« Chère Anya,
J'ai réussi à trouver les GAnts Bleus oRnés de boutons IvoirE et bLancs. Je suis d'accord pour vous retrouver aux alentours de quinze heures, le jour de la pleine lune. Je vous y apporterai les gants, ainsi que la robe LAvende maUve et son chapeau Rose et Argent.
En vous remerciant,
Rodolphe »
Rarement Anya avait attendu une pleine lune avec tant d'impatience. Depuis que Rodolphe lui avait confirmé avoir retrouvé Laura, elle ne pensait qu'au moment de leurs retrouvailles. La jeune Neutre avait été achetée auprès d'un immortel du clan Song, sur la Terre des Vampires. Même si Rodolphe avait assuré qu'elle allait bien, Anya ne pouvait s'empêcher d'être inquiète.
Le Neutre avait profité de son passage au royaume des vampires pour venir en aide à Gabriel, un autre homme en difficulté. Cela l'avait empêché de fixer une date pour qu'Anya et Laura puissent se revoir, mais désormais, elles savaient quand elles se retrouveraient.
— Est-ce que cela t'embête si je sors avec Marcus cet après-midi ? demanda-t-elle à Clark lorsque le jour tant attendu arriva enfin.
Son père avait dû lui assigner une corvée de rangement, puisqu'il se trouvait dans un vieux local rempli de documents et de pochettes en carton.
— Bien sûr que non, assura-t-il en reculant face à de la poussière. Il fait beau aujourd'hui, tu as raison de le promener un peu. J'aurais bien aimé venir avec vous, mais je dois être présent pour une réunion avec les ambassadeurs...
Son air navré et déçu serrèrent le coeur d'Anya, qui se sentit coupable. Elle savait pertinemment que Clark avait des obligations ce jour-là et s'en était servie pour donner rendez-vous à Rodolphe. Elle pourrait ainsi présenter Marcus à Laura, sans que le loup ne se doute de quoi que ce soit.
— Nous pourrons prévoir une autre sortie en fin de semaine, proposa-t-elle. Je vais simplement faire un tour au village, nous n'aurons qu'à aller dans les bois une prochaine fois.
— C'est une bonne idée. Pense juste à prendre des gardes avec toi quand tu sortiras.
La louve acquiesça, bien qu'elle n'eût aucune intention de suivre son conseil.
En début d'après-midi, elle installa Marcus dans une poussette et se mit en route pour le village. La nacelle était orientée de façon à ce qu'elle puisse voir son louveteau, qui agitait ses petites mains vers elle. À désormais trois mois, il ne lui paraissait plus aussi fragile qu'autrefois. Il grandissait de jour en jour et ne présentait aucun signe d'un quelconque manque ou retard. Charlotta avait beau répéter qu'il était le portrait d'Anya lorsqu'elle était bébé, il fallait admettre qu'il ressemblait davantage à Clark. Ses cheveux tiraient sur le brun et ses yeux avaient l'air du même bleu transparent que celui de son père.
Ces similitudes rassuraient Arthur, dont l'attitude se voyait quelque peu adoucie. Sûrement avait-il craint que pour une raison ou pour une autre, Marcus ne soit pas son petit-fils. Il ne pouvait désormais plus s'encombrer du moindre doute.
Lorsqu'elle dépassa les grilles du palais, un soldat vint à la rencontre d'Anya. Il ne lui laissa même pas le temps d'ouvrir la bouche et déclara :
— Je vais faire venir quelqu'un pour vous accompagner. Vous ne pouvez pas sortir seule.
— J'ai juste l'intention d'aller faire une petite promenade dans l'Ancien Quartier. Des soldats sont à tous les coins de rue, je ne risque rien.
Quand bien même quelqu'un la reconnaîtrait – ce qui arrivait quelques fois – il s'agirait seulement de riches loups-garous habitués à être invités au château. Ils seraient suffisamment aimables et distingués pour lui dire un ou deux mots, sans chercher à l'importuner.
— Une escorte doit accompagner monsieur Marcus où qu'il se rende, affirma le garde. Vous ne pouvez pas l'emmener sans que quelqu'un ne soit présent avec vous.
— Mais je lui sers d'escorte, répliqua-t-elle. Il n'a pas besoin que...
Au regard gêné du soldat, elle comprit ce qu'il cherchait réellement à lui dire. En tant que "pièce rapportée" de la famille du Grand Alpha, elle ne pouvait pas faire ce qu'elle voulait du potentiel héritier au titre. Si elle disparaissait dans la nature avec lui, peut-être que la Terre des Loups se retrouverait un jour sans dirigeant.
Clark ne lui ayant jamais touché un mot de cette stupide règle, elle devina que l'idée venait d'Arthur. Ou de l'un de ses maudits ancêtres. Cela finit de la mettre en colère.
— Futur Grand Alpha ou non, je reste la mère de Marcus et je n'ai de comptes à rendre à personne. Si votre Grand Alpha a peur que j'emmène son petit-fils loin de lui, il devrait d'abord s'interroger sur l'origine de cette crainte.
Et sur ces paroles tranchantes, elle dépassa les grilles d'un pas décidé. Elle redouta d'entendre le garde la rattraper et la blâmer pour son insolence envers le dirigeant, or personne ne la suivit. Elle se sentit fière de sa repartie pendant quelques minutes, avant d'être rattrapée par les regrets.
Si le soldat allait rapporter ses propos au Grand Alpha, il se douterait sûrement que Clark lui avait raconté ce qu'il subissait. Peut-être l'avait-il déjà deviné, mais dans le doute... Que se passerait-il si elle attirait de nouveaux problèmes à son mari ? Déjà qu'elle se sentait coupable de ne pas pouvoir lui offrir la relation qu'il méritait, elle refusait d'être la cause d'autres tourments.
Elle rumina ses pensées pendant le bref trajet qui la séparait de son lieu de rendez-vous. Rodolphe et elle avaient opté pour une ruelle calme, où seul un magasin de matériaux d'art attirait quelques visiteurs. Les autres passants étaient des habitants des hautes bâtisses en pierre blanche, au prix exorbitant. Des soldats surveillaient ce quartier de privilégiés, ce qui le rendait parfaitement sûr pour Marcus. Personne n'irait les embêter ici, encore moins en plein jour.
Comme elle était un peu en avance, Anya se posta près d'un mur et attendit l'arrivée des Neutres. Respirer un autre air que celui du palais lui fit du bien, même si elle aurait préféré se rendre en pleine nature, plutôt que dans ce village. Ses transformations en louve l'avaient aidée à se remettre de sa fatigue, toutefois elle n'était pas encore remontée à cheval. Elle préférait attendre que Marcus soit un peu plus grand, avant de le laisser seul pendant de longues heures.
Une certaine appréhension s'empara d'elle, alors que les aiguilles de sa montre se rapprochaient de quinze heures. Voilà quatre ans que Laura et elle ne s'étaient pas vues. Dans quel état allait-elle retrouver son amie ? Peut-être que ses années passées à servir un vampire l'avaient marquée jusqu'aux os et qu'elle serait méconnaissable. Peut-être aurait-elle du mal à...
— Anya ?
L'interpellée se retourna. Pendant longtemps, elle avait cru ne jamais réentendre cette voix. Pourtant, Laura se tenait bien face à elle, fidèle aux images qui subsistaient dans sa mémoire.
— J'étais sûre de ne jamais te revoir ! s'exclama la Neutre en lui sautant au cou.
Anya répondit à son étreinte avec un temps de retard, encore sous le choc. Elle avait beau s'être préparée à ces retrouvailles, elle n'avait pu écarter l'éventualité que Rodolphe n'ait pas acheté la bonne Laura.
— Moi aussi, je... Je ne savais même pas si tu étais toujours en vie ou... Si tu étais peut-être devenue une vampire.
Une certaine émotion gagnait la louve et elle devait prendre sur elle pour ne pas pleurer. Quand la Neutre s'écarta, elle prit le temps de l'observer plus attentivement. À bien y regarder, le teint de son visage ovale, encadré par ses longs cheveux blonds, se faisait plus maladif que dans ses souvenirs. Sa maigre robe beige dévoilait des os saillants et des croûtes rouges marquaient sa peau.
— C'est ton ancien propriétaire qui t'a fait ça ? s'inquiéta Anya en fixant ses bras.
Laura y jeta un coup d'oeil et secoua vivement la tête.
— Oh non, ne t'inquiète pas ! Je suis juste tombée en descendant de la charrette que nous avons empruntée avec Rodolphe. Heureusement qu'il était là pour m'aider à me relever !
Elle se tourna vers le Neutre, qu'Anya n'avait pas encore remarqué. Ils se saluèrent, avant que Laura ne reprenne avec entrain :
— Parlons plutôt de toi ! Tu t'es vraiment mariée avec le fils du Grand Alpha ? Quand j'étais sur la Terre des Vampires, j'ai entendu dire qu'il avait choisi une louve du Saphir, mais je ne pensais pas que c'était toi ! Et tu as vraiment eu un bébé aussi ?
Elle s'intéressa à la poussette, où le louveteau roupillait sans se préoccuper de ce qui l'entourait.
— Il est tellement mignon ! Rodolphe m'a dit qu'il s'appelait Marcus, c'est ça ? Tu avais toujours dit que si tu avais un garçon, tu l'appellerais comme ça. Et Freya pour une fille !
Voir son amie afficher un tel enthousiasme rassurait Anya, toutefois elle préférait d'abord que Laura lui parle d'elle.
— Votre voyage s'est bien passé ? Rodolphe m'a dit qu'il avait eu du mal à convaincre ton propriétaire de le laisser t'acheter. Vous n'avez pas eu d'autres difficultés ?
Elle parlait à voix basse, puisque des badauds ralentissaient lorsqu'ils passaient devant leur petit groupe.
— Non, hormis ma stupide chute, tout s'est passé pour le mieux. Rodolphe a aussi pu récupérer Gabriel, mais il a préféré rester à l'auberge. Le pauvre est tellement éprouvé par ce que lui faisait son vampire qu'il n'ose même plus sortir...
Anya savait en effet que la situation du Neutre en question était très alarmante. Cela l'avait poussée à autoriser Rodolphe à s'enfuir avec lui, afin de mettre un terme à son calvaire.
— Et toi, tu es sûre que ça va ? Que t'est-il arrivé après ta disparition, exactement ?
La louve s'était tellement imaginé mille scénarios qu'il lui tardait d'entendre la vérité, même si elle la redoutait.
— Des ravisseurs de Neutres m'ont enlevée et m'ont emmenée sur la Terre de l'Émeraude, révéla Laura en baissant les yeux. Je ne sais pas combien de temps nous y sommes restés, mais nous avons fini par rejoindre la Terre des Vampires. J'y ai été vendue à un couple d'immortels et j'ai passé les quatre dernières années auprès d'eux.
— J'espère qu'ils n'étaient pas trop horribles...
Lorsqu'il s'agissait des vampires, il ne fallait jamais s'attendre à des modèles de bonté.
— Non, j'aurais largement pu tomber sur pire, affirma la Neutre. J'avais simplement du mal à tenir le coup lorsqu'ils me prenaient trop de sang, mais les Fortifiants m'aidaient bien. Autrement, ils ne me faisaient rien de très méchant.
Anya la soupçonna de ne pas tout dire, cependant il était encore trop tôt pour l'interroger davantage.
— Nous avons vraiment tout fait pour te retrouver, déclara la louve. Notre monde est tellement corrompu par les vampires que c'était presque impossible, les soldats abandonnaient toujours au bout de quelques mois...
Elle se tourna vers Rodolphe en prononçant ces mots, infiniment reconnaissante envers lui. Au terme d'une année de recherches, il avait réussi là où tout le monde avait échoué. Sans parler des autres Neutres qu'il aidait à sauver.
— Rodolphe m'a raconté tout ce que vous faites pour nous ! C'est une très bonne idée de libérer tous les...
— Parle un peu moins fort, l'interrompit Rodolphe, sans toutefois la réprimander. Justement, je crains que nous devions repenser notre mode de fonctionnement. J'ai reçu des nouvelles du groupe qui vit sur la Terre du Saphir et d'après Erik, certaines personnes commencent à se douter de quelque chose. Tant de Neutres qui vivent dans une si grande maison paraît suspect.
Anya s'était déjà doutée qu'ils ne pourraient pas bâtir un "havre de paix" sans attirer l'attention. Elle ignorait cependant quoi faire pour les maintenir en sécurité.
— Je vais déjà essayer d'embaucher Laura au palais. Je ne peux malheureusement pas faire ça pour tout le monde et...
— Si tu ne peux pas le faire pour les autres, alors je veux être avec eux, intervint la Neutre. Je refuse d'être une privilégiée.
La louve avait déjà pensé à employer les Neutres de sa connaissance au château, afin de les garder auprès d'elle, or cela aurait fini par attirer l'attention du Grand Alpha.
— Tu as déjà assez souffert comme ça, insista Anya. Nous avons été séparées pendant quatre ans, je...
— Je n'ai pas plus souffert que certains. L'ancien propriétaire de Gabriel le battait pour un oui ou pour un non. Il le vidait presque entièrement de son sang quand l'envie lui prenait et beaucoup d'autres Neutres vivent dans la même situation. Si je peux aider votre groupe à se développer, je le ferai. Cela ne nous empêchera pas de nous voir aussi souvent que possible.
Anya comprenait son point de vue, toutefois elle peinait à l'accepter. Elle essaya de convaincre son amie, qui finit par changer de sujet :
— Je n'en reviens pas que tu sois mariée avec le futur Grand Alpha ! Comment vous êtes-vous rencontrés ?
— Oh, eh bien... C'était un mariage arrangé, donc nous nous sommes rencontrés au château une semaine avant la cérémonie.
Laura se décomposa. Visiblement, cette possibilité ne lui avait pas effleuré l'esprit.
— Mais... Mais pourquoi as-tu fait ça ? Tes parents ne t'y ont pas obligée, si ? Ils auraient préféré mourir plutôt que de vivre loin de toi !
Cette réalité frappa Anya comme une claque. Elle avait déjà conscience de leur avoir causé de la peine en partant sur la Terre du Diamant, mais les mots de Laura lui firent l'effet d'un coup de massue.
— Je... Je ne pouvais plus rester sans rien faire alors que les Neutres du monde entier souffrent dans l'indifférence. Quand j'ai appris que j'avais l'occasion d'épouser le futur Grand Alpha, je ne pouvais pas refuser. Seuls les gens haut placés peuvent faire évoluer les choses, alors...
Elle ne termina pas sa phrase, espérant que son amie comprendrait.
— Est-ce que le fils du Grand Alpha te traite bien ? J'espère au moins que vous avez pu apprendre à vous aimer et que tout se passe bien pour toi.
Anya crispa les mains sur sa poussette, presque gênée d'avouer la vérité devant son bébé.
— Clark est vraiment parfait, commença-t-elle en fixant les pavés. J'ai énormément de chance de l'avoir, mais... Nous ne nous aimons pas. Cela ne nous empêche pas de vivre heureux, ou de nous occuper tous les deux de Marcus, au contraire. Je sais que ma situation peut paraître particulière, cependant... J'aime ma vie telle qu'elle est.
Et ce n'était pas un mensonge. Clark et elle aimaient leur fils plus que tout. Même s'ils ne formaient pas un couple ordinaire, ils se respectaient et s'entraidaient. À ses yeux, cela prévalait largement sur l'absence d'amour entre eux.
La louve se réjouissait dès que ses actions contribuaient à sauver un Neutre, ou qu'elle retrouvait un ami. Ses projets se mettaient doucement en place, avec plus d'efficacité qu'elle ne l'avait espéré. Pourquoi aurait-elle eu à se plaindre ?
— Alors tu as... Tout sacrifié pour nous aider ? l'interpella Laura, d'un ton presque horrifié.
Anya se tendit un peu plus. Un sacrifice. Elle avait déjà envisagé les choses sous cet angle, néanmoins entendre quelqu'un le dire les rendait plus réelles.
Elle avait d'abord abandonné sa vie aux côtés de ses parents, auxquels elle manquait terriblement. Ingvar et Charlotta n'étaient pas encore repartis depuis la naissance de Marcus, mais des obligations les pousseraient à s'en aller sous peu. Ils évoquaient ce départ la mort dans l'âme, comme s'il s'agissait d'un supplice.
Un supplice imposé par Anya, qui n'avait pas seulement sacrifié son bonheur, mais aussi le leur.
Elle ne devait pas non plus oublier Clark, qu'elle privait d'une femme aimante. En s'interdisant de l'aimer comme elle l'aurait pu, lui aussi, elle l'avait sacrifié.
Néanmoins, quand son regard croisa celui de Marcus, son trouble se dissipa. Ses décisions étaient peut-être discutables, mais au moins, elles l'avaient menée à lui. Elles lui avaient aussi permis de retrouver ses amis et de venir en aide à des âmes abandonnées.
— Crois-moi, je n'ai rien sacrifié, affirma-t-elle avec un léger sourire.
Pourtant, au fond d'elle, un inexplicable vide se creusait.
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