Chapitre 1 - Trop tard

Il était trop tard pour faire demi-tour.

En quittant la Terre du Saphir, Anya savait ce qui l'attendait. Elle ne reverrait plus les lacs et les fjords qu'elle aimait tant, ni sa ville natale. Chaque fois que les roues de son carrosse tournaient, elles l'éloignaient un peu plus de Glace-Lunaire. Ses journées passées dans les écuries familiales, après avoir galopé au milieu des plaines, devenaient déjà des souvenirs.

Cela faisait plusieurs jours qu'elle avait quitté le froid de sa contrée. Elle avait d'abord traversé quelques forêts de la Terre de l'Émeraude, avant d'aborder les grands prés de la Terre du Diamant. En cette période automnale, le soleil peinait à percer les nuages. Les loups de la région devaient sûrement grelotter en sortant de chez eux, mais Anya trouvait qu'il faisait presque chaud.

L'air morne, elle regardait les étendues verdoyantes défiler derrière sa fenêtre. Quelques vaches apparaissaient de temps à autre, bien loin des rennes majestueux auxquels elle était habituée. Parfois, des chevaux retenaient son attention, mais ils lui rappelaient seulement ceux qu'elle avait laissé derrière elle.

Ses palefreniers lui avaient promis de s'occuper d'Uma, de Sven, ainsi que de tous les autres, or feraient-ils vraiment de si belles balades que les siennes ? Les laisseraient-ils courir dans le vent sans les freiner, jusqu'à ce qu'ils décident eux-mêmes de s'arrêter ?

Une chose était sûre, tous lui manqueraient énormément.

— On peut toujours tout arrêter, si tu veux.

Anya se détourna de la vitre. Assis face à elle, ses parents la considéraient avec sollicitude, les yeux déjà voilés de tristesse. Les voir ainsi accentua le noeud qui obstruait sa gorge, mais elle ne cilla pas.

— Bien sûr que non, répondit-elle d'une voix un peu rauque. Nous sommes presque arrivés.

Une demi-heure plus tôt, son carrosse avait fait escale près d'une auberge. Elle avait pu y enfiler une splendide robe bleue foncée, de la même couleur que ses yeux. Une domestique avait coiffé ses cheveux blonds, en relevant deux mèches de chaque côté de son visage. Son nez avait été poudré, ses lèvres peintes d'une délicate teinte rosée, et ses ongles avaient été limés une dernière fois. Sa mère avait suggéré d'agrémenter sa tenue avec un collier argenté, ce qu'elle n'avait pas eu le coeur à refuser.

Elle s'était laissée faire telle une poupée, sans émettre la moindre protestation.

Après tout, elle rencontrerait son fiancé dans moins de vingt minutes. Il n'était pas question de faire mauvaise impression.

— Certes, reconnut sa mère. Mais tant que tu n'as pas passé les portes du château, tu peux revenir sur ta décision.

— Même une fois ces maudites portes franchies, tu pourras toujours t'enfuir, grommela son père. Si le fils du Grand Alpha n'est qu'un sombre abruti, nous repartirons immédiatement sur la Terre du Saphir.

Anya ne put s'empêcher de sourire. Avec son éternelle canne et son épaisse moustache grise, son père aurait bien été capable de terrifier son fiancé. Il aurait suffi qu'elle prononce un seul mot pour que le vieil homme la ramène chez elle. Peu importe qu'elle soit promise au futur dirigeant de la Terre des Loups, ce détail n'aurait pas arrêté Ingvar.

— Faites tout de même attention à vos propos, cher ami, le réprimanda sa femme. Mais il est vrai que si tu changes d'avis, nous ne t'en voudrons absolument pas.

Charlotta attrapa la main de sa fille, tout en lui adressant un petit sourire. Bien plus jeune que son mari, tout le monde aimait répéter qu'Anya lui ressemblait beaucoup. Leurs cheveux d'un blond très clair ne différaient pas d'une nuance, tout comme leur teint de porcelaine.

— Je ne changerai pas d'avis, affirma la jeune louve. Sauf si mon fiancé décide finalement qu'il ne veut pas de moi...

— Ce qui est absolument impossible ! s'offusqua sa mère. On raconte que monsieur Clark est un jeune homme agréable et très bien élevé. Il ne serait pas assez fou pour faire preuve d'une telle impolitesse.

Monsieur Clark. Il s'agissait presque de la seule information dont elle disposait sur son fiancé. Elle avait simplement connaissance de son prénom, et surtout, de son statut.

Cela suffisait.

— Et s'il me trouve affreuse ? s'inquiéta-t-elle en faisant tourner l'une de ses bagues. Après tout, notre peintre a tellement embelli mon portrait qu'il me ressemble à peine.

Quelques mois plus tôt, Anya avait passé des heures figée devant un chevalet. Un ancien portrait de votre mère aurait presque pu me servir de modèle ! s'était exclamé l'artiste. Cependant, la jeune fille trouvait que sa mère dégageait une beauté ensorcelante, dont elle n'avait pas hérité. Elle ressemblait simplement à la plupart des louves du Saphir.

La toile avait été envoyée au Grand Alpha, afin qu'il confirme son souhait de la promettre à son fils. Visiblement, puisqu'elle était en chemin pour son palais, elle ne l'avait pas trop déçu.

— Balivernes ! s'agaça Charlotta avec un petit geste de la main. Tu es de loin la louve la plus ravissante de la Terre du Saphir. Aucun portrait ne pourrait te rendre justice.

— Ta mère a raison, approuva son père. C'est plutôt ton fiancé qui risque de nous décevoir. Le Grand Alpha n'a pas jugé bon de nous envoyer la moindre miniature de lui.

Anya perdit son regard derrière la vitre. Elle trouvait en effet suspect de n'avoir reçu aucun détail sur l'apparence de Clark. Même si elle savait que le physique n'était pas le plus important, elle espérait au moins qu'il serait un minimum attirant. Peu importe, se raisonna-t-elle en enfonçant les ongles dans ses paumes.

Elle n'épouserait pas cet homme pour trouver l'amour.

— Je suis sûre que tout va bien se passer, déclara-t-elle en redressant la tête. Nous sommes presque arrivés.

Effectivement, les premières habitations de Bois-Lunaire, capitale de la Terre des Loups, commençaient à se dessiner derrière des arbres.

Anya s'efforça de ne pas croiser le regard de ses parents, qui n'osèrent plus rien ajouter. Si ces fiançailles les avaient d'abord enchantés, elle sentait désormais qu'ils n'étaient plus aussi sûrs d'eux.

Quelques mois plus tôt, Ingvar avait été contacté par l'une de ses vieilles connaissances : le Grand Alpha en personne. Ce dernier avait convoqué le père d'Anya sur la Terre du Diamant, soi-disant "en mémoire de la période la plus instructive et formatrice" de sa vie. En effet, dans sa jeunesse, le dirigeant avait effectué un séjour d'entraînement militaire sur la Terre du Saphir, avec Ingvar pour principal instructeur. Le vieux loup était l'un des généraux les plus respectés du pays, et aussi l'un des plus riches.

En épousant la mère d'Anya, à la fois cousine de l'alpha du Saphir et héritière de fabriques spécialisées en métallurgie, il était devenu la deuxième plus grande fortune de sa meute.

Cela expliquait surtout pourquoi le Grand Alpha s'était soudain intéressé à Ingvar. Lorsque le dirigeant avait suggéré une alliance entre son fils et Anya, le père de celle-ci n'y avait pas cru. Le Grand Alpha lui avait simplement demandé d'y réfléchir, mais dans la tête du vieil homme, il ne s'agissait que de paroles en l'air.

Néanmoins, quand il était rentré sur la Terre du Saphir et avait raconté cette "anecdote" à sa famille, Anya n'avait pas réfléchi bien longtemps. Il faut que tu acceptes, avait-elle ordonné à Ingvar. Sa mère avait presque défailli sur son fauteuil, incapable d'y croire. La jeune fille s'était alors attelée à présenter tous les avantages de cette union, à la plus grande perplexité de ses parents. Au terme de lourdes négociations, elle avait convaincu son père de relancer le Grand Alpha.

Et quelques semaines plus tard, la date du mariage était fixée.

— Le château n'a pas beaucoup changé, commenta Charlotta. Tout de même, rafraîchir une façade ne coûte pas si cher...

Anya ne dit rien, bien consciente que sa mère n'était pas très bonne juge en matière de dépenses. À l'entendre, construire une nouvelle écurie équivalait à acheter une baguette de pain.

— Ils attendent peut-être de recevoir la dot pour commencer les travaux, maugréa Ingvar.

À sa canne qui tapotait le sol du carrosse, on sentait que le loup était plus nerveux qu'avant une bataille.

— Ces pierres grises sont vraiment affreuses, s'horrifia sa femme. Ma chérie, il est hors de question que tu vives dans un taudis ! Si l'intérieur est à l'image de cette immondice, tu rentres à la maison sur-le-champ.

Anya aurait bien aimé prétendre que sa mère exagérait. Toutefois, il était vrai que l'édifice qu'ils approchaient n'avait rien de ce qu'on aurait pu attendre d'un palais.

De forme carrée, le château faisait l'effet d'un mastodonte au sommet de la ville. Des traces d'humidité maculaient les pierres grises, toutes taillées de manière identique. Quatre tours parfaitement symétriques, placées aux points cardinaux, accentuaient l'austérité des lieux. Seul le reflet des fenêtres apportait un peu de lumière au milieu de cette funeste grisaille.

— De ce que j'ai vu lors de ma dernière visite, ce n'est pas si terrible, déclara Ingvar. J'espère surtout que ton fiancé sera plus avenant que son château.

Une question brûla les lèvres d'Anya, mais elle hésita à la poser. Voulait-elle vraiment connaître la réponse ? Sa tension s'accrut quand le carrosse s'engagea dans une allée qui longeait la bâtisse, et elle céda :

— Lorsque tu es venu lui rendre visite, pourquoi le Grand Alpha ne t'a pas présenté son fils ? Cette proposition de fiançailles le concernait aussi, non ?

Cela l'inquiétait de ne pas savoir si son fiancé avait eu voix au chapitre. Et s'il la détestait avant même de la rencontrer ? Pire, et s'il refusait de la voir ?

— Je n'en sais rien, marmonna son père. J'espère que ce n'est pas un demeuré incapable d'aligner deux mots...

— Enfin, mon cher ! s'exclama Charlotta. Surveillez vos propos, vous parlez tout de même de notre prochain dirigeant et du futur mari de votre fille !

Ce n'était pas cela qui allait réfréner le général.

— Pour le moment, ce n'est qu'un inconnu qui doit faire ses preuves. Aussi titré qu'il soit, je ne laisserai pas Anya épouser un idiot complètement indigne d'elle.

Ses propos touchèrent la jeune fille, qui se sentait de plus en plus nerveuse. Au moins, quoi que lui cachaient les murs de ce palais, elle pourrait toujours compter sur ses parents. Ils n'avaient jamais eu d'autre enfant qu'elle, et l'avaient laissée grandir avec la plus grande liberté. Elle avait reçu la même éducation et connu le même train de vie qu'une descendante d'alpha, sans avoir à en subir les contraintes.

Dans son domaine au milieu des plaines de la Terre du Saphir, ses journées étaient meublées par quelques leçons de musique, ateliers de broderie et balades à cheval. Beaucoup auraient pu envier cette relative oisiveté, et à vrai dire, Anya la regrettait déjà.

Toutefois, elle voulait croire que ses projets valaient le coup d'abandonner tout cela. Il le faut.

Ce fut ce qu'elle se répéta tandis que le véhicule s'immobilisait devant d'interminables marches en pierre. Les passagers attendirent qu'un valet de pied vienne ouvrir leur porte, ce qui ne tarda pas. Anya sentit que sa mère voulait dire un mot avant de descendre, mais elle ne lui en laissa pas le temps. Elle saisit la main que lui tendait le domestique, puis posa un pied à terre. Ses parents ne tardèrent pas à faire de même, puis un homme en livrée rouge les approcha.

— Madame Charlotta du Saphir, mademoiselle Anya du Saphir, monsieur Ingvar du Saphir, les salua-t-il. Au nom de tout le personnel du palais, permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue.

Il s'inclina, imité par les gardes qui se tenaient près des escaliers. Anya y jeta un bref coup d'oeil, afin de déterminer si un autre comité d'accueil leur avait fait la grâce de venir.

— Monsieur le Grand Alpha vous attend à l'intérieur avec son fils, les éclaira l'homme. Tout le monde ici est impatient de vous rencontrer.

Son sourire amical encouragea la louve à se détendre un peu. Elle attendit que ses parents la précèdent dans les escaliers, avant de les suivre docilement. Quand elle posa un pied sur la première marche, un son de cloche la fit sursauter. Cela manqua de la déstabiliser, mais elle se rattrapa à temps.

— Il ne faut pas avoir peur, ma chérie, la rassura sa mère. Ce sont simplement les coups de quinze heures.

Elle désigna vaguement une grande horloge, incrustée dans la façade du château, au sommet des escaliers.

— Je... Je n'ai pas eu peur, mentit Anya. Allons-y.

Ses parents ne la crurent pas, or ils ne cherchèrent pas à tergiverser.

Alors qu'elle montait enfin les marches, la jeune fille eut une drôle d'impression. Un frisson parcourut son échine, alors que son coeur battait la chamade. Va-t'en, lui souffla une petite voix. Rentre chez toi avant qu'il ne soit trop tard.

Mais il était déjà trop tard. Non seulement le Grand Alpha l'attendait, mais en plus, elle s'était fait une promesse.

Sa vie sur la Terre du Saphir avait beau être idyllique, elle ne pouvait s'y complaire. Pas tant que des millions d'autres personnes souffraient dans l'indifférence.

Elle était prête à tout sacrifier et se moquait d'épouser un inconnu. Du moment qu'elle devenait la femme du futur Grand Alpha, rien n'avait d'importance.

Un jour, tous les Neutres du monde regagneraient leur liberté. Et ce serait grâce à elle.

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