Chapitre 15 - Un loup qui rôde
Rowan rayonnait.
Jamais il n'aurait cru qu'un petit être incapable de manger seul, de tenir une conversation, ou de changer lui-même sa couche, puisse embellir sa vie à ce point. En seulement un an d'existence, Marcus avait réglé presque tous ses problèmes.
D'après les dires de Clark, son père ne s'en prenait plus du tout à lui. Rowan avait d'abord eu du mal à le croire, mais au fil des mois, il avait remarqué que son ami semblait effectivement aller de mieux en mieux. Arthur devait estimer que son fils avait accompli son devoir, en engendrant un potentiel héritier à son titre. Il aurait certes préféré qu'il ne se sépare pas de sa femme, or pour le moment, le Grand Alpha acceptait la situation.
Marcus avait également accompli l'exploit de rendre Anya beaucoup moins horripilante. Rowan n'aurait pas été jusqu'à dire qu'elle s'était adoucie – cela aurait été trop exagéré – toutefois elle se montrait un peu plus agréable qu'auparavant. Elle laissait Clark s'occuper de leur fils autant qu'il le voulait, sans jamais émettre de remarques désobligeantes.
Rowan devait bien admettre qu'au fond, la louve n'avait pas eu tort en affirmant que sa séparation avec Clark n'affecterait personne. Il pensait toujours que Clark aurait dû connaître un véritable amour, mais celui-ci paraissait au moins très heureux dans son rôle de père.
Et pour sa part, Rowan adorait jouer les tontons. Il ne ratait pas une occasion de rendre visite à Marcus, comme en ce jour où il errait sans savoir quoi faire. Il prit la direction de la salle de jeux du petit garçon, située au même étage que les bureaux de ses parents. Quand il s'approcha de la porte entrouverte, des échos de voix agressèrent ses oreilles :
— C'est la dernière fois que vous mettez les pieds ici, sortez immédiatement !
Rowan se figea. Les seules fois où il avait entendu Anya s'emporter ainsi, c'était à l'occasion de leurs disputes. Contre qui pouvait-elle bien être en colère ?
— Nous sommes dans mon palais et il s'agit de mon petit-fils. Vous n'avez aucun ordre à me donner !
Le sang du jeune loup ne fit qu'un tour. Arthur, évidemment.
— Dans ce cas, c'est moi qui m'en vais ! répliqua Anya. Marcus et moi partons sur la Terre du Saphir, il est hors de question qu'il continue à vivre sous votre toit et... Lâchez-moi !
Elle poussa une exclamation et Rowan fit irruption dans la pièce. Quand il le vit, Arthur libéra aussitôt le poignet d'Anya. Celle-ci se pencha pour attraper Marcus, qui pleurait sur son tapis de jeux.
— Puis-je savoir ce qui se passe ? s'enquit le jeune homme avec une certaine tension.
Sa question s'adressait surtout à Anya, toute tremblante de rage. Arthur se fit cependant une joie de la devancer :
— Rien du tout, il y a eu un simple malentendu et...
— J'ai entendu Marcus pleurer et quand je suis entrée, il était en train de le pincer ! le coupa la louve. Son bras est tout rouge, regardez.
— Il s'est fait ça tout seul ! se défendit le Grand Alpha. Justement, je voulais juste voir ce qu'il avait, vous n'êtes qu'une folle et une sale menteuse !
Anya secoua la tête, visiblement à deux doigts d'exploser. Rowan serrait tellement les poings qu'il ne les sentait même plus.
— Sortez sur-le-champ, ordonna-t-il à Arthur. Si madame du Saphir dit que vous avez fait du mal à son fils, alors je la crois.
Il se surprenait à ne même pas en être vraiment surpris. Avec tout ce qu'il avait fait endurer à Clark, il aurait été étonnant qu'Arthur ne perpétue pas la tradition avec Marcus. Il avait bêtement espéré que le dirigeant ait abandonné son besoin de violence, or il était irrémédiablement ancré en lui.
— Vous oubliez tous les deux que ce n'est pas vous qui commandez ! persifla Arthur. Si cette garce du Saphir continue à faire des siennes, je l'exilerai là où elle ne verra plus jamais mon petit-fils !
Il fila vers la porte et Rowan résista à l'envie de le projeter contre un mur. Il s'en abstint, sachant très bien que cela envenimerait les choses. Et accessoirement, le Grand Alpha devait être un peu plus fort que lui.
À peine Arthur fut-il parti qu'une domestique apparut dans l'embrasure, l'air penaud.
— Vous ! s'exclama Anya en la fusillant du regard. Je vous avais dit de ne jamais vous éloigner de Marcus pendant mon absence, où étiez-vous passée ?
Il émanait d'elle une colère brûlante, encore plus vive que lors de ses disputes avec Rowan. Ce dernier n'osait piper mot, abasourdi par une telle fureur.
— Je... Monsieur le Grand Alpha a dit qu'il voulait passer un moment avec lui, bredouilla la pauvre femme. Je ne pensais pas que vous seriez contre et...
— Quand je dis de ne jamais vous éloigner de mon fils, cela n'inclut aucune exception ! trancha Anya. Vous me présenterez votre démission d'ici ce soir, je ne veux plus jamais vous revoir au palais !
La domestique se recroquevilla sur elle-même et des larmes affluèrent à ses yeux.
— Mais ma... Madame, je ne...
— Partez ! Vous en avez assez fait comme ça.
Rowan savait ô combien la femme de Clark pouvait se montrer dure, mais il n'aurait pas pensé qu'elle puisse s'adresser ainsi à un membre du personnel. La concernée ne tarda pas à s'enfuir en courant.
Comme Marcus pleurait, Anya fit le tour de la pièce en le secouant doucement. Elle lui murmura des mots que le loup n'entendit pas, et qui finirent par calmer le petit garçon. Néanmoins, même quand ses pleurs cessèrent, sa mère continua de faire les cent pas.
Au bout d'un moment, Rowan s'apprêta à dire quelque chose, lorsqu'elle rompit le silence en premier :
— Je... Je vous jure que je ne mens pas. Il était vraiment en train de le pincer, je suis restée quelques instants figée devant la porte tellement je n'y croyais pas, mais je l'ai vu serrer de plus en plus fort pour faire crier Marcus et...
— Je vous crois, ne vous inquiétez pas.
Elle avait parlé avec tant d'empressement et d'émotion dans la voix qu'il avait à peine compris ses mots. Il ne lui fallait toutefois aucun dessin pour savoir ce dont Arthur était capable.
— Je... Je vais rentrer sur la Terre du Saphir, bredouilla-t-elle à toute vitesse. Je ne veux plus que Marcus vive sous le même toit que lui. S'il commence à lui faire du mal à cet âge, qu'en sera-t-il quand il sera plus grand ?
Elle gardait les yeux baissés au sol, cependant Rowan avait compris qu'elle pleurait. Le jeune loup mourait d'envie d'aller massacrer Arthur et de l'envoyer brûler dans une cheminée.
— Vous savez très bien que vous ne pouvez pas partir, déclara-t-il à contrecoeur. Ce serait considéré comme un enlèvement et...
— Je m'en fiche. Plutôt vivre comme une fugitive que de laisser Marcus avec ce monstre.
Rowan ne chercha pas à répliquer. Il ne comprenait que trop bien ce qu'elle ressentait et savait que pour le moment, rien ne parviendrait à la raisonner. Il ne comptait plus le nombre de fois où il avait imaginé des plans d'évasion afin de sauver Clark. Sachant que le lien qui unissait Marcus et Anya était encore plus fort que celui qu'il partageait avec son ami, il supposait que sa rage et son désarroi s'en voyaient décuplés.
— Nous allons trouver une solution, affirma-t-il avec un calme qu'il n'éprouvait pas. Je resterai auprès du petit quand Clark et vous ne serez pas disponibles. C'était déjà ce que nous avions prévu avant sa naissance, mais comme Arthur ne paraissait plus si agressif...
Il se trouvait à présent fort stupide d'avoir pu croire que le Grand Alpha cesserait de leur faire du mal. Un meurtrier restait un meurtrier. Après avoir tué sa femme et battu son fils pendant des années, Arthur était largement capable de s'en prendre à son petit-fils.
— Je n'aurais pas dû parler ainsi à cette domestique, murmura Anya en reniflant. C'était à moi d'être là pour Marcus, pas à elle et...
— J'irai lui dire qu'elle n'est pas renvoyée, l'interrompit-il doucement. Vous aviez simplement besoin de libérer votre colère sur quelqu'un, je suis bien placé pour savoir que c'est votre manière de fonctionner...
Elle leva un court instant ses yeux tristes vers lui et il esquissa un sourire. Néanmoins, même pour lui qui détestait prendre les choses au sérieux, la situation ne se prêtait absolument pas à la badinerie.
— Il aurait été capable de me frapper si vous n'étiez pas arrivé, se navra-t-elle. Je ne sais pas comment Clark a pu survivre tant d'années avec ce fou furieux.
À la place de son ami, Rowan serait mort depuis longtemps. Même s'il ne pouvait s'empêcher de protéger Clark, celui-ci détenait une force incroyable. Le futur Grand Alpha se croyait faible et "abîmé", or il se trompait cruellement.
— Je vais aller lui en parler, décréta Rowan en s'éloignant vers le couloir. Restez avec le petit, je demanderai au premier soldat que je croiserai de ne pas vous laisser seule.
Il n'oubliait pas que la dernière fois qu'une mère avait découvert les agissements d'Arthur, elle était morte quelques minutes plus tard.
Anya acquiesça et se posa sur un fauteuil, Marcus fermement tenu contre elle. Plus il grandissait, plus le louveteau ressemblait à son père. Mêmes cheveux d'un brun très sombre, mêmes yeux si clairs... Rowan ne le laisserait cependant pas connaître la même enfance que Clark.
Quand il sortit de la salle de jeux, il trouva quelques domestiques attroupés dans le couloir. Sûrement avaient-ils été alarmés par les cris d'Arthur et Anya, ou par la fuite de la pauvre jeune fille renvoyée.
— Circulez, il n'y a rien à voir, marmonna-t-il en se frayant un chemin parmi les curieux.
Il chercha du regard un quelconque garde et dès qu'il en trouva un, lui ordonna de ne jamais quitter Marcus et Anya.
— Même si le Grand Alpha te demande de partir, tu ne les laisses pas seuls, est-ce clair ?
Rowan n'ignorait pas la difficulté de respecter cet ordre, toutefois le soldat s'empressa de hocher la tête. Cela attisa la curiosité des domestiques, qui ne manqueraient pas de s'imaginer des choses. Et tant mieux, songea le loup. Peut-être n'iraient-ils jamais jusqu'à croire que leur cher Grand Alpha pouvait se montrer violent, mais au moins, cela éveillerait leur méfiance.
Il se mit ensuite en quête de son ami, qu'il finit par trouver deux étages plus haut, à l'angle d'un couloir. Au vu de ses bras chargés de documents, Rowan devina qu'il croulait encore sous le travail.
— Tu as l'air d'avoir vu un fantôme, s'inquiéta Clark en fronçant les sourcils. Tout va bien ?
Rowan lui suggéra de discuter à l'abri des oreilles indiscrètes, ce qui parut l'interpeller davantage. Ils s'engouffrèrent dans la première pièce venue, qui se trouvait être une vieille remise garnie de bibelots poussiéreux. Quand le jeune homme commença son récit, il n'osa d'abord regarder Clark dans les yeux. Il détestait lui infliger une telle peine et des raisons supplémentaires de se faire du souci, mais il ne pouvait pas le laisser dans l'ignorance. Leur période de répit n'avait duré qu'un an, et ils devaient déjà recommencer à vivre dans la peur.
— En attendant, j'ai demandé à un garde de surveiller Anya et Marcus, conclut-il au terme de douloureuses explications. De toute façon, je ne pense pas que ton père retentera quelque chose aujourd'hui.
Comme le futur dirigeant restait silencieux, Rowan se désintéressa de la vieille horloge qu'il fixait. Il s'attendit à ce que Clark témoigne de la même rage douloureuse que sa femme, cependant il affichait un calme on ne peut plus étrange.
— Clark ? l'interpella-t-il, déconcerté par cette absence de réaction.
Jamais il ne l'avait vu si stoïque, au point qu'il en devenait presque inquiétant. Si la situation avait été moins grave, Rowan aurait agité une main devant ses yeux pour vérifier qu'il était toujours avec lui.
— Je te remercie d'être intervenu et de m'avoir mis au courant, déclara finalement le loup. Je vais me débrouiller pour que Marcus soit toujours sous surveillance, nous n'aurions pas dû baisser la garde.
Son ton se faisait lointain, pareil à s'il cherchait à mettre une distance entre lui et ses émotions. Rowan voulut dire quelque chose pour le réconforter, mais Clark enchaîna :
— Qu'a-t-il dit à Anya, exactement ?
— Qu'il allait la renvoyer si elle continuait à faire des siennes, ou quelque chose comme ça.
Il préférait éluder le fait qu'Arthur l'ait traitée de "garce du Saphir".
— Garde un oeil sur elle et veille à ce qu'elle ne se retrouve jamais seule avec mon père. Je vais voir ce que je peux faire.
Il dirigea sa main vers la poignée de la porte et Rowan l'arrêta :
— Attends, qu'est-ce que tu veux faire ? Tu sais très bien que ton père se défoulera sur toi si tu lui parles de Marcus et...
— Je sais surtout que la dernière fois que quelqu'un a découvert ce qu'il faisait, il l'a envoyée se fracasser le crâne dans les escaliers. Tu veux vraiment que ça se reproduise ?
Rowan cilla. Jamais, au grand jamais, il ne l'avait entendu évoquer la mort de sa mère si franchement. Il se doutait bien sûr que ce souvenir devait le hanter, ne serait-ce que chaque fois qu'il voyait des escaliers.
Pourtant, cela faisait des années que Clark n'avait pas fait allusion à Mina.
— Je refuse de voir les mêmes histoires se répéter, ajouta-t-il avec une rudesse qui ne lui ressemblait pas. Je trouverai une solution pour tenir Marcus éloigné de mon père, il ne...
— Comment comptes-tu t'y prendre ? Cela retombera forcément sur toi, tu en as déjà assez supporté comme ça.
Rowan ne voyait qu'une seule solution : la fuite. Il nourrissait cette idée depuis son enfance et regrettait toujours que son ami n'adhère pas à ses projets. Il s'agissait de leur unique moyen d'échapper à Arthur.
— Mon père ne nous gâchera pas la vie éternellement, se contenta de répondre Clark.
Et avant que Rowan puisse lui poser la moindre question, il quitta la pièce et claqua la porte.
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