Épilogue


Novembre – 3 mois plus tard

Emmitouflé dans une veste épaisse, un bonnet sur la tête, j'arpentais les grandes rues de Seattle. L'effervescence de la ville me permettait d'être dans mes songes sans que ça ne se remarque. Ici, au milieu des concertos de klaxons, des discussions de groupe ou téléphoniques, je passai inaperçu. Les piétons traversaient les trottoirs à une vitesse affolante, levant rarement les yeux. Petit, ça m'avait longtemps étonné de voir que mon père était un des seuls à le faire. Je ne comprenais pas ce qu'il y avait de si beau, en hauteur ou autour de nous.

Dorénavant, je le comprenais un peu mieux. Même si nos regards étaient différents. Il se délectait sans doute des architectures travaillées tandis que j'étais fasciné par le rythme de la ville. On croisait des centaines de vies chaque heure sans jamais en connaître aucune. On ne gardait que des bribes, un mot d'une discussion, un geste, un rire ou une expression mystérieuse que l'on se plaisait à interpréter. Et puis, au détour d'une rue, on changeait presque d'univers. On quittait les gratte-ciels prétentieux et les hommes en costard pour découvrir les hauteurs de Queen Anne et ses maisons colorées. Le hasard n'amenait jamais réellement au même endroit et chacun de ces endroits réservait de belles surprises.

Je ne savais si j'étais plus amoureux de cette ville que du sentiment qu'elle me procurait. Je voulais y passer des heures à flâner, l'esprit traversé de toute sorte d'idées et le cœur en pause. S'y balader était comme un voyage intérieur.

Après avoir passé plusieurs heures autour du lac, j'entrai tout juste dans le quartier de Phinney Ridge quand mon portable vibra une énième fois. C'était mon frère : « T'es où ? On t'attend. ». L'angoisse que j'avais semée en ville me rattrapa subitement. Je pouvais les rejoindre en une demi-heure par le chemin direct ou je pouvais suivre des détours au gré de mes envies... À quoi bon ? La destination restait la même.

Les conseils du Dr Beckergam, enfouis dans ma tête, me poussèrent à assumer. J'empruntai le trajet ordinaire. C'était ce que je voulais ; je ne devais pas laisser la peur ou le stress régner sur moi. C'était dur, pas impossible. Alors, j'y allais. Je me bousculai, non pas par fierté, mais parce que j'en ressentais l'envie depuis un moment. J'étais prêt. Je le sentais au plus profond de moi. J'avais des tonnes de choses à leur dire. Des tonnes de choses à ressentir au lieu de les étouffer.

L'air frais de l'automne s'engouffrait dans mes poumons, les feuilles rouges et orangées voletaient autour des habitants, une odeur de bois fumée s'échappait des maisons. Les décorations de la veille, pour Halloween, prédominaient encore tous les quartiers de Seattle. J'adorais cette période d'entre-deux avant les fêtes de famille qui s'enchaînaient. L'arrivée de Thanksgiving forçait les personnes à retrouver une certaine humilité, plus ou moins fausse. Il y avait une atmosphère particulière, propre à ce moment de l'année. Je retrouvais un calme que j'appréciais par-dessus tout ; le fameux et éternel calme avant la tempête, de ma vie.

Cette année, il n'y avait pas réellement de tempête à l'horizon. Les fêtes ne s'imposaient plus comme un affront, je parvenais même à m'en réjouir. Nous allions passer un Thanksgiving commun avec la famille Gallagher et nous partions en vacances pour Noël, sur un coup de tête de Chris. J'acceptais de jouer le jeu. J'acceptais de passer au-dessus du manque et de la tristesse que tout cela me suscitait. Je faisais au mieux.

Même quand il s'agissait de braver ma plus grande peur.

Garrett et Billie m'attendaient sagement. Derrière eux se dressait un panneau beige que j'avais toujours évité de regarder. Crown Hill Cemetery. Je détournai aussi vite le regard, remarquant que mon frère et ma sœur étaient bien habillés. J'eus honte tout à coup de ne pas être repassé à la maison pour enfiler une meilleure tenue. Mais bon... C'était stupide, non ? Les morts ne voyaient pas.

– Il est là ! Tu vois, je t'avais dit qu'il viendrait, se réjouit Billie.

Elle accourut vers moi et j'eus le droit à sa nouvelle fantaisie de la semaine : un check de mains personnalisé. Sa joie me compressa l'estomac tout en me réconfortant. Ça aussi, c'était nouveau et bizarre.

– T'aurais pu répondre aux messages, bougonna Garrett.

– Pas grave, Gary ! Au moins il est là, assura notre sœur.

Elle nous saisit mutuellement les mains comme pour nous empêcher de partir. Nous savions lequel d'entre nous elle retenait réellement.

– C'est vrai... Merci d'être là.

Surpris, je redressai la tête. Garrett s'était calmé. Il m'observait avec une lueur indescriptible dans les yeux. J'y lisais un mélange de reconnaissance et de peine. Je n'avais encore jamais imaginé que ma présence ici comptait pour eux. Combien de fois les avais-je abandonnés avec mes refus ou mes faux bonds de dernière minute ? Dans mon égoïsme habituel, je ne les avais pas tant soutenus à travers ce deuil... Pour ne pas dire, pas du tout.

Dès notre premier pas dans le cimetière, j'eus l'impression de ne plus pouvoir respirer. Les arbres à quelques mètres se brouillèrent de ma vue. Et la même chaleur montait en moi. Quand mes doigts et mes membres se mirent à trembler, je fermai les yeux avec le terrible souhait de tout éteindre en moi. Je ne lâchai pourtant pas la main de ma sœur, c'était mon ancre. Elle me rappelait que je n'étais pas seul.

– Leander, qu'est-ce que t'as ? paniqua Billie.

Elle secoua ma main pendant que Garrett posait la sienne dans mon dos. Toutes ces craintes, je n'avais pas à les vaincre tout seul, car je ne l'étais pas. Je n'étais pas seul.

– Je sais que c'est dur... On est là, dit-il.

Le bourdonnement dans mes oreilles augmenta. C'était la bombe de tristesse qui s'apprêtait à me submerger. Je luttai comme je le pouvais. Je martelai mon esprit d'encouragements : ça allait aller, j'en étais capable, je n'étais pas seul. Comme pour le confirmer, Garrett me serra contre lui mais j'eus un sursaut de recul. Il ne me lâcha pas, le bras noué à mes épaules. Puis, je crus entendre son cœur se briser dans sa voix craquelée.

– S'il te plait...

Il l'avait murmuré mais je l'avais entendu, cet infime appel à l'aide. Ça réveilla quelque chose en moi qui fus plus fort que le reste. Je pris une énorme inspiration, ouvris les yeux et fis face à la réalité. J'observai les environs pour chasser la crise d'angoisse. De nombreux sapins apportaient de la couleur au cimetière. Le vent portait avec lui les senteurs des différentes fleurs déposées auprès des tombes. Ce lieu n'avait rien d'effrayant. Le silence qui y persistait était lénifiant.

Billie, toujours près de moi, me regardait avec douceur. Garrett s'était légèrement éloigné mais il m'observait aussi. Ses yeux baignés de larmes, qui se refusaient de tomber, ravivèrent ma douleur. Timidement, j'hochai la tête.

Aussitôt, notre sœur lui reprit la main et nous entraîna naturellement dans une des allées. Le simple fait qu'elle connaissait ce chemin me détruisait. D'abord, parce que ce n'était pas un chemin à connaître à son âge. Ensuite, parce que moi je ne le connaissais pas, trop lâche pour venir ne serait-ce qu'une fois.

« Tu le feras quand tu seras prêt » m'avait adressé Beckergam six mois plus tôt. Et un beau jour, après des heures de thérapie profonde, il m'avait dit : « Tu es prêt. » en insistant sur l'importance de cette étape. Je le savais mais j'avais tout de même attendu trois mois de plus avant de me lancer. Ça avait été comme une révélation et un nouveau sentiment d'incomplétude. Un manque d'une autre nature, assez vite devenu un besoin.

C'était dur de continuer d'avancer sans vraiment savoir quand on allait s'arrêter mais savoir ce qui m'attendait. Serait-ce aussi horrible que dans mes cauchemars ? Cette réalisation concrète que tout était fini, ferait-elle taire cet espoir vain de pouvoir retrouver ma vie d'avant... J'avais peur, terriblement peur de découvrir s'il était possible de souffrir plus que je ne le faisais déjà.

Billie lâcha nos mains et accourut vers une grande pierre tombale, entourée de dizaine de bouquets de fleurs naturelles ou factices. Je reconnus même une de ses peluches que je pensais disparue. Elle redressa un ou deux vases tombées puis s'accroupit devant. Je tournai la tête vers Garrett. Il n'avait pas l'air de vouloir s'approcher davantage. Je devinais, à son regard vide et sa mâchoire serrée, que lui aussi menait un combat contre lui-même.

Le cœur à découvert, je m'avançai à petits pas. Une fois pour toutes, je m'obligeai à poser les yeux sur la pierre grise et ses inscriptions :


WOOTEN

Barth Georges                        Julianna Rose

Juillet 1973 – Mai 2016            Mars 1973 – Mai 2016



Ce fut comme un coup de poignard. Vif et insupportable. Et quand il se retira, il emporta tout en moi. Il me laissa vide et sans force. Je n'en eus même pas pour pleurer. J'étais là sans l'être véritablement, comme si je m'éteignais jusqu'au bout.

Mes yeux ne pouvaient plus se détacher de cette tombe où je n'étais pas, où j'aurais dû me trouver. Ça me paraissait inconcevable que la vie si précieuse d'une personne puisse être d'un seul coup et n'être réduite qu'au néant pour l'éternité. Un jour, on se levait auprès de ses parents, le lendemain on les enterrait et ils n'étaient plus que des gravures sur une pierre. Plus que du passé impalpable, des souvenirs.

Moi, j'étais là. Debout.

Et j'avais passé les deux dernières années à fuir l'inévitable. Un vrai lâche... J'avais fait l'autruche avec la certitude immature que cela finirait par rentrer dans l'ordre. J'étais stupide. Qu'est-ce que je croyais ? J'avais vu mes parents morts sous mes yeux. On ne pouvait pas avoir de meilleure preuve.

Pourtant, j'avais passé des heures à les chercher à l'hôpital après le crash. J'avais passé des jours entiers à les attendre, comme un enfant qui ne comprend pas la mort. Ce n'était évidemment pas le genre de peine consolable, ça.

Épris de honte, je m'effondrai dans l'herbe mouillée et froide. J'étais misérable. Tout le poids traîné derrière moi me tomba dessus. Tous les regrets, les erreurs, les déceptions, les attentes, les culpabilités... C'était lourd. Trop lourd.

Je fermai mes bras autour de mes jambes comme un bouclier de survie. Un bouclier qui ne suffisait pas, car je sentais encore les émotions passer à travers. Jusqu'à ce que les petits bras de Billie et les imposants de Garrett s'ajoutent. Et que tout explose... Les sanglots me prirent par surprise Ils me déchirèrent les poumons en mille morceaux.

J'étais là. Vivant.

J'étais vivant.




Les heures s'écoulèrent à une vitesse folle. Les cloches de l'église avaient sonné plus de cinq fois. Billie s'était endormie de fatigue dans les bras de Garrett. Mais, nous n'avions pas changé de place, assis dans l'herbe. Il la berçait tendrement, le regard sur la tombe des parents. Nous étions en quelque sorte réunis. Tous les cinq. C'était le maximum que l'on pouvait avoir... Au lieu de m'attrister, ça m'apportait du réconfort.

– Est-ce que tu te souviens comme ça agaçait papa que maman ne porte pas son nom ?

J'acquiesçai. Ma mère et sa sœur avaient établi un pacte amusant dans leur adolescence : elles n'abandonneraient jamais leur nom de famille de jeune fille, Hollington, ainsi elles restaient jeunes pour toujours. Mon père s'était plié à la règle, tout comme Chris. Il n'y prêtait aucune importance toutefois il s'était souvent amusé à le lui rappeler.

– Et quand elle lui demandait de faire quelque chose et qu'il répondait des fois, avec toujours la même voix, « Quand tu porteras mon nom ». Elle ne pouvait se retenir de répondre à chaque fois...

Si tu me promets l'éternité.

– Si tu me promets l'éternité, murmura Garrett.

La tête posée contre celle de Billie, il souriait paisiblement. Je suivis son regard afin de relire le nom gravé, Wooten, celui de mon père. Je m'en voulais de découvrir ça maintenant tout simplement parce que je n'avais jamais osé venir. Mais, ce petit détail me plaisait beaucoup. Mon père et ma mère avaient enfin eu ce qu'ils désiraient chacun. Un même nom de famille et une éternité.

Garrett se mit tout à coup à rire :

– Quel drama queen quand même !

Je ricanai à mon tour. C'était un surnom bien choisi pour ma mère. Penser à elle de cette manière me réchauffait le cœur.

– On devrait y aller, il commence à faire froid, se décida-t-il.

Je réfutai sa proposition lui faisant comprendre de partir sans moi. Je tenais à rester. J'avais une promesse à tenir. Il voulut insister puis se contint finalement. Il prit soin de ne pas réveiller Billie en se relevant et se pencha, à la fois pour déposer un petit trèfle à quatre feuilles près des fleurs et un bisou sur ma tête.

– On se retrouve à la maison.

Je le regardai s'éloigner d'un pas décidé. J'étais de nouveau seul sans me sentir seul. Là était toute la différence. Surtout, j'étais épuisé mais j'avais la sensation de respirer à plein poumons. J'avais relâché la pression que j'imaginais éternelle. Rien n'était fait pour durer. Même quand il ne s'agissait pas de vie ou de mort. Tout changeait. Les endroits, les proches, les sentiments... Nous-mêmes.




Une bonne partie de l'après-midi se déroula. La vie de Seattle continua sans moi. Je ne voulais plus partir, car je ne voulais être nulle part ailleurs. Le soleil commençait à se coucher, mes pieds et mains étaient gelés et une migraine m'assaillait depuis des heures. Pourtant, j'étais bien malgré la peine. Ma présence semblait logique comme si j'avais attendu ça inconsciemment. À tel point que je trouvais dérisoire de ne pas être venu plus tôt.

Je savais que je ne l'avais pas fait car, dans mon labyrinthe du malheur, je m'étais perdu. Et ça non plus, ce n'était pas éternel. Il était vrai qu'il était facile de franchir ses propres limites et de finir par se perdre. Mais, ça ne s'arrêtait pas là. On se perdait et quoi ? Est-ce que l'on faisait tout pour se retrouver ? Est-ce qu'on s'abandonnait totalement ? Ou est-ce que l'on faisait en sorte de devenir une tout autre personne ?

J'avais fait mon choix.

Je sortis de ma poche une enveloppe froissée. Elle contenait une lettre et la photo polaroid qui m'avait aidé à l'écrire. On y voyait mes parents avec Garrett près de ma mère et moi dans les bras de mon père. Je ne me souvenais pas de cette journée, je devais avoir deux ou trois ans mais j'adorais le regard que m'adressaient mes parents. J'étais le seul à ne pas sourire et ils avaient l'air de vouloir me partager leur joie. Ça me rappelait que même quand je n'en apercevais pas, mes parents veillaient sur moi. Peut-être comme aujourd'hui et tous les autres jours depuis leur décès...

Alors, je m'étais lancé il y a quelque temps et je leur avais écrit une lettre. La toute première à leur égard. Je la posai contre les fleurs, envahi par un sentiment de paix. J'étais à ma place, ici. J'avais retrouvé mon chemin.

Dans un élan irréfléchi, je tendis la main pour récupérer le papier abîmé. Je le dépliai et retraçai mes mots écrits d'une main tremblante. Je baissai franchement les yeux sur ma lettre et à bout de souffle, j'en lis les premiers mots.

– Papa, Maman... 





__________________ FIN ___________________


Hello, 

Ça y est, j'ai posé le point final à His Cheerless Way. Et je suis contente que ce soit des points de suspension, ouverts sur l'avenir qui attend notre petit Leander.

Un Leander plus si petit d'ailleurs. Comme nous. J'ai remarqué que j'avais posté le premier chapitre de cette histoire il y a 5 ans et je suis encore plus choquée de voir que certain.es d'entre vous ont suivi depuis ce moment là. Ou depuis, 3, 2 ou 1 an avec une patience EN OR. Comment faites-vous ? Apprenez-moi car en tant que lectrice je serais morte de l'intérieur !

C'était tellement le pur bonheur d'écrire sur Leander et... son malheur. Dit comme ça, c'est horrible mais il fait partie de mes personnages préférés. Je ne pensais pas autant m'investir dans sa vie, son vécu et ses émotions. Il m'a fait me questionner de nombreuses fois et réfléchir sur des choses aussi basiques que la mort, l'amitié, la force mentale, l'amour, la culpabilité. 

Il m'a fait tomber amoureuse d'Ayden, en même temps que lui ahah ! Et je sais, après avoir lu les commentaires sur mon dernier chapitre, que quelques un.es d'entre vous voudront ma peau pour ne pas avoir officialisé leur relation mais... Hey, that's Life ! Selon vous, que se passera-t-il ?

Leander m'a aussi fait tomber amoureuse de Garrett, de Nills, de mon univers tout simplement. Encore une fois. À tel point que, comme je vous en ai déjà parlé, j'ai démarré On My Way  pour pouvoir suivre leur dernier année de lycée et leur faire des adieux corrects. Ce sera évidemment l'histoire de Nills qui se déroule à la même période que cet épilogue, vous pourrez donc suivre en trame secondaire l'avancée de notre enfant (toujours plus, oui).

Merci pour cette troisième histoire que vous m'avez  aidée à conclure. J'espère qu'elle vous aura plu du prologue à l'épilogue. Merci pour votre attente, vos messages d'encouragement, vos petits coups de pression, merci d'avoir été des lecteur.ices de folie ❤️

Et que la voix de Leander vous guide dans vos vies ! 

Bye bye 

Nagemy_

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