Chapitre 17 - Paradoxes

— Je vais finir par vous faire installer un lit de camp, lança Isabella en sortant de sa salle de bains. Ce tapis va tomber amoureux de vous, à force que vous dormiez sur lui...

Pour la quatrième fois consécutive, son garde avait passé la journée dans sa chambre. Ses absences à son poste devant la porte étaient justifiées par de prétendues "somnolences", qui l'empêchaient de rester éveiller toute la matinée et toute l'après-midi. Ainsi, à la demande de Son Altesse, Daniel avait dispensé Duncan de cette surveillance diurne, ce qui lui permettait de dormir avec Isabella.

Lorsqu'elle se réveillait, elle le trouvait dans la même position que la veille, recroquevillé au pied de son lit. Elle se levait en prenant soin de ne pas faire de bruit, ne voulant pas interrompre son sommeil. Quand elle appelait sa femme de chambre pour qu'elle lui prépare son bain, la domestique remarquait Duncan, mais s'abstenait de tout commentaire.

La princesse lui en ayant déjà fait voir de toutes les couleurs, la pauvre femme ne devait plus être à une originalité près.

— Je... Je vous assure qu'on y dort très bien, marmonna-t-il en se frottant les yeux.

Ses cheveux en bataille lui donnaient un petit côté "sauvage", comme l'avait si bien fait remarquer le roi... Isabella l'observa passer une main dedans pour les arranger, puis se détourna de ce spectacle afin d'inspecter son armoire.

— Je ne crois pas que vous soyez en service aujourd'hui, déclara-t-elle en écartant des cintres les uns après les autres. Vous savez ce que vous allez faire ?

Converser n'était pas l'une de ses activités préférées, mais elle ressentait le besoin de discuter avec lui. En prenant son bain, elle avait songé à ce qu'elle avait commis au terme de leur sortie. Dans le feu de l'action, tuer ces brigands lui était apparu comme la seule issue possible. Elle avait agi par réflexe, tout simplement. Elle se rendait à présent compte à quel point cela était excessif. 

Une part d'elle espérait que Duncan ne la prenait pas pour une folle. Peut-être valait-il mieux pour lui qu'il prenne conscience de son absence de limites dès maintenant, de manière à s'éloigner d'elle de sa propre initiative, cependant... Elle se surprenait à ne pas le souhaiter.

— Je ne sais pas trop. J'imagine qu'une séance d'entraînement avec les soldats ne me ferait pas de mal...

Même si vous n'avez visiblement besoin de personne pour vous défendre, semblait vouloir ajouter son intonation. Elle conserva le nez fourré dans son armoire, afin qu'il ne voie pas sa grimace. De toute façon, elle savait qu'il gardait la tête baissée tant qu'elle ne portait qu'une serviette.

— Je crois que... Je crois que je vous dois des excuses, fit-elle d'une voix hésitante, toujours sans oser se retourner. J'ai quelque peu... surréagi, la nuit dernière. 

C'était bien la première fois depuis longtemps que Son Altesse Royale présentait des excuses à quelqu'un. Elle voulait néanmoins que le jeune vampire les entende.

Comme il demeurait silencieux, elle se tourna lentement. Sans surprise, elle le découvrit en train de fixer le tapis, l'expression indéchiffrable.

— J'imagine que... c'est déjà bien que vous en ayez conscience, répondit-il finalement.

S'il savait à quel point elle avait conscience d'être un monstre...

Elle fit toutefois taire ses élans dramatiques et s'habilla en vitesse. Quand elle fut prête, elle croisa enfin le regard de l'ancien loup. À son grand soulagement, il ne la toisait pas avec défiance, ni avec animosité. Cela la poussa à prendre une seconde pour s'interroger sur la santé mentale de ce pauvre jeune homme...

— Vous pourriez aller faire un tour dans l'aile est, lui proposa-t-elle pour changer de sujet. On s'y ennuie à mourir, mais qui sait ? Peut-être qu'un courtisan vous conviera à une partie de cartes, ou vous invitera à prendre le thé ?

Quelque chose dans sa phrase le fit ciller. Sûrement était-il déconcerté par son ton un peu trop enthousiaste. Or pour une fois, elle n'avait pas la force de se montrer désagréable envers lui.

— Je... Je vais sûrement essayer, confirma-t-il en se levant.

Il attendit encore quelques minutes, certainement pour s'assurer qu'elle n'avait pas besoin de lui. Comme elle débutait ses activités on ne peut plus normalement, il lui adressa un timide hochement de tête, avant de s'éclipser par le passage dérobé.

Installée derrière son bureau, Isabella examinait le rapport financier du clan Fegari, quand elle entendit frapper à la porte. Daniel entra après qu'elle lui en ait donné l'autorisation, puis ferma le battant derrière lui, abandonnant Millie dans le couloir.

— Alors, comment s'est passée cette sortie ?

Il se posa sur le siège face à la princesse, les bras négligemment croisés. Il ne se comportait ainsi que lorsque Son Altesse et lui étaient certains d'être seuls, ou à la rigueur, en présence de Martha.

— Tu te serais ennuyé, fit-elle en trempant une plume dans un encrier.

Elle annota le document de quelques remarques à l'intention de l'administrateur des finances. Bien que la guerre soit terminée depuis dix ans, le royaume souffrait encore de ses conséquences. Presque chaque pièce de bronze dépensée devait être comptée, n'en déplaise à Sa Majesté...

— En tout cas, ton nouveau garde n'a pas l'air de s'ennuyer, reprit-il d'un ton moqueur. J'ignore où il passe ses journées, mais cela fait plusieurs fois qu'il ne dort pas dans sa chambre. Pour quelqu'un qui a de soi-disant somnolences, il papillonne un peu trop...

Isabella redressa la tête pour le scruter. Elle se mit en quête du moindre signe qui lui prouverait que Daniel savait où Duncan se reposait. Contrairement aux autres soldats, il avait connaissance du passage secret qui contournait le couloir. Or elle eut beau chercher, il lui sembla tout à fait innocent.

— Il doit sûrement faire comme toi, supposa-t-elle avec sa désinvolture coutumière. Batifoler avec les domestiques, ou qui sais-je encore...

En général, Daniel et elle ne se faisaient aucun secret l'un pour l'autre. Au cours du dernier siècle, il lui avait maintes fois prouvé être son ami le plus fidèle. Il était le seul à l'avoir vue pleurer, lors des très rares fois où elle avait failli perdre espoir.

Sans lui, peut-être qu'elle aurait tout abandonné, et que le royaume des vampires aurait été offert à la Terre des Loups.

Pire, peut-être que son père serait encore enfermé dans un cachot.

Cependant, elle se faisait un devoir de lui cacher ce qu'elle ressentait vraiment. Il ne devait pas savoir qu'en dépit de sa présence à ses côtés, les quatre-vingt-dix-neuf années de guerre avaient fini de la briser.

— Il t'a l'air assez dévoué, observa-t-il. Soit c'est un gentil toutou comme on en croise rarement, soit il nous cache quelque chose... Je mènerai ma petite enquête.

La princesse ne répondit rien, comme si elle se moquait de ce qu'il disait. Elle ne tenait pas particulièrement à discuter de Duncan avec lui, de peur de se trahir. C'était déjà un miracle que l'ancien loup ait tenu parole, et ne lui ait rien dit de sa mésaventure sur le balcon...

— Tu as des nouvelles de Lalita ? l'interrogea-t-elle.

Il poussa un long soupir en se massant le front.

— Plus ou moins. Elle répond à mes lettres, mais je la sens assez froide.

Depuis quelques années, Daniel entretenait une relation ambigüe avec Lalita, une ancienne soldate du palais. Trois mois auparavant, elle avait décidé de s'éloigner du château. Elle avait demandé sa mutation en tant que capitaine de milice, au sein d'un territoire à des centaines de lieues de Mendoza. Cela avait provoqué une querelle entre elle et Daniel, qui refusait de quitter son poste.

— Tu sais que si tu veux partir, tu le peux, lui rappela Isabella.

Elle n'en pensait pas un mot, aussi égoïste que cela pouvait être...

— Hors de question. J'ai prêté serment pour te protéger et te servir, il...

Elle ne put réprimer un léger gloussement.

— À t'entendre, on dirait que nous sommes mariés.

Il leva les yeux au ciel, sans esquisser le moindre sourire.

— Je ne suis pas ton mari, mais ton ami, affirma-t-il avec un sérieux implacable. Jamais je ne t'abandonnerai.

La princesse cessa d'écrire pour soutenir son regard et son coeur se serra. Contrairement à lui, elle avait failli l'abandonner. Elle avait cru que comme tout le monde, il se porterait mieux si elle disparaissait, or serait-ce vraiment le cas ?

Une tache d'encre goutta sur sa feuille et elle reporta son attention dessus.

— Eh bien, tu es d'humeur solennelle, à ce que je vois...

Il ne dit rien pendant un long moment. Isabella se concentra sur ses documents, jusqu'à ce qu'il lance :

— Tu n'as pas prévu d'organiser une fête, cette semaine ?

Voilà plus de trois jours qu'aucune ne s'était tenue, ce qui relevait de l'exploit.

— Ce n'est pas au programme, non.

Étrangement, depuis ce qui s'était passé après la dernière, elle n'avait plus envie de jouer la comédie. Pas de cette manière, du moins.

— Pourquoi ? enchaîna-t-elle, afin de ne pas lui laisser le temps de la questionner. Ne me dis pas que ça te manque, je sais que tu détestais mes incroyables soirées...

Elle ne mit pas autant de malice dans sa réplique qu'elle l'aurait voulu.

— Pour rien, c'est simplement que je trouvais cela suspect, reconnut-il. Je croyais que ça te faisait du bien, donc je me dis que tu as peut-être trouvé une manière de... compenser ?

La princesse le transperça d'un regard noir. Il savait très bien que ces fêtes ne lui faisaient ni chaud ni froid, et qu'elle y participait en partie pour l'agacer.

Maintenant qu'elle y réfléchissait, elle se rendait compte qu'elle avait un peu trop baissé sa garde. D'habitude, elle ne se gênait pas pour le renvoyer balader dès qu'il lui posait la moindre question. Dans les moments où elle se sentait au plus mal, une part d'elle espérait qu'à force, il se lasserait et partirait rejoindre Lalita de l'autre côté du pays. Comme ça, il ne la regretterait pas si elle mourrait. Mais en même temps, quand tout allait à peu près bien, elle souhaitait aussi qu'il reste et ne la laisse jamais...

Au milieu de ces paradoxes, Isabella était perdue.

— Je ne vois pas ce que tu veux dire, rétorqua-t-elle. Maintenant laisse-moi tranquille, j'ai du travail.

Elle rassembla ses papiers et se leva avec énergie. Elle quitta la pièce, après avoir ordonné à Daniel de rester ici, puis fit de même avec la soldate restée dans le couloir. D'un pas vif, elle se dirigea en direction de l'aile est, où se trouvait le bureau de l'intendant du palais. En général, elle demandait à l'un de ses gardes de transmettre les documents à sa place, mais elle ressentait le besoin de faire quelque chose par elle-même.

Une multitude de courtisans croisèrent son chemin et s'empressèrent d'incliner la tête. Elle les ignora royalement, mais ralentit à l'approche du couloir où se tenaient les divertissements.

Certaines doubles portes étaient grandes ouvertes et donnaient sur des petits salons en tout genre. Des éclats de rire résonnaient et des jetons tintaient sur les tables de jeux. Isabella repéra le jeune homme que lui avait montré son père, celui qu'il soupçonnait d'entretenir une relation avec sa demi-soeur. Il paraissait tout à fait à son aise au milieu des autres mâles en redingotes, qui tenaient leurs cartes d'une main et leur verre rempli de sang d'une autre.

La princesse dépassa plusieurs salons du même acabit, jusqu'à s'arrêter au niveau d'un petit boudoir coloré. Martha Fegari y avait ses quartiers, appréciant de discuter avec des amis autour d'une tasse de thé sanglant. Elle se tenait délicatement assise sur le bord d'un canapé... sur lequel se trouvait également Duncan.

Son uniforme noir tranchait tant avec les tenues des autres courtisans que cela en devenait presque risible. Sa carrure était aussi plus imposante que les petites silhouettes menues de Martha et ses complices. Une tasse minuscule se perdait entre ses grandes mains, et il jetait des coups d'oeil partout autour de lui, pareil à s'il cherchait quelque chose, ou comme s'il était perdu. Un vrai éléphant dans un magasin de porcelaine, songea Isabella avec une pointe d'amusement.

Martha lui posait quelques questions de sa douce voix, ce qui semblait à la fois le rassurer et le gêner au plus haut point. Il bafouillait des réponses monosyllabiques, qui faisaient gentiment sourire les amis de la cheffe de clan. Heureusement, aucun d'eux n'était de tempérament moqueur, comme cela était le cas des joueurs de cartes dans les salons voisins.

Son Altesse prit soin de rester cachée derrière le chambranle de la porte, appréciant ce drôle de tableau. Elle finit par s'éloigner, mais lorsqu'elle tourna à l'angle du couloir, elle entendit quelqu'un la héler :

— Tout... Tout va bien ?

Elle pivota sur ses talons et découvrit Duncan, qui l'avait rattrapée.

— Je... Je vous ai vue passer, se justifia-t-il comme elle le fixait d'un air interrogatif. Je me suis dit que vous aviez peut-être besoin de quelque chose ou...

La sincère inquiétude qui miroitait dans son regard accomplit l'exploit de l'attendrir. Malgré elle, un très léger sourire étira ses lèvres.

— Vous êtes vraiment persuadé que je ne peux pas vivre sans vous, ne put-elle s'empêcher de le taquiner.

Gêné, il balbutia quelques mots et elle partit d'un petit rire. Par chance, personne ne se trouvait aux alentours.

— Je vais simplement apporter des documents à l'intendant du palais, l'informa-t-elle. Je n'ai pas pu résister à l'envie de vous espionner...

Son ton narquois fit mouche, car diverses émotions défilèrent sur le visage du garde. Isabella sourit un peu plus, avant d'être rattrapée par le doute. Flirter ainsi avec tout le monde était une manie qu'elle avait hérité de son père, néanmoins... Jamais les réactions de ceux qu'elle charmait ne lui faisaient un tel effet.

— Je vous laisse retourner jouer à la dînette avec Martha, reprit-elle en faisant un pas en arrière. De toute façon, nous nous retrouverons tout à l'heure, n'est-ce pas ?

Il acquiesça d'un hochement de tête dont la solennité l'amusa.

Elle se retourna et reprit sa route d'un pas plus lent, l'esprit quelque peu apaisé. Ses tourments ne tardèrent cependant pas à la rattraper.

Chaque jour, elle s'évertuait à dissuader quiconque de s'attacher à elle. Or en dépit de tout ce qu'elle faisait et de tout ce qu'elle était, Duncan se préoccupait toujours de son sort.

Pour le bien de l'ancien loup, elle aurait dû redoubler d'efforts afin qu'il ne ressente que du mépris à son égard. Elle ne devait lui inspirer rien d'autre que du dégoût. Elle le savait.

Alors pourquoi n'en avait-elle aucune envie ?

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