Chapitre 13 - Partie 4 - Les ressorts de la télépathie
Heureusement ou pas, les gardes ne nous avaient pas davantage tiré dessus depuis que nous nous étions arrêtés, et l'un d'eux déclara d'une voix bourrue :
— Rendez-vous et suivez-nous jusqu'au palais du Roi.
***
La part de mon esprit curieux enregistra l'information intéressante selon laquelle Marina était sous régime monarchique, mais ce fut surtout l'inquiétude qui se propagea en moi. Selina me dévisageait à présent avec épouvante et je décidai de communiquer avec elle par télépathie :
— Je crains que nous ne devions suivre leurs ordres...
— Oui... Sinon ils vont lancer d'autres fléchettes et elles vont forcément finir par nous atteindre. J'espère que le Roi sera plutôt clément envers notre intrusion... Je...
Selina eut un instant d'hésitation avant de reprendre à ma grande surprise :
— Je suis désolée de ne pas t'avoir écouté.
— J'aurais dû mieux te persuader...
Nous nous résignâmes à suivre la direction indiquée par les soldats. À peine avions-nous quitté le passage oppressant que deux gardes nous saisirent chacun, nous éloignant l'un de l'autre. Ainsi commença une longue marche à travers la planète froide et aqueuse, sous un vent trop vigoureux et une fraîcheur désagréable. Nous finîmes par atteindre une grande demeure somptueuse dont tous les murs étaient ornés par des saphirs. Devant l'imposant palais, s'édifiait une statue néanmoins délabrée recouverte de mousse représentant deux femmes, sûrement les déesses Nautica et Oceann. Ce monument semblait en ruine et contrastait fortement avec la propreté du manoir et des jardins alentours.
Toujours escortés par les six gardes, nous pénétrâmes à l'intérieur du château, qui miroitait et scintillait de mille feux, provoquant chez moi un haut-le-cœur face à ce surplus d'ornements étincelants. Au bout de l'allée centrale, se dressait un trône en or chargé de pierres précieuses brillantes, sur lequel était avachi sans aucune grâce un vieil homme plus large que haut aux cheveux et à la longue barbe blancs. Sa main droite tenait un grand bâton argenté, sur lequel il s'appuyait comme s'il était incapable de se maintenir sans. Son visage flasque était couturé par une large cicatrice boursoufflée qui s'étendait de son œil droit jusqu'à son menton ridé. Son unique prunelle vaillante d'un bleu profond luisait de cruauté et nous fixait avec une inquisition déconcertante. À demi-camouflée par ses cheveux hirsutes, une couronne étincelante reposait sur la tête de l'individu que je supposais être le Roi. Son physique et son attitude me révulsèrent, mais je m'efforçai de ne pas détourner mon regard de lui pour ne pas paraître irrespectueux.
Le Roi ne daigna même pas se lever à notre approche, déclarant simplement d'un ton méprisant :
— Vous venez de Flamea : cela se voit avec vos cheveux sang.
« Sang » ?! C'était roux ou auburn, mais pas sang ! Je m'abstins de le faire remarquer ; il ne valait pas la peine d'aggraver notre sort qui semblait déjà très mal engagé.
— Vous rendez-vous compte de l'amplitude de vos crimes ?
— Crimes ? m'indignai-je, ne pouvant me retenir plus longtemps.
— Vous venez de franchir nos frontières inviolables et oser revenir sur un territoire que tout l'univers considère comme maudit. D'autant plus que ce sont vos ancêtres qui ont causé tant de désastres à notre chère planète !
— Nous sommes sincèrement désolés pour l'intrusion, s'excusa Selina, avec une soumission que je n'avais encore jamais vue chez elle. Nous ne recommencerons plus : c'était une erreur et nous la regrettons fortement.
— Bien sûr que vous allez le regretter ! s'exclama le Roi en se relevant brutalement de son trône.
Il manqua de vaciller en avant sous son ventre bedonnant mais se rattrapa grâce à son sceptre.
— Vous devez payer pour vos crimes, et au passage, ceux de vos ancêtres !
— Cela ne vous intéresse-t-il donc pas de savoir comment nous sommes arrivés ici ? m'enquis-je, tentant de dévier la conversation.
— Non ! C'est de la magie noire, dont vous avez toujours été les maîtres absolus ! Vous allez être emprisonnés dans les oubliettes de mon palais, avant d'être écartelés devant tout le peuple réuni !
— Vous ne pouvez pas faire cela ! m'exclamai-je, tandis que j'entendais Selina déglutir bruyamment à côté de moi. Ma mère, la déesse Flora, ira me chercher sur Marina avec toute son armée, en ne me voyant pas revenir. Laissez-nous repartir et aucune destruction ne suivra cette mauvaise rencontre.
— Pff ! Vos menaces ne m'impressionnent pas ! Je suis le Roi de Marina et je ne laisserai pas un gamin, qui se prétend dieu, me dicter ce que je dois faire !
— Qui se prétend dieu ?! répétai-je de plus en plus exaspéré par les propos de cet homme grassouillet qui n'avait aucunement l'allure d'un roi.
— Bien sûr ! Les dieux n'existent pas ! Ce ne sont que des légendes pour faire plaisir aux enfants naïfs de votre âge. Les pouvoirs ne sont qu'une illusion à laquelle tout le monde se force à croire ! Seule la force armée est le véritable pouvoir ! Gardes, emmenez-les !
— Non ! hurla Selina, alors que deux gardes la saisissaient sans ménagement par les bras.
La colère m'envahit brusquement et mon instinct prit le dessus sur ma raison. Je pénétrai dans l'esprit du Roi, qui se révéla être tout aussi désagréable que celui de Morior. Alors que je sentais les pensées du Roi s'affoler face à mon entrée inattendue, je transmis dans son esprit une vague d'images qui l'incitaient à nous libérer. Voyant que son esprit devenait confus face à ces images étrangères, je poursuivis avec davantage d'ardeur mes transmissions. Je diffusais à présent des images de destruction : Marina qui brûlait sous la magie de Maman, les soldats qui expiaient un à un anéantis par les coups de nos propres fantassins, le Roi transpercé par la lance rubis d'Hector. Je me sentais dépassé par cette puissance incoercible qui m'envahissait de plus en plus vite. Je n'avais plus aucun contrôle sur mes actes, jusqu'à ce que tout cesse brutalement.
Il n'y avait plus qu'un seul sentiment : la peur. Similaire à celle que j'avais perçue la veille dans l'esprit de Selina. Une peur ardente, qui venait de tout dévaster. Puis, il n'y eut plus rien. Le néant émotionnel. Et l'esprit du Roi commença à se refermer sur lui-même... Sentant ma propre conscience se faire coincer dans la sienne, je cédai à nouveau à la panique et mon esprit s'extirpa tout seul de celui inanimé du Roi.
Le corps du vieil homme bedonnant s'écroula à nos pieds dans un fracas épouvantable. Mon propre corps chancela soudainement et tout me sembla devenir flou autour de moi...
Selina sentit l'emprise des gardes faiblir momentanément, à l'instant où le Roi chancelait pour s'effondrer à terre, raide mort. Elle saisit sa chance et se libéra vivement. Avant qu'ils ne pussent réagir, elle frappa brutalement l'un des deux soldats à l'abdomen, lui coupant ainsi provisoirement le souffle. Tout en poussant un cri de douleur face à la rigidité de l'armure du garde qu'elle venait de percuter, elle saisit les cinq fléchettes accrochées à la ceinture de la sentinelle trop choquée pour l'en empêcher. Elle se retourna vivement vers l'autre soldat, qui venait de reprendre ses esprits, et se hissa sur la pointe des pieds pour planter l'une des fléchettes dans son cou.
Elle s'écarta vivement du soldat qui retombait en arrière pour pivoter vers son premier opposant ; il était revenu à lui et Selina vit un poing foncer vers son visage. Elle s'accroupit vivement pour éviter le coup et, profitant de sa taille d'enfant, elle se glissa entre les jambes du soldat. Elle se releva d'un bond avant de sauter dans le dos de l'homme en armure pour planter une autre flèche dans son cou. Un sang chaud se mit à couler le long de ses doigts alors que le garde tombait en avant. Selina grimaça de dégoût et s'essuya prestement sa main sur sa tunique.
Ainsi libérée de l'emprise de ces deux soldats, elle analysa rapidement la situation. Le Roi était effondré par terre, inerte. Ardalis était toujours aux mains de deux gardes, affaibli et sans force. Se pouvait-il qu'il fût à l'origine du décès soudain du Roi ? Quoi qu'il en fût, Selina devait le libérer de l'emprise des deux gardes, pendant qu'elle en avait encore l'opportunité. Ceux-là n'étaient d'ailleurs pas très réactifs car ils dévisageaient encore le Roi décédé à leurs pieds. Elle n'attendit pas plus longtemps pour lancer avec une précision remarquable deux fléchettes dans leur nuque. Ils s'effondrèrent et Ardalis aussi se mit à chanceler. Selina se précipita vers lui et le ressaisit par les épaules avant sa chute :
— Ça va ?
— Je... marmonna Ardalis, une expression hagarde emplissant ses prunelles gris-vert.
Il fut incapable d'ajouter d'autres mots et Selina sentit son corps devenir de plus en plus lourd.
— Non, ne t'évanouis pas, Ardalis ! s'exclama la jeune fille.
Ardalis rouvrit à peine les yeux et Selina n'hésita pas un instant supplémentaire avant d'employer la méthode forte. Elle prit sa respiration, demanda mentalement pardon à Ardalis pour ce qu'elle s'apprêtait à faire, et elle brandit sa main pour gifler le prince de toutes ses forces.
— Aïe ! s'exclama Ardalis en se redressant brusquement pour s'éloigner de Selina. Mais ça ne va pas la tête ou quoi ?
— Tu allais t'évanouir, justifia succinctement Selina. Il faut que nous sortions d'ici au plus vite avant que d'autres sentinelles ne rappliquent.
Sans attendre de réponse de sa part, Selina s'agenouilla auprès des gardes défunts pour récupérer leurs fléchettes. Puis elle se précipita vers la sortie du palais, imitée par Ardalis. Bien que l'envie de s'évanouir était passée, son esprit demeurait toujours aussi tourmenté par ce qu'il venait de se produire. Il ne cessait de penser à son duel mental avec le Roi, ressassant toujours et toujours les mêmes images qu'il ne parvenait pas à accepter. Comment avait-il pu le tuer juste par télépathie, alors qu'il ne souhaitait même pas sa mort ? Il voulait juste le convaincre de les laisser partir, et non pas le tuer ! En plus, Morior n'avait cessé d'affirmer qu'il était faible et dépourvu du moindre talent en matière de télépathie... Le jeune garçon se rendait compte qu'il n'avait aucun contrôle sur son pouvoir et cela le terrifiait plus que tout...
Selina avait bien compris qu'elle ne pourrait pas compter sur Ardalis en cas d'attaque étant donné son état d'inconscience particulièrement élevée. Heureusement, il n'y avait personne dehors et les gardes ne s'étaient pas encore lancés à leur poursuite. Une autre inquiétude que celle pour sa propre survie avait trouvé son chemin dans les pensées de Selina. Elle était soucieuse pour Flamea : si les habitants de Marina découvraient en suivant leur trace le passage qui les mènerait tout droit vers les autres planètes, ils n'hésiteraient pas un seul instant à se venger du meurtrier de leur Roi...
Devait-elle risquer la quiétude de sa patrie pour sauver sa propre vie et celle du prince ? Malheureusement, la réponse se fit rapidement à son esprit et elle se sentit atrocement coupable. Oui, elle devait prendre le risque de rentrer sur Flamea, sinon Flora et son père s'inquièteraient... et tout serait encore pire. Tout était sa faute, si seulement elle ne s'était pas montrée aussi curieuse... Avec un peu de chance, aucun habitant de Marina ne parviendrait à remonter leur piste... ou peut-être Flora trouverait-elle un moyen de les empêcher d'envahir Flamea. Tant d'hypothèses qu'elle aurait voulu pouvoir confirmer à cet instant précis.
Lorsque Selina traversa de nouveau le passage étroit entre les deux falaises, la peur s'installa davantage en elle. Scrutant avec anxiété le ciel et prête à répliquer avec ses maigres fléchettes en cas d'attaque, elle continua son chemin, suivie par Ardalis. Toutes ses inquiétudes se dissipèrent lorsqu'ils quittèrent le passage exigu sans que personne ne les ait interrompus.
Ils étaient presque arrivés à la grotte qui abritait le mystérieux arbre doré : il ne leur restait plus qu'à la retrouver dans la forêt. C'était là bien plus difficile que Selina ne l'avait imaginé : contrairement au reste du trajet, elle ne parvenait pas à se remémorer et à retracer le chemin qu'ils avaient emprunté à l'aller. D'autant plus qu'Ardalis ne faisait vraiment aucun effort pour l'aider. Selina commençait à désespérer lorsqu'elle arriva pour la troisième fois dans la même clairière. Pourquoi avoir caché la grotte au beau milieu d'un labyrinthe touffu ? Ne parviendraient-ils jamais à revenir sur Flamea ?
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