Chapitre 16 - Épidémie
— Ce sera tout, vous pouvez disposer. Dites à la prochaine candidate d'entrer, s'il vous plaît.
Les yeux de la pauvre dame s'emplirent de déception, tandis qu'Anya lui désignait la sortie de son bureau. Dès que la Neutre fut partie en traînant des pieds, Clark se tourna vers sa femme.
— Sans vouloir te vexer, je pense que tu es un peu dure, déclara-t-il avec une certaine réserve, comme s'il craignait sa réaction. Celle-ci n'était pas si terrible, non ?
— Elle était trop vieille, nous aurions été obligés de la remplacer d'ici cinq ans. Je ne veux pas que Marcus s'habitue à une gouvernante qui finira par abandonner son poste.
Quand elle avait décidé d'organiser des sélections pour recruter une femme capable de s'occuper de Marcus, elle ne s'était pas imaginé que cela serait si difficile. Clark avait déjà procédé à une sélection des candidatures, toutefois aucune ne lui convenait. Elle avait conscience de se montrer exigeante, mais comment aurait-elle pu faire preuve de laxisme à ce sujet ?
— De toute manière, je doute que nous trouvions quelqu'un qui acceptera de rester une dizaine d'années, avança le loup. Tôt ou tard, celle que nous choisirons décidera peut-être d'aller faire sa vie ailleurs.
Anya poussa un soupir. Si cela n'avait tenu qu'à elle, elle aurait embauché Laura, ou une autre de ses amies Neutres retrouvées. Malheureusement, toutes prétendaient qu'elles auraient eu l'impression d'être privilégiées par rapport aux autres. Rodolphe avait réussi à fédérer le groupe au point que tout le monde voulait y apporter son aide. Tous contribuaient à faire vivre leur collectivité de nomades, qui se déplaçait régulièrement afin d'éviter d'attirer l'attention. C'était la seule solution qu'Anya et eux avaient trouvée pour qu'ils conservent leur liberté.
— Je veux que nous engagions la personne parfaite, affirma-t-elle. Ce n'est quand même pas demander l'impossible.
Pourtant, la candidate suivante la fit sérieusement douter. Il s'agissait d'une jeune louve, qui avait apparemment déjà travaillé pour une grande famille de la Terre du Diamant. Quand elle se présenta face à Clark et Anya, cette dernière se sentit vite gagnée par la déception.
— Quel âge avaient les enfants dont vous vous occupiez ? s'enquit-elle en inspectant les documents qui accompagnaient sa candidature. Vos anciens employeurs n'ont pas jugé bon de l'inscrire sur leurs recommandations.
La demoiselle devait être âgée d'une trentaine d'années, voire moins. Une frange de cheveux noirs tombait devant ses yeux et ses lunettes rectangulaires. Sûrement devait-elle être impressionnée de rencontrer le futur Grand Alpha et sa femme, puisqu'elle ne cessait de tirer sur l'une de ses manches.
— Oh... Euh... Ils devaient avoir une dizaine d'années.
Ce manque de précision intrigua Anya, qui échangea un bref regard avec Clark. Par la Lune, lui en avait-elle trop demandé en le chargeant de trier les candidatures ? Il semblait s'être contenté d'éliminer les moins sérieuses, sans oser éteindre les espoirs des autres.
— Une dizaine d'années ? répéta Anya. Vous ne connaissez même pas l'âge exact des enfants dont vous aviez la charge ?
Cela ne pouvait que laisser présager de l'excellence pour la suite...
— C'est-à-dire que... Leurs parents étaient mes voisins. Ils me disaient de venir quand ils avaient besoin de s'absenter et je gardais les enfants pendant quelques heures. La mère était assez spéciale, elle ne parlait pas beaucoup et...
— Si je comprends bien, vous n'avez pas véritablement exercé en tant que gouvernante ? l'interrompit Anya. Vous rendiez juste service à... vos voisins ?
Elle crut que Clark avait compris de travers, alors elle relut rapidement la lettre de recommandation. Celle-ci prétendait bien que la jeune femme avait été employée pendant plus de quatre ans comme gouvernante.
— Ils faisaient quand même souvent appel à moi, se justifia la candidate. Je n'étais pas officiellement leur gouvernante, mais... Cela revient au même, non ?
Anya soupçonnait cette louve d'avoir voulu sauter sur l'occasion de travailler au palais. Sans doute avait-elle demandé à ses voisins de lui écrire un témoignage pour appuyer sa candidature. Peut-être qu'elle avait réellement de l'expérience avec les enfants, néanmoins pour tout ce qui concernait Marcus, Anya refusait de se permettre le moindre doute.
— Nous vous remercions d'être venue jusqu'ici, intervint Clark avant que la jeune femme ne se fasse renvoyer plus sèchement. Nous vous recontacterons si nous sommes intéressés.
Son amabilité ne parut pas tellement duper la concernée, qui s'inclina maladroitement et s'empressa de quitter la pièce.
— Si tu en as assez, je peux continuer tout seul, proposa le loup comme Anya déchirait rageusement la lettre de candidature. Tu peux aller vérifier si Rowan n'est pas en train de dévorer le goûter de Marcus à sa place...
Cette précaution n'aurait peut-être pas été de trop, puisque le meilleur ami de Clark avait développé une technique bien particulière pour encourager le louveteau à manger. Chaque fois que Marcus refusait d'avaler la cuillère qu'on lui présentait, Rowan en attrapait une autre et faisait mine de se délecter de la "délicieuse compote qui rend beau et fort comme tonton". À moins d'un an et demi, Anya ignorait si le petit comprenait vraiment les bêtises racontées par Rowan, mais ce dernier se vantait d'être efficace.
— Il ne reste plus que deux candidates, je devrais pouvoir tenir, marmonna-t-elle. Si elles sont aussi incompétentes que les précédentes, nous nous débrouillerons sans gouvernante.
Cela s'avérerait difficile, puisqu'à force de vouloir contrôler tout ce qui concernait Marcus, Anya était épuisée. Même si depuis cinq mois, le Grand Alpha n'avait pas recherché à s'en prendre au garçon, la louve peinait à baisser la garde. Clark se montrait encore plus méfiant et avec l'aide de Rowan, ils se débrouillaient pour que le louveteau ne soit jamais seul. À présent qu'il marchait, il fallait aussi s'assurer qu'il ne tente pas de faire des bêtises, ou de se blesser tout seul... Les trois loups arrivaient à dégager du temps afin de s'occuper de lui, mais certains devoirs de représentation, tels que des inaugurations ou des réceptions, les obligeaient parfois à s'éloigner.
Ce fut sans grande conviction qu'Anya appela l'avant-dernière candidate. Il s'agissait d'une Neutre âgée de vingt-cinq ans, prénommée Judith.
— Vous indiquez dans votre lettre que votre mère était elle-même gouvernante pour une famille de loups-garous, commença Clark d'un ton encourageant. Votre père était également précepteur. Avez-vous parfois eu l'occasion de les aider ?
— J'étais surtout amie avec les autres enfants de la famille. J'ai reçu la même instruction qu'eux et j'aidais les plus jeunes à revoir leurs leçons.
Elle s'exprimait d'une voix très douce et calme, qui fit bonne impression à Anya. Elle portait une robe d'un blanc cassé impeccable, mettant en valeur son teint rosé et ses longs cheveux châtains.
— Le travail de gouvernante pour un éventuel futur Grand Alpha exige beaucoup de sacrifices, intervint la louve. Son père et moi faisons tout pour être au maximum disponibles, mais vous devrez être amenée à vivre au palais de manière permanente. Seriez-vous prête à vous consacrer pleinement à cette tâche ?
Son intransigeance ne parut pas trop impressionner Judith, qui répondit sans détour :
— J'ai conscience de toutes les responsabilités que ce rôle implique. J'ai toujours su que je voulais m'occuper d'enfants et suivre le même chemin que mes parents. Si tout se passe bien avec le petit Marcus, je serais ravie de l'accompagner tant qu'il aura besoin de moi.
Pendant le reste de l'entretien, Anya chercha une quelconque faille chez la jeune Neutre, en vain. Elle lui apparaissait comme une personne suffisamment instruite et capable de s'adapter à toutes les situations. Sa douceur ne semblait pas feinte, ce qui rassurait la louve. Même si cette dernière tenait à ce que Marcus respecte certaines règles et limites, elle refusait d'engager quelqu'un qui s'emporterait trop méchamment contre lui.
L'ombre du Grand Alpha planait déjà sur eux, alors autant faire en sorte de ne pas inviter un second loup dans la bergerie.
— Il nous reste une dernière candidate à recevoir, conclut Anya lorsque Judith eut répondu à toutes leurs questions. Vous n'avez qu'à rester dans le couloir, nous reviendrons vers vous si nous vous choisissons.
La Neutre s'inclina et ne tarda pas à prendre congé. Clark et Anya n'attendirent même pas qu'elle fût complètement partie avant d'échanger un regard qui voulait tout dire.
— Ce sera elle, déclarèrent-ils en même temps.
Cela les fit éclater de rire et Anya songea que c'était peut-être la première fois qu'ils partageaient un avis commun.
Par respect pour l'ultime candidate, ils prirent le temps de la recevoir et de la questionner comme les autres. Hélas, elle se révéla aussi décevante que les précédentes et bien loin de Judith. Quand l'entretien arriva à son terme, Anya fut soulagée d'en avoir terminé. Elle espérait que l'heureuse élue satisferait leurs attentes, car elle ne voulait pas s'imposer un tel défilé de demoiselles une nouvelle fois.
— Je vais aller annoncer à Judith que nous la prenons pour une période d'essai, fit-elle en se levant de son siège. Nous pourrions aussi lui présenter Marcus, avant qu'elle ne rentre chez elle ?
Clark n'eut pas le temps d'approuver, puisque la porte du bureau s'ouvrit brusquement.
— Je vous en prie, ne vous gênez pas, ironisa Anya en voyant Rowan entrer comme dans un moulin. Que nous vaut une telle...
Elle s'interrompit en constatant qu'il affichait une mine bien trop sombre. Un frisson s'empara d'elle, alors qu'elle s'imaginait déjà le pire.
— Il est arrivé quelque chose à Marcus ?
Clark s'était également levé, inquiété par l'apparition de son ami.
— Il va très bien, rassurez-vous. Il est avec la tante Hilda, elle revient d'un voyage sur la Terre de l'Ambre.
Anya se détendit instantanément. La tante de Clark, bien qu'elle soit la soeur jumelle du Grand Alpha, faisait toujours preuve d'une grande gentillesse. Elle menait une vie d'artiste aux quatre coins du monde et adorait gâter le louveteau avec des cadeaux venus de toutes les meutes.
— Quel est le problème, alors ? insista Anya. Vous débarquez à l'improviste pour le plaisir d'inquiéter les autres ?
— C'est à propos de l'épidémie. Il semblerait que certaines personnes au palais soient touchées. Mon père m'a dit que le Grand Alpha n'arrêtait pas de tousser depuis ce matin.
Clark se figea, tandis que la louve restait interdite.
— Une épidémie ? De quoi parlez-vous ?
Elle n'avait pas passé les derniers jours dans une grotte, pourtant Rowan la dévisagea comme si c'était le cas.
— Cela doit faire au moins deux semaines que des personnes tombent malades dans le village. Vous n'en avez pas entendu parler ?
Anya secoua la tête. Elle passait ses journées à s'occuper de Marcus, superviser l'organisation des prochaines réceptions au palais, et répondre aux lettres de Rodolphe et Laura. Cela ne laissait pas beaucoup de temps pour se tenir au courant de toutes les nouvelles provenant de l'extérieur.
— Ce n'est pas une maladie très grave, précisa Clark avant qu'elle ne s'affole. C'est une forme de grippe qui avait déjà touché la Terre du Topaze il y a quelques années. Les adultes se remettent rapidement, mais si les enfants sont atteints, leur état peut empirer.
— Nous ne pensions pas que le palais serait concerné, mais des domestiques ont dû tomber malades en sortant au village, enchaîna Rowan. Il faut que nous fassions attention à Marcus dès à présent, en le laissant dans sa chambre autant que possible.
La louve se mit à tirer sur l'un de ses bracelets. Si elle devait sans cesse se demander si quelqu'un risquait de contaminer son fils, elle allait devenir folle. D'autant plus qu'elle-même, ou Clark, pouvaient attraper la maladie et la lui transmettre sans en avoir conscience.
— Marcus et moi allons partir chez mes parents, décréta-t-elle au terme d'une courte réflexion. Cela fait déjà un moment qu'ils veulent que le petit vienne un peu sur la Terre du Saphir, ce sera l'occasion de leur faire plaisir.
Jusque-là, elle n'avait pu exaucer le voeu de Charlotta et Ingvar, puisque le Grand Alpha refusait que son petit-fils quitte le palais. À présent qu'une épidémie risquait de contaminer un potentiel héritier, tous les arguments seraient du côté d'Anya et personne n'irait lui reprocher quoi que ce soit.
— Si vous attrapez la maladie avant de partir, vous risquez de contaminer vos parents, la prévint Rowan. Et le Grand Alpha ne voudra jamais que...
— Le voyage jusqu'à la Terre du Saphir ne s'effectue pas en deux jours, répliqua-t-elle. J'aurai le temps de savoir avant notre arrivée si Marcus ou moi sommes contaminés. Quant au Grand Alpha, je me moque de son avis. Ses conseillers approuveront ma volonté de protéger Marcus face à un tel cas de force majeure.
Le fils du capitaine ne parut pas convaincu et se tourna vers son ami. Anya s'attendit à ce que Clark émette quelques réserves, or ce fut tout l'inverse :
— Anya a raison. Si ses parents sont d'accord pour la recevoir, elle ira sur la Terre du Saphir avec Marcus. Tu n'auras qu'à les accompagner, Rowan.
Le loup n'aurait pas affiché une meilleure mine si Clark l'avait envoyé à l'échafaud.
— Moi ? couina-t-il. Mais pourquoi ? Je préfère rester ici avec toi et...
— Je n'aurai pas besoin de lui, renchérit Anya. Des gardes n'auront qu'à nous escorter et tout se passera bien.
Elle préférait passer le voyage en compagnie d'un bébé grognon et de soldats muets plutôt qu'avec Rowan. Il l'assommerait de mille et une remarques taquines et immatures, lui gâchant ainsi son retour chez elle.
— J'aimerais mieux te savoir avec lui, avança Clark. Mon père va forcément vouloir t'imposer des soldats qui épieront tous tes faits et gestes. Si tu pars avec Rowan dans un carrosse discret, toi et Marcus serez plus tranquilles.
Sa douceur et sa prévenance lui ôtèrent tout courage de répliquer. Il n'en fut cependant pas de même pour Rowan :
— Tu n'as qu'à partir avec elle. Ça te fera une sortie et vous pourrez vous occuper de Marcus tous les deux. Tu ne vas pas passer des semaines sans le voir !
Depuis que le louveteau était né, Anya et Clark n'avaient effectué aucun voyage en-dehors de la Terre du Diamant. Chacun avait préféré rester auprès du petit, qu'ils jugeaient trop jeune pour s'aventurer au loin. Désormais, son premier long périple semblait se profiler.
— Si mon père est malade, je dois rester au palais pour m'occuper de ses affaires. Je suis sûr qu'à tous les coups, il va être d'une humeur exécrable et maudira les domestiques qui l'ont contaminé...
— Raison de plus pour que je reste ! s'entêta son ami. Imagine qu'il décide de passer ses nerfs sur toi.
Clark soupira et jeta un bref coup d'oeil à Anya. Un certain malaise paraissait s'emparer de lui chaque fois que la violence du Grand Alpha était mise sur le tapis.
— Il risque d'être cloué au lit, alors il ne me fera rien, assura-t-il. Je vais aller voir quelle procédure ton père souhaite mettre en place pour limiter la propagation de l'épidémie. En attendant, préparez-vous à partir demain.
La louve n'eut pas le coeur de répliquer, trop heureuse de se mettre en route pour sa région natale. Rowan risquait de lui gâcher le trajet, mais une fois arrivée chez elle, elle aurait tôt fait de l'oublier.
— Vous ne pourrez pas dire que je vous ai imposé ma présence, commenta-t-il quand Clark fut parti.
La perspective de se retrouver avec elle ne semblait guère l'enchanter, et Anya se surprit à en être vexée. Même si leurs rapports s'étaient fait plus cordiaux au cours des derniers mois, on ne pouvait pas dire qu'ils appréciaient leur compagnie réciproque. Toutefois, la louve aurait voulu être celle qui détestait le plus l'autre, aussi puérile que fût cette pensée.
— Au moins, j'aurais quelqu'un pour m'aider à changer les couches du petit, lui lança-t-elle avec une once de provocation.
Rowan répondit par une grimace exagérée, qui se transforma rapidement en sourire complice. Ayant de nombreuses choses à préparer – et une Judith à engager – Anya ne tarda pas à le quitter.
Cette histoire d'épidémie avait beau l'inquiéter, elle lui permettrait au moins une chose : retrouver sa maison.
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