Chapitre 12 - Le mystère "Isabella"

Afin d'élucider le mystère "Isabella", Duncan décréta qu'il était indispensable qu'il parle à la princesse. Il fallait qu'il se retrouve seul avec elle et soit assez courageux pour la confronter. À force, elle finirait bien par admettre qu'ils s'étaient déjà rencontrés. S'il trouvait les bons mots – ce qui n'était assurément pas gagné – elle cesserait peut-être même de faire comme s'il n'existait pas.

Car cela faisait déjà une semaine qu'il était au palais, et en sept jours, elle ne lui avait pas adressé la parole une seule fois.

Peu importe qu'il doive garder sa porte, rester avec elle dans ses appartements, la surveiller pendant ses fêtes, ou l'accompagner lors de ses déambulations, elle s'obstinait à l'ignorer royalement. Elle s'adressait toujours au second garde qui était de service avec lui, ou trouvait le moyen de ne pas directement lui donner un ordre. Ses yeux semblaient également se faire un devoir de ne pas croiser ceux de l'ancien loup.

Une nuit, le soldat qui secondait Duncan s'absenta afin d'aller chercher du sang. La princesse, occupée à examiner des documents sur son bureau, garda la tête basse et fit comme si de rien n'était. Un silence troublé par le grattement de sa plume contre le papier s'installa, jusqu'à ce que le vampire réunisse suffisamment de courage pour se lancer :

— Vous... Vous savez, je... Je ne dirai à personne que je vous ai vue l'autre nuit dans cet hôtel, je...

Il lui était venu à l'idée que sa présence ici ne l'avait peut-être pas réjouie en raison du lieu de leur rencontre. Elle pouvait s'imaginer que Duncan irait répéter à son père ses escapades dans des lieux si peu fréquentables. Quoiqu'à bien y réfléchir, elle ne paraissait pas vraiment cacher son penchant pour ce genre de distractions... Toutefois, il s'agissait de l'une des seules manières qu'il avait trouvé pour engager la conversation.

— Vous devez... Vous devez sûrement vous demander ce que... Ce que je fais ici et...

Il se coupa net, Isabella ayant vivement levé la tête pour planter ses yeux dans les siens.

S'il avait d'abord été frappé par leur beauté, Duncan devait cependant reconnaître que ses iris avaient quelque chose de glaçant... Surtout quand elle le toisait de la sorte.

— Vous avez raison, lança-t-elle en relevant délicatement son poignet.

De l'encre tomba de sa plume et vint former une tache sur le papier, mais elle conserva le regard braqué sur le garde.

— Je me demande ce que vous faites ici, car j'ai demandé à Ryan et à vous d'aller chercher du sang. Pourquoi restez-vous planté là ?

Sa rudesse le heurta plus qu'un coup envoyé par les fous des clubs de combat.

— Je... Je vous jure que je ne suis pas venu vous réclamer quoi que ce soit, balbutia-t-il à toute vitesse. Je voulais juste... Juste vous revoir et...

— Vous devriez réellement vous faire soigner, le coupa-t-elle. Je ne pensais pas que mon père en était venu à recruter des fous !

Le peu de repartie dont disposait Duncan s'évapora comme un nuage de fumée. Le temps qu'il reprenne un tant soit peu contenance, son collègue revint avec deux petites bouteilles en verre remplies de sang. Son Altesse les dégusta, sans plus accorder une once d'attention à l'ancien loup.

Le reste de la nuit se déroula ainsi. La détermination du voleur ne vacilla pas totalement et lorsqu'il se coucha, il essaya de se convaincre que le lendemain serait peut-être différent. 

Or il débuta exactement comme les jours précédents. La princesse ne l'honora pas d'un seul coup d'oeil lorsqu'il la rejoignit dans une salle de l'aile est, où elle avait organisé une énième fête. Même invités bruyants et dépravés, même musique entêtante et infernale, même danses sensuelles...

Duncan s'ennuyait à mourir, tapis dans l'ombre et rasant les murs. Sa partenaire pour la nuit, une certaine Millie, se tenait de l'autre côté du salon. Il ne l'apercevait que de très loin, mais elle paraissait dans un état de mortification similaire au sien.

Il tuait le temps en songeant à sa deuxième mission : celle de retrouver la théière pour Viktor. Quand il circulait dans les couloirs ou entrait dans certaines salles, il ouvrait toujours l'oeil afin d'éventuellement repérer l'objet. Les services à thé ne manquaient pas, néanmoins Duncan savait que si cette théière avait de supposées facultés surnaturelles, elle ne traînerait pas dans un boudoir ordinaire... Viktor lui avait d'ailleurs laissé entendre qu'elle devait être cachée dans une pièce "sécurisée". Ce qui était sûr, c'est qu'elle ne se trouvait pas dans les appartements de Son Altesse.

Vu la taille du château et son nombre incalculable de portes, cela revenait à chercher une aiguille dans une botte de foin. Le voleur n'oubliait pas la promesse qu'il avait faite à l'immortel, toutefois il se permettait de faire passer cette quête au second plan.

Pour l'instant, sa priorité était Isabella... qui justement, dansait à moins de trois mètres de lui.

Ses fins bras enlaçaient le cou d'un jeune homme, contre lequel elle faisait onduler ses hanches au rythme de la musique. Le visage de son cavalier était animé d'un petit sourire carnassier qui ne plut guère à l'ancien loup. Il enfonça ses ongles dans ses paumes et tenta de détourner le regard, mais ils l'attiraient telle une étincelle dans son champ de vision.

Une Neutre passa à côté d'eux et le partenaire de la princesse l'attrapa fermement par le bras. Il vint planter ses canines dans son poignet, tandis que Son Altesse croqua le cou de la pauvre malheureuse. Cette dernière dit pas un mot et laissa même un petit sourire planer sur son visage. Que diable donnaient-ils aux Neutres pour qu'ils soient si insensibles à ces traitements ? Les fumées répandues dans l'air agissaient-elles comme des drogues ?

Quand Isabella s'écarta de sa proie, Duncan vit un mince filet de sang s'écouler sur le cou de celle-ci. La princesse glissa lentement son doigt dessus et le porta à ses lèvres, ce qui fit gronder l'estomac du jeune vampire.

L'odeur du sang frais piquait ses narines depuis un moment, et la vision du liquide rouge finit de réveiller ses canines. Il rêvait de les planter dans la chair tendre de la Neutre, de découvrir ce que cela faisait de se nourrir à même la source... À l'instant où ces pensées le traversaient, le regard d'Isabella croisa le sien. Ses fines lèvres rougies par l'hémoglobine se déformèrent en un sourire et elle se rapprocha de lui.

Ou plutôt, ce fut Duncan qui s'avança vers elle.

Le cou sanguinolent de la Neutre se retrouva bientôt à quelques centimètres de lui. Une douleur lui dévorait les entrailles et une petite voix lui murmura qu'un seul remède apaiserait cette souffrance. Il lui suffisait juste de se pencher pour y goûter...

— Allez-y, lui susurra la princesse. Vous pouvez en prendre aussi, si vous voulez.

Elle était si proche que malgré la musique et les cris, il entendit son murmure. Sa voix et les divines effluves de sang l'hypnotisèrent. Ses dernières réserves s'envolèrent et sans réfléchir, il planta ses dents dans le cou de la Neutre, là où Isabella avait déjà laissé ses traces.

Il fut d'abord frappé par la chaleur du liquide. Le sang qui coulait dans sa gorge n'avait rien à voir avec celui auquel il commençait à être habitué. L'hémoglobine en bouteille n'était pas mauvaise, mais son goût paraissait bien fade comparé à ce dont il s'abreuvait à présent. Chaque gorgée lui donnait l'impression de littéralement avaler de l'énergie. Il sentait le pouls de la Neutre battre contre ses lèvres, ce qui rendait sa soif encore plus dévorante.

Rien au monde n'aurait pu le détourner de ce breuvage, de cette sensation proche de l'extase, de...

— Je pense que ça suffit.

Par miracle, les paroles de la princesse cheminèrent dans son esprit et le ramenèrent à la raison. Il se souvint que celle dont il se nourrissait était mortelle, et que la moindre dose supplémentaire de sang perdu pouvait lui être fatale.

Cependant, ses dents refusèrent de quitter la chair de sa victime. Il t'en faut juste un peu plus. Deux gorgées de plus et tu arrêtes, une goutte de plus et...

— J'ai dit que c'en était assez ! s'agaça Son Altesse.

Elle attrapa violemment Duncan par l'épaule et le força à relever la tête. Il eut la présence d'esprit de desserrer sa prise sur la Neutre, sans quoi il lui aurait arraché la gorge.

La pauvre jeune fille se laissa tomber au sol et le garde voulut se pencher vers elle, mais Isabella le maintint fermement par les bras. Elle planta son regard de glace dans le sien, ce qui réveilla l'ancien loup avec plus d'efficacité qu'une douche froide.

— Il ne va plus en rester pour les autres ! Vous vous nourrissez vraiment comme un cochon !

À côté d'eux, l'immortel qui dansait avec elle quelques minutes plus tôt éclata d'un rire moqueur.

— Vous êtes vraiment égoïste et dégoûtant ! ajouta la princesse en le lâchant subitement, comme si le toucher la répugnait au plus haut point.

Au-delà de son dédain, Duncan crut voir une autre émotion traverser son regard. Mais il mit cela sur le compte de l'étourdissement dû au sang qu'il venait d'ingurgiter.

À l'évidence, il ne lui inspirait qu'un profond dégoût et à vrai dire, lui-même se dégoûtait. S'il avait continué à prélever l'essence vitale de la Neutre qui peinait à se relever, il l'aurait tuée. Il s'en était vraiment fallu de très peu...

— Qu'est-ce qui se passe ? s'enquit Millie en arrivant près d'eux.

Depuis son poste de l'autre côté de la salle, elle avait dû remarquer l'incident. Plusieurs autres invités avaient cessé de crier et de danser, étant sûrement à l'affut des moindres faits et gestes de Son Altesse. Ses exclamations dédaigneuses envers le soldat ne leur avaient certainement pas échappé.

— Rien, répliqua Isabella. J'ai juste voulu lui faire partager un peu de sang, sauf que cet abruti ne sait même pas se contrôler !

Incapable de réagir, il semblait à Duncan que la scène se déroulait en accéléré. La princesse enchaînait les piques sans lui laisser le temps de les encaisser, avec une violence encore plus virulente que celle des combattants de la Frontière.

— Toutes mes excuses pour ce désagrément, Votre Altesse, répondit Millie en inclinant la tête. Je vais rester à ses côtés et veiller à ce qu'il ne vous importune plus.

Elle tira le bras de son collègue et le traîna jusque dans un coin.

— Tiens, essuie-toi avec ça, fit-elle en sortant un mouchoir de son uniforme.

Il s'en empara machinalement et tenta d'ôter de son visage le sang qui commençait déjà à sécher. Sa sensation de tournis ne se dissipait pas et un millier d'émotions contradictoires s'entrechoquaient en lui. L'odeur de sang omniprésente dans la salle lui donnait envie de ressauter sur le premier Neutre venu. Mais d'un autre côté, il se sentait incroyablement coupable et se maudissait de tout son être.

— Ce n'est pas très grave, ne t'inquiète pas, le rassura Millie sans grande conviction. Ça arrive à tout le monde de déraper...

Même s'il la croisait souvent dans la salle de réunion des gardes royaux, Duncan ne s'était pas encore donné la peine de sympathiser avec elle. Elle paraissait pourtant plutôt gentille et son âge physique se rapprochait du sien et de celui de Daniel.

Le voleur ne trouva rien à lui répondre et tâcha de retrouver toute son emprise sur lui. Il lui tardait que Son Altesse quitte la fête et qu'il puisse regagner sa petite chambre. Quoiqu'il n'était pas certain de vouloir se retrouver seul avec ses pensées...

Quelques temps plus tard, Millie lui indiqua que la princesse prenait la direction de la sortie. N'ayant pas le courage, ni ne serait-ce que l'envie de regarder Isabella, Duncan avait passé la dernière heure à garder la tête soigneusement baissée. En la rejoignant dans le couloir, il fut surpris de découvrir qu'elle était en compagnie de deux jeunes hommes, dont celui avec qui elle dansait et buvait du sang.

Son Altesse avait passé un bras autour du cou de l'un d'entre eux et riait à chacune des piètres blagues qu'il susurrait. L'autre la tenait par la taille et laissait un drôle de sourire se peindre sur ses lèvres. Le trio précédait les soldats de quelques mètres dans le corridor et plus les marches et les portes défilaient, plus un noeud se formait dans la gorge de Duncan.

Quand ils arrivèrent devant les appartements de la princesse, il serra les poings pour empêcher ses mains de trembler.

Isabella, qui ne cessait de rire, ouvrit la porte à la volée. Sans crier gare, elle plaqua ses lèvres sur l'un de ses compagnons. Le second n'eut pas le temps d'être jaloux, puisqu'elle laissa glisser sa main sur son torse, sans cesser d'embrasser le premier. Elle les entraîna à l'intérieur de sa chambre, sous les yeux des deux gardes.

— Surtout, ne vous inquiétez pas si vous entendez des cris, leur lança-t-elle avec un petit air malicieux.

Elle jeta un dernier coup d'oeil à Duncan, puis claqua le battant.

Un silence tomba dans le couloir, aussi lourd que le coeur de l'ancien loup.

— Est-ce que cela t'embête d'attendre les autres tout seul ? lui demanda Millie après avoir poussé un soupir. Je ne pense pas que Son Altesse ait besoin de nous au cours des prochaines heures, donc...

— Vas... Vas-y.

La soldate dut remarquer son trouble, car elle marqua un temps d'hésitation. Il s'obstina à fuir son regard et cacha ses poings serrés dans ses poches.

— Tu... Tu peux y aller, ne t'inquiète pas.

Ces paroles prirent la forme de marmonnements inintelligibles et Millie fronça les sourcils. Cependant, sa fatigue l'emporta sûrement sur sa curiosité, puisqu'elle finit par s'en aller.

Dès qu'elle se fut suffisamment éloignée, Duncan s'adossa à l'un des murs du couloir et se laissa glisser au sol. Les genoux repliés contre son torse, il enfouit sa tête entre ses bras et prit de lentes inspirations.

Visiblement, il s'était trompé sur toute la ligne.

Le sang chaud et la musique infernale avaient au moins eu un bienfait : celui de le réveiller. Il réalisait désormais à quel point il était fou. Il ne pensait avoir aucune imagination, pourtant il s'était inventé une telle histoire qu'elle avait fini par l'aveugler.

Isabella n'était pas un mystère, ni une énigme à résoudre. Lors de leur rencontre, elle s'était certes montrée courtoise envers lui, mais cela relevait de l'exception. Au fond, elle n'était qu'une princesse capricieuse, versatile et insolente, exactement comme les petites bourgeoises de Fearghasdan. Il avait été stupide de croire qu'il pouvait en être autrement. Si Viktor ne lui avait que peu parlé d'elle, c'était pour lui taire la vérité. Le voleur aurait laissé tomber son projet s'il avait su qui elle était réellement.

S'il avait su qu'elle n'avait aucun besoin d'être aidée.

Ce dernier fait aurait dû le réjouir. Son Altesse menait une existence ponctuée de fêtes et d'agréables... distractions, comme elle en profitait en ce moment. Les larmes qu'il avait cru voir dans ses yeux, sur le rempart, ne devaient être que le fruit du vent. Quant au roi, il engageait sûrement des gardes pour se donner bonne conscience.

Un bruit de vase qui se brisait tira Duncan de ses pensées.

Comme cela provenait de l'intérieur de la chambre d'Isabella, il ne put s'empêcher de tendre l'oreille. Seuls des pas traînants lui parvinrent, mais ils semblaient plutôt provenir du fond du couloir. Celui-ci étant plongé dans l'obscurité, il ne distingua rien de particulier.

Il ne s'appesantit pas sur ces détails et s'abandonna de nouveau à sa peine.

Hormis toutes les folies qu'il avait entreprises pour venir jusqu'ici, Duncan n'avait aucune raison d'être déçu. Isabella ne correspondait à rien de ce qu'il s'était imaginé, et cela était tant mieux.

Alors pourquoi son coeur lui faisait-il si mal ?

Note de l'auteure :

Ah lala pauvre Duncan... À ce rythme-là, il va se retrouver à chanter All by myself tout seul devant sa cheminée... 😅😭

Je vous préviens juste que le prochain chapitre contient des passages un peu "sensibles" (je vous en avais déjà parlé dans la présentation de l'histoire, mais je préfère vous le redire au cas où) ^^

Bisous et à très vite ! ❤️

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