Chapitre 15 - Partie 1 - Sans espoirs ?
« Ça va ? Je ne t'ai pas trop manqué ? En tout cas, Je te remercie d'avoir respecté notre accord... enfin... à peu près. Parlons-en d'ailleurs ! »
***
— Sinistra...
— Laisse-moi, Aélyia, murmurai-je machinalement.
— Sinistra, non... Je ne peux pas.
Le ton d'Aélyia se voulait ferme, mais je ne m'en préoccupai qu'à peine. Je venais de remarquer qu'une graine de mon sixième bocal, celui où j'avais adjoint à la Pampelune deux pincées de poudre d'écorce de chêne, deux pépins de grenade rouge, de la pulpe de longane, de la menthe poivrée et trois gouttes de roses du matin avait légèrement grandi depuis la dernière fois où je l'avais contemplée. L'une de ses feuilles abordait à présent sept rainures et non plus six comme précédemment. Je fus revigorée par cette constatation et poursuivis mon observation des autres graines de ce bocal, espérant qu'elles aussi auraient subi un tel changement.
— Sinistra ! Écoute-moi par pitié ! Cela fait maintenant deux jours et deux nuits que tu es enfermée dans ton laboratoire. Et je ne doute pas un seul instant que tu as passé tout ce temps attablée à cette étagère, les yeux rivés sur ces graines ! Sinistra, tu dois te reposer.
— NON ! m'exclamai-je violemment. Cette pousse vient de grandir... Je ne peux pas me permettre de manquer le moindre changement.
— Mais ça ne sert à rien ! protesta Aélyia. Elles ne vont pas disparaître, tes pousses ! Elles seront toujours présentes demain... Et tu constateras bien mieux les changements après une nuit de repos.
— Non, Aélyia... je ne peux pas, murmurai-je faiblement. Elles ont besoin de moi... elles ont besoin de moi pour grandir correctement... et j'ai besoin de les observer...
Je sentis mes yeux se fermer doucement et je me forçai à les rouvrir. Puis je déclarai :
— Donne-moi un flacon au capuchon bleu... sur la table...
Il y eut un silence qui me parut interminable, jusqu'à ce qu'Aélyia ne déclare :
— Mais tous les flacons qui sont sur la table ont un bouchon vert...
Vert ? Ah oui... peut-être qu'ils étaient verts et non bleus... Enfin peu importait.
— Eh bien donne-moi un vert... je me suis juste trompée...
— Trompée ? s'étonna Aélyia. Mais tu ne t'es jamais trompée sur les flacons... tu connais toujours tout par cœur... Sinistra, tu as besoin de repos.
— Mais non ! Donne-moi le flacon et j'irai beaucoup mieux après...
— Comment ? Que contiennent ces flacons, Sinistra ?
— Ça ne te concerne pas... Et dépêche-toi !
Aélyia sembla obtempérer car elle s'abstint de protester davantage. Puis je vis quelques instants plus tard, la main blanche d'Aélyia déposer à côté de mon coude l'un des flacons. Je le saisis vivement, manquant cependant de le renverser, avant de le déboucher. Sans toutefois quitter des yeux mes plantes, j'avalai lentement le breuvage incolore au goût astringent. Je sentis ma vue se flouter momentanément et mon esprit s'emplit de frustration. Non, je ne pouvais pas perdre de vue mes plantes ne serait-ce qu'un seul instant ! Heureusement, elle revint rapidement, bien meilleure qu'avant. Revigorée par l'effet de cette potion, je me remis à la contemplation de mes graines.
— Sinistra... quels sont les effets de ces potions ?
— Elles me maintiennent active... répondis-je évasivement, sans prendre conscience des conséquences de ces paroles.
— COMMENT ?!
Le cri suraigu d'Aélyia me fit sursauter et je m'écriai avec énervement :
— Va-t'en !
Je sentis alors dans l'instant qui suivit une main empoigner mon visage et le détourner sèchement de mes plantations.
— Non ! m'exclamai-je avec désespoir, tentant de lutter contre la poigne d'Aélyia.
— Sinistra... tu es méconnaissable !
Ses yeux noirs affichaient une expression paniquée dont je ne parvenais à comprendre la raison. Je demandai simplement :
— Comment ça, méconnaissable ?
Le regard d'Aélyia se voila davantage et elle murmura doucement :
— Ta peau est brûlante... Tu as les cernes les plus béants et affreux que j'ai jamais vus... Et... Tes yeux sont vitreux, alors qu'ils ne l'ont jamais été...
Je ne réagis qu'à peine à sa remarque, me contentant simplement d'essayer de me dégager de son emprise pour retourner vers mes graines. Elles avaient sûrement déjà poussé depuis le temps où je ne les regardais plus.
— Tu dois te reposer.
Le ton d'Aélyia était froid, même si de l'inquiétude était toujours perceptible.
— Non... Aélyia... c'est toi qui ne comprends pas... murmurai-je faiblement, refusant d'aller me coucher.
Aélyia sembla hésiter quelques instants, avant de murmurer d'un ton désolé :
— Pardonne-moi...
Elle lâcha mon visage et je crus en l'espace d'un instant qu'elle allait me laisser tranquille. Mais je compris que je me trompais lourdement, lorsque je vis l'un de mes livres sur les potions, qui était auparavant posé sur la table, se rapprocher dangereusement de ma tête, pour y atterrir violemment...
***
Lorsque je repris conscience, j'étais allongée sur un grand lit douillet, une couverture jaune en laine déposée sur moi. Je me trouvais dans une chambre fortement illuminée dont tous les murs étaient peints en un jaune canari. De nombreux tableaux y étaient accrochés, représentant tous une jeune femme basanée aux yeux et cheveux violets. Comment ?! Non... ce n'était pas possible ! Mais pourquoi était-ce moi qui étais représentée sur toutes ces peintures ?
Au-dessus de moi était suspendu au plafond un mobile pour nourrissons qui jouait une musique ennuyeuse à quatre notes. Les six figurines qui le composaient, à savoir des représentations de ma propre personne, tournaient lentement au-dessus de ma tête et me provoquaient une détestable sensation de vertige.
Je ne pus en supporter davantage et je voulus me lever, mais à peine avais-je fait le moindre mouvement que je sentis le lit osciller sous moi. Un léger bruit de liquide qui s'écoulait retentit et j'émis un faible cri de surprise : c'était un matelas à eau ! Mais qui pouvait bien dormir dans une telle chambre ? Où étais-je arrivée et comment surtout ? Je n'avais pas le moindre souvenir de ce qui m'était arrivé.
Je descendis alors prudemment du lit, remarquant au passage qu'était disposée sur le traversin une peluche, ou plutôt poupée, me représentant assez grossièrement. Je parvins finalement à descendre du lit oscillant et commençai à marcher vers la sortie sur une épaisse moquette duveteuse ; je fus d'ailleurs surprise de ne pas y trouver mon portrait dessiné en guise de motif. Ce fut à ce moment que la porte s'ouvrit, laissant entrer une jeune femme aux longs cheveux noirs effilés et aux yeux noirs pétillant d'enthousiasme. Aélyia... Elle portait un plateau repas et en m'apercevant, elle s'exclama gaiement :
— Coucou Sinistra ! Tu es déjà réveillée ! Comment vas-tu ?
J'émis un grognement face à ce surplus de bonne humeur et rétorquai :
— C'est ta chambre ?
— Oui ! me répondit Aélyia d'un ton enjoué tout en déposant le plateau sur son bureau. Elle est mignonne, non ?
Avant même que je ne pusse répondre, Aélyia m'attrapa par les épaules et me força à me rasseoir sur le lit mouvant. Je voulus protester mais je n'y parvins, manquant considérablement de forces. Aélyia reprit alors le plateau pour s'asseoir en face de moi... et commencer à me faire manger !
— Aélyia ! protestai-je, évitant la bouchée qu'elle voulait me donner.
La jeune femme émit un petit rire avant de reposer la cuillère sur le plateau.
— Désolée... répliqua-t-elle avec amusement tout en passant sa main dans ses longs cheveux noirs effilés. J'ai toujours eu envie de jouer à la poupée !
— Mais voyons ! Tu n'es plus une enfant !
Et je ne suis pas une poupée ! Mais le regard d'Aélyia s'était brusquement voilé et elle déclara sèchement :
— Je n'ai jamais eu d'enfance.
Je me souvins trop tard qu'elle avait passé presque toute sa vie en tant qu'Ombrale... Mais... quand même... ça ne justifiait pas qu'elle se comporte comme si j'étais un bébé de deux mois à nourrir ! Et que, par-dessus le marché, elle m'idolâtre au point d'exposer des centaines de tableaux de ma propre personne dans sa chambre !
— Tu devrais manger, Sinistra. Ton organisme en a besoin...
Cette phrase me fit remonter instantanément tous mes souvenirs en mémoire... Mes potions... mes graines... puis Aélyia qui m'assommait... Mes graines... je devais les voir ! Je me levai précipitamment mais Aélyia avait prévu mon mouvement car elle agrippa violemment mon bras et me força à me rasseoir. J'émis un grognement de protestation tout en la foudroyant du regard :
— Tu dois reprendre des forces ! s'exclama Aélyia d'un ton dur. Tu es à peine capable de tenir debout et tu n'arrives même pas à lutter contre moi ! Alors mange ! Et finies les nuits blanches et les potions énergisantes !
Aélyia ancra son regard dans le mien et je fus incapable de lutter. Alors que je maudissais cet état de faiblesse, elle poursuivit d'un ton plus doux :
— Sinistra, je fais ça pour ton bien. Pas pour t'embêter. Tu es trop obsédée par ces potions : tu dois te détendre un peu.
— Mais... commençai-je à protester vainement.
— Il n'y a pas de mais, Sinistra. Tu dois te reposer, même si tu te crois invincible. Personne ne l'est, Sinistra... tout le monde a besoin de dormir et de manger sainement.
Je poussai un soupir et Aélyia poursuivit :
— Et tant que tu ne m'auras pas promis que tu prendras soin de toi en mangeant sainement et en te reposant, je ne te laisserai pas seule.
Devant mon absence de réponse, elle ajouta d'un ton menaçant :
— Et ne pense pas que je suis trop faible pour imposer ma volonté.
De nouveau, je compris l'allusion à son passé d'Ombrale où elle avait été formée dans un unique but : lutter à mort. Si seulement je n'avais pas levé cette fichue malédiction ! Je pourrais faire ce que je voulais sans qu'Aélyia se prenne pour ma mère. Finalement, je comprenais pourquoi Malefik avait transformé tous ses habitants en Ombrals ; pour avoir la paix. J'eus un instant l'envie de réinstaurer ce Sortilège, avant de me rappeler les raisons qui m'avaient poussé à le rompre... Je me sentais trop seule... Trop seule... que c'était risible ! Comment pouvais-je me sentir trop seule, moi qui avais toujours rêvé d'indépendance ? Je suis une sorcière ! J'ai grandi en pensant que j'étais la déesse du mal ! Mais, alors pourquoi ? Pourquoi ai-je besoin des autres ?!
— Sinistra... ?
La voix inquiète d'Aélyia me tira hors de mes sombres pensées et je relevai la tête vers elle.
— Sinistra... Promets-le-moi...
— Oui... murmurai-je faiblement.
Un sourire se dessina sur le visage d'Aélyia et elle se pencha vers le traversin pour attraper la peluche qui me représentait. Elle émit un petit rire insouciant avant de se diriger en sautillant vers la porte. Elle se retourna et déclara, avant de quitter sa chambre :
— Je suis si heureuse d'avoir pu t'aider, Sinistra ! Bon appétit !
D'avoir pu m'aider... c'est ça... tu veux dire imposer ta volonté...
Malgré tout un soupçon de bonne humeur m'envahit et je terminai de manger sans me presser le petit-déjeuner qu'avait préparé Aélyia. Je notai avec une certaine joie qu'il était presque aussi bon que ceux d'Angie ; et accessoirement cent fois meilleur que les miens. Je finis par sortir de la chambre illuminée d'Aélyia et me rendis dans mon laboratoire, ayant la ferme intention d'observer mes graines de lentilles. Enfin, un petit peu...
Aélyia s'y trouvait déjà, en train de passer le balai, et elle m'adressa un sourire éclatant en me voyant arriver. Je me dirigeai vers mon étagère et constatai que la poupée d'Aélyia me représentant était installée à côté d'un des bocaux, son regard vitreux fixé sur lui. Je me surpris à sourire malgré moi face à cette mise en scène. Je détournai mon regard de la peluche pour contempler mes bocaux et je notai avec enthousiasme qu'ils avaient nettement grandi depuis la dernière fois où je les avais vus. Finalement, Aélyia n'avait peut-être pas tort... Comme pour confirmer mes pensées, je vis la jeune femme arriver près de moi et elle déclara avec un sourire espiègle :
— Elles ont bien grandi, n'est-ce-pas ?
Je me contentai d'approuver d'un faible signe de tête, mais cela n'empêcha pas Aélyia de poursuivre avec enthousiasme :
— Eh bien... Qui avait raison ?
Je la vis esquisser un ravissant sourire, avant de s'éloigner en chantonnant gaiement. Je poussai un soupir face à cette attitude enfantine. Était-ce vraiment amusant de me faire remarquer que j'avais eu tort ?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top