lui avaient trompé Clark.
Ou plutôt, il avait trompé Clark.
Jusqu'à son arrivée au palais, Rowan s'était convaincu que son ami ne leur en voudrait pas pour cette liaison. Anya et Clark n'ayant jamais été réellement ensemble, il n'avait pas tout de suite vu où se trouvait le mal dans cette histoire. Néanmoins, s'il n'avait commis aucun tort, pourquoi se sentait-il incapable de raconter la vérité ? Pourquoi redoutait-il autant que d'une manière ou d'une autre, Clark ait appris ce qui s'était passé sur la Terre du Saphir ?
Quand il entra enfin dans le bureau du dirigeant, Rowan évita soigneusement le regard de son ami. Il s'intéressa plutôt aux caisses de bois éparpillées sur le sol, pleines de mille et un documents.
— Tu vas être obligé de changer de bureau ? s'enquit-il pour retarder l'échéance.
Échéance qui n'avait sans doute rien à voir avec ce qu'il s'imaginait, or il ne pouvait réfréner sa nervosité. Il ne peut pas savoir, se répétait-il. Et d'ailleurs, tu ne devrais pas espérer qu'il ne soit pas au courant. Tu devrais le lui dire.
— Non, heureusement. Je pensais que les conseillers de mon père allaient me suggérer de déménager dans le bureau de mon père, mais ils n'ont pas protesté quand j'ai dit que je resterais là. Tout ce qui est important est simplement en train d'être transféré ici.
Rowan hocha la tête, sans s'éloigner de la porte. Cette attitude étrange ne passa pas inaperçue aux yeux de Clark, qui ne tarda pas à l'interpeller :
— Il y a un problème ? Le voyage s'est si mal passé que ça ? Anya et toi avez l'air assez... distants, depuis votre retour.
Le loup dut résister à l'envie de s'enfuir dans le couloir.
— Non, je... Il n'y a pas eu de problèmes.
Il savait qu'il aurait l'air moins suspect en s'approchant, alors il s'avança dans la pièce. En temps normal, il s'asseyait toujours insolemment sur le bureau de Clark, toutefois... Des images de sa première nuit avec Anya défilèrent dans son esprit dès qu'il vit le meuble.
Il avait d'abord un peu regretté que les choses se soient passées dans ces conditions, même si ça ne les avait pas empêchées d'être incroyables. Jamais il n'avait ressenti une attirance aussi folle pour quelqu'un, malgré les quelques autres aventures qu'il avait connues. Ils avaient fini la soirée dans la chambre de la louve, où Rowan avait eu l'occasion de revenir lors des jours suivants.
Ils avaient craint que Charlotta et Ingvar ne se rendent compte de quelque chose – notamment pendant leur voyage, au cours duquel Anya avait loué ses propres chambres d'auberge pour rien – or cela ne paraissait pas être le cas.
— Je te remercie d'avoir accompagné Marcus et Anya, déclara son ami avec sa gentillesse habituelle. Je sais que vous avez du mal à vous entendre et que les choses n'ont pas dû être toujours faciles.
Chaque mot qu'il prononçait donnait à Rowan l'impression de recevoir des coups de couteau. Ou plutôt, c'était lui qui poignardait Clark de centaines de coups dans le dos, et cela lui faisait d'autant plus mal.
— Écoute, commença-t-il d'une voix atone, sans le regarder. Je...
Aucune autre parole ne parvenant à franchir ses lèvres, il se laissa mollement tomber sur la chaise face à Clark.
— Anya et toi avez tout deviné, n'est-ce pas ? C'est pour ça que vous n'arrivez plus à me voir comme avant.
Rowan releva brusquement la tête vers son ami, interloqué par de tels propos. Cette fois-ci, ce fut Clark qui fuit son regard.
— De quoi est-ce que tu parles ? Qu'est-ce qu'on devrait avoir... deviné ?
— Par rapport à mon père, l'éclaira Clark. Cela ne vous étonne pas qu'il n'ait pas réussi à se rétablir ?
Le fils du capitaine cligna les paupières, complètement perdu. Anya avait tellement capturé son attention qu'il en avait presque oublié ce qui devait vraiment tourmenter Clark : la mort d'Arthur.
— Il a dû contracter une forme développée de la maladie, répondit-il avec un haussement d'épaules. Je pensais que tu serais aussi content que moi d'en être enfin débarrassé, mais... Après tout, il restait ton père. C'est normal si sa perte te chagrine un peu.
Cela aurait néanmoins étonné Rowan. Il savait que Clark haïssait Arthur avec encore plus de force que lui. L'ancien Grand Alpha lui avait tout enlevé, à commencer par sa mère et une enfance heureuse. Il s'était même révélé être une menace pour Marcus, ce qui avait dû décupler l'antipathie qu'il lui vouait.
— Sauf que je ne suis pas "normal", commenta Clark en perdant son regard sur le bureau. C'est même tout l'inverse, je crois.
En attendant qu'il se montre plus clair, Rowan dévisagea son ami. Il comprit alors d'où venait le changement qu'il avait perçu chez lui : sa mine s'était assombrie.
Exactement comme lorsqu'il avait appris que Marcus s'était fait pincer par Arthur.
Mon père ne nous gâchera pas la vie éternellement, avait-il dit. Ses paroles avaient presque choqué Rowan, or par la suite, il ne s'en était plus préoccupé. Elles lui revinrent à l'esprit quand Clark enchaîna :
— Tu sais que les médecins prescrivent un sirop aux malades ? Pour les aider à guérir ?
Le loup acquiesça. C'était grâce à ce remède que les adultes se remettaient de la maladie en quelques jours.
— Eh bien... Peu après votre départ, j'ai été récupérer son flacon et... J'en ai jeté le contenu pour le remplacer par un autre sirop.
Rowan remercia la Lune d'être déjà assis.
— Tu... Tu veux dire que... Tu lui as donné du poison ?
Clark tressaillit et releva brièvement les yeux vers lui.
— Non ! Non, je... Je lui ai simplement mis un sirop que j'utilise en pâtisserie, mais... Au final, cela revient au même. J'ai privé mon père de son seul moyen de guérir et... Il a fini par mourir.
Rowan ne put s'empêcher de rire.
Il laissa d'abord échapper un simple éclat nerveux, avant de glousser comme une dinde. La stupéfaction de Clark signa sa perte et il s'esclaffa jusqu'à ne plus pouvoir s'arrêter.
— Rowan ! s'indigna son ami. Tu ne peux pas... Je ne plaisante pas ! J'ai véritablement tué mon père !
Il parut s'en vouloir d'avoir parlé aussi fort et regarda la porte, heureusement bien fermée. Son sérieux incita Rowan à se calmer et il planta son regard dans celui du jeune dirigeant.
— Tu ne l'as pas tué ! s'exclama-t-il gaiement. Tu es simplement... un véritable génie !
Clark le toisa d'un oeil perplexe, l'air toujours aussi sombre.
— Je ne crois pas que tu réalises l'ampleur de la situation. J'ai délibérément empêché mon père de guérir et...
— Ce qui ne constitue pas vraiment un meurtre, l'interrompit Rowan. Ce n'est pas de ta faute s'il est tombé malade. Les médecins n'ont pas tenté de lui administrer d'autres remèdes ?
— Si, mais aucun autre que celui qu'ils pensaient lui donner n'était efficace contre la maladie. Je l'ai privé de son seul moyen de guérison.
Même en essayant de réunir toute la minuscule compassion qu'aurait pu lui inspirer Arthur, le loup ne voyait pas où était le mal. S'il avait été question de n'importe quelle autre personne que l'ancien Grand Alpha, Rowan aurait bien sûr condamné les actes de Clark.
Cependant, il avait trop rêvé de voir Arthur mort pour en vouloir à son ami. Il regrettait simplement de ne pas lui avoir réglé son compte lui-même.
— Tu as agi pour le bien de tout le monde, certifia Rowan en retrouvant pleinement son sérieux. Ton père commençait à s'en prendre à Marcus, tu sais très bien que nous n'aurions pas pu continuer comme ça.
Malgré tous ses efforts pour protéger son fils, Clark aurait fini par ne plus avoir aucun contrôle sur les actes d'Arthur. Vivre sous le même toit que lui rendait la situation impossible.
— Mais cela fait quand même de moi un criminel. Je ne suis pas sûr que ce soit tellement mieux pour Marcus...
Rowan se retint de lever les yeux au ciel. Peu importe tout le mal qu'avait causé Arthur, Clark ne pouvait s'empêcher de s'en vouloir. Cela se comprenait, or il n'était pas question qu'il se laisse ronger par la culpabilité.
— Tu as fait ce qu'il fallait, répéta-t-il. Même si c'est peut-être bizarre de dire ça dans ces circonstances, je suis fier de toi.
Si quelqu'un les avait entendus parler ainsi, ils seraient certainement passés pour des fous.
— Arthur ne causera plus jamais de mal à personne et en plus de ça, la Terre des Loups a gagné son meilleur Grand Alpha depuis longtemps.
Le concerné esquissa un sourire peu convaincu.
— Je n'en suis pas aussi sûr que toi. J'ai beau avoir été préparé à ça toute ma vie, j'ai l'impression d'être complètement dépassé.
Rowan prit alors conscience de tous les chamboulements que vivait Clark. Il devait gérer les inévitables pensées sombres liées au quasi meurtre de son père, tout en assurant son nouveau rôle de loup le plus éminent du monde.
Et pendant ce temps-là, Rowan avait commis la pire des trahisons.
— Tu y arriveras, assura-t-il. Dans cinq cents ans, le roi des vampires répétera à tout le monde que ton règne a été le plus remarquable qu'il ait jamais connu.
Son ami rit doucement, sans avoir l'air d'en croire un traître mot.
— Tu m'aideras à ne pas devenir fou ? demanda-t-il avec un léger sourire, qui cachait mal son inquiétude. Je n'ai pas encore vécu de transformation avec mon nouveau pouvoir et... Je t'avoue que ça me fait un peu peur.
Rowan se rappela avoir été terrifié par ses premières transformations. À l'époque, ses parents, ainsi que Clark et Mina avaient tout fait pour le rassurer. Essaye de te vider la tête et de te concentrer sur quelque chose que tu aimes, lui avait dit la femme d'Arthur, moins de six mois avant sa mort. Tout se passera bien.
C'était dorénavant à son tour d'être présent pour Clark dans cette période si particulière de sa vie.
— Ça ira, affirma-t-il. Quoi qu'il se passe, tu m'auras toujours.
Et tant pis si pour cela, il devait abandonner tout le reste.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top