41 - Endeavor
Août - 1 mois plus tard
Attendre devant ce grand bâtiment qui nous avait auparavant enfermés durant des mois avait quelque chose d'ironique. Comme si l'on s'auto-amenait à l'abattoir. Les interpellations des journalistes et les flashs de leur appareil photo rendaient la situation encore plus irréelle. Nous étions soudainement la source du plus grand évènement médiatique du mois, voire de l'année alors que personne ne se souciait de nous avant.
Avant que l'on se révolte, avant que l'on sorte, avant que l'on continue de lutter. Ça avait du bon, puisqu'au fond c'était ce qu'on avait voulu, mais ça reflétait des réalités qui étaient à vomir. Je les détestais, je détestais ce moment, je détestais cette stupide idée de reconstitution quémandée par le tribunal. Je détestais sûrement aussi le fait que, quatre mois après ma sortie, je redoutais toujours ce lieu. La peur m'agrippait aux tripes. J'usais du moindre effort pour ne pas le montrer, pour respecter les autres mecs qui se contenaient aussi.
Comme Regan et Jake sur ma droite. On se tenait immobiles, tendus par l'angoisse. Le menton relevé dans un semblant de courage. On souhaitait, tous, sans doute bien paraître devant la foule curieuse et nos camarades. Ou peut-être que c'était nous-mêmes que l'on essayait le plus d'impressionner.
Nous étions plus d'une soixantaine, dispersés devant les grilles qui protégeaient le camp sur des kilomètres entiers. Il y avait de nombreux absents, ceux qui n'avaient pas été convoqués, ceux qui ne souhaitaient pas être impliqués davantage ou ceux qui ne s'en sentaient pas capables... Isaiah faisait partie de ce dernier groupe. Je savais qu'à cet instant, il regrettait de ne pas être venu mais c'était la meilleure décision. Il se remettait encore de sa rencontre avec son père et de tout son passé traumatique. Autant éviter de rouvrir des blessures.
– Qu'est-ce qu'ils foutent ? râla Regan qui n'avait pas lâché des yeux, le groupe d'adultes près du portail.
– Je sais pas mais, ponctua Jake, ça fait 35 minutes qu'on attend et j'en ai marre.
Des policiers discutaient avec la procureur d'État et des avocats depuis notre arrivée et ne nous avaient encore rien dit. Ils nous laissaient patienter, victimes d'un shooting photo improvisé. Les journalistes ne se lassaient pas. Ils étaient retenus à plus de 200 mètres de là par des barrières et des agents de sécurité qui n'hésitaient pas à hausser la voix au moindre abus de leur part. Les ignorer devenait de plus en plus difficile.
– Les gars, apparut Clayton, salut !
– T'arrives seulement maintenant, toi ? l'accusa presque Jake avec un rictus moqueur.
– Mon vieux s'est perdu sur la route !
On suivit du regard la direction pointée par son doigt pour découvrir, à quelques pas, un homme aussi géant que lui. Et très peu amène.
– Parce que tu connais pas le chemin ?
– Qui veut se souvenir de ce trajet ? maugréa-t-il. En plus, c'est les flics qui m'ont déposé ici quand je suis entré à Burket et j'avais dormi dans la bagnole !
Sa remarque eut le pouvoir de nous détendre.
Quand les policiers ouvrirent enfin la grille, il y eut un mouvement général qui trahissait notre impatience. Pourtant, on s'avançait à contrecœur. On y allait par devoir. J'étais prêt à parier qu'aucun de nous n'avait hâte d'entrer ; nous voulions uniquement en finir au plus vite.
Après avoir prouvé mon identité et montré ma convocation aux agents de police, j'eus tout juste le temps de saluer Chris qui me suivait de loin. La reconstitution était confidentielle ; les parents restaient dehors, c'était l'ordre donné.
Sans rien se dire, les trois gars et moi restâmes ensemble, collés comme une seule et même personne. Je trouvais ça rassurant, ce réflexe protecteur qui s'était établi entre nous. En entrant dans le bâtiment, on n'entendit plus aucun bruit. On se rassemblait en silence dans le hall d'accueil encore décoré de stupides posters utopiques. La même odeur rancie circulait dans l'air me rappelant toutes les fois où j'avais préféré retenir ma respiration. Je l'associais dorénavant à l'odeur du mal.
– Bonjour à tous, commença la dame chaleureuse, je suis Mme Rosen, la procureure générale d'État. Je vous remercie d'être autant nombreux aujourd'hui malgré l'épreuve que l'on vous demande d'affronter à nouveau. Cette reconstitution juridique a pour but de revenir sur certains évènements encore flous. Nous vous entendrons chacun dans un premier temps et par la suite, un autre jour, nous entendrons les accusés. Cela permettra de faire avancer plus vite le procès. C'est pourquoi nous vous demandons d'être le plus honnête possible et de nous signaler tous les détails qui vous reviendront à l'esprit, pendant ou après nos interrogations. Ce ne sera jamais trop tard, souligna-t-elle.
Elle prit un temps pour faire circuler son regard noisette dans la pièce. Elle ne s'arrêta que lorsqu'elle crût avoir regardé tout le monde. Toutefois, ça n'avait rien de théâtral. Elle émanait une sincérité apaisante.
– Nous sommes ici pour s'entraider. Nous comptons sur vous comme vous comptez sur la justice.
Ils nous laissèrent un petit temps libre pour se débarrasser de notre stress. Mais, chaque pas de plus dans le couloir principal augmentait mon angoisse. J'avais la terrible sensation que les murs se resserraient sur mon corps. Je me souvenais de ma course poursuite avec Jeff dans ce même couloir, je me souvenais du creux dans ma poitrine que je tentais désespérément de combler à doses de sensations fortes. Et, je me souvenais que toutes ces émotions m'avaient englouti.
La plupart des garçons eurent la même envie. Retourner dans leur aile de dortoir. Cette fois on s'y dirigeait de notre plein gré. Regan et moi atteignîmes l'aile A, presque plongée dans l'obscurité. Les néons de secours éclairaient les portes de chambre ouvertes. Soudain, les ampoules éclatantes du couloir s'allumèrent en même temps que les lumières de nos chambres.
– Y'a au moins un flic futé qui a su trouver les interrupteurs ! rigola un garçon aux grosses lunettes rondes.
– Mec, t'as dit deux mots qui vont pas ensemble : flic et futé, répondit Regan.
Son intervention fit rire tout le groupe néanmoins ça ne dura pas longtemps. C'était dur d'être joyeux entre ces murs. Je nous revoyais en file indienne attentifs aux ordres de nos coordinateurs. Hunter, Julien, Jeff... Ça remontait à longtemps et en même temps, cela paraissait être la veille.
– Putain, il reste encore de l'eau dans le seau !
Tous les yeux se posèrent sur John et le balai qu'il exhibait avec dégoût. Burket Rivers était resté tel que nous l'avions laissé le jour de la mutinerie... Il n'y avait que la vie qui avait quitté ce lieu néfaste.
J'ignorais les discussions qui commençaient pour entrer dans la petite pièce qui m'avait servi de chambre. Étrangement, elle ne me provoqua aucune réaction. Je n'y avais pas plus souffert qu'ailleurs. Je la trouvais froide et triste. Tandis que les autres collaient toujours des choses personnelles au mur, je n'avais jamais rien accroché. Je refusais de m'installer dans un endroit que je considérais comme temporaire. Je posai mes bagages qu'une fois arrivé à destination. Et cette chambre n'avait été qu'un énième lieu de passage dans ma vie.
Dans mon placard, je retrouvai les cartes écrites de Billie cachées dans des habits. Je remis la main sur un flacon de teinture à moitié vide et la maquette cassée de Garrett dont j'avais gardé le moindre morceau. Je cachai les papiers de Billie dans ma poche de pantalon puis me retournai vers le lit miteux que le Sergent Blondie m'avait une fois retiré, contre lequel le coordinateur m'avait agressé... Mais, sur lequel j'avais partagé de bons et de forts moments avec Isaiah. Je voulais me souvenir de ça aussi, des choses qui m'avaient fait tenir et grâce auxquelles j'étais sorti de cette prison.
Je ne tins pas une seconde de plus ici. Je retrouvai Regan dans sa chambre semblable à la mienne, neutre. Il était assis sur son matelas, si pensif que mon entrée ne le perturba pas. Il releva la tête quelques secondes plus tard, une expression indéchiffrable plaquée au visage. Où était-il parti ? Qu'est-ce que ce lieu lui rappelait ?
On ne s'était jamais raconté nos expériences respectives. Je ne savais pas combien de temps il avait déjà passé à Burket avant mon arrivée et tout ce qu'il avait pu traverser. Regan ne parlait jamais de ça. Mais aujourd'hui, contre toute attente, il le fit :
– Quand Is' et toi m'avez parlé de votre plan de mutinerie, il y avait une part de moi qui refusais de partir d'ici. Parce que je préférais être n'importe où que d'être chez mes parents. Être traité comme une merde ça m'était plus supportable que les remarques et les attentes de mon père... Parce qu'en fait, c'était ce que je pensais mériter. Les coups, les tâches fatigantes, les insultes, les privations, je les supportais parce qu'à la fin de la journée, y 'avait cette éternelle petite voix qui me persuadait que je le méritais. C'était exactement leur but à eux, Perrin et ses toutous, et ils l'ont atteint avec nous tous. On est tous détruits de l'intérieur. Souvent, je me demande si c'est le genre de choses que l'on répare vraiment. Ça fait peur, non ?
Je hochai la tête, le rejoignant sur le fond de sa pensée. Toutefois, j'étais plus optimiste que lui à son égard. Il allait s'en sortir, il parviendrait un jour à redorer sa confiance en lui.
– Isaiah était peut-être drogué, et pas trop lui-même, mais c'est quand même lui qui nous a rappelés qu'on valait plus que tout ça et qu'on devait se battre. Comme s'il le savait inconsciemment, comme s'il ne s'était pas oublié...
Un rire tranchant nous surprit tous les deux. Un mec de petite taille, une touffe de cheveux posés sur le crâne, nous observait à la porte de la chambre. Les gars le surnommaient Mercury, comme Freddie, à cause de ses dents proéminentes. Il ne m'avait jamais inspiré confiance.
– Pourquoi tu prends comme exemple le mec le plus foutu du camp ? trancha-t-il. Il est où d'ailleurs le fils à papa ?
Regan se releva immédiatement. Je sentais sa nervosité prête à exploser en mille morceaux. J'étais même surpris qu'elle soit plus vive que la mienne.
– Est-ce qu'on t'a parlé, connard ?
– C'est quand même à cause de lui que tout ça existe, il pourrait nous honorer de sa présence... Le grand Isaiah Perrin !
– Ferme ta gueule avant que je t'oblige à le faire, grogna Regan qui se rapprochait encore.
De mon côté, je ne ressentais rien. Les mots de ce con me passaient au-dessus de la tête. Nous connaissions la vérité. Nous connaissions le vrai Isaiah qui ne devait pas être mêlé aux actions de son père. Ce dernier nous avait enfermés, son fils nous avait libérés. C'était Isaiah Price.
– C'est grâce à lui si t'as un lit, de la bouffe et de l'eau chaude tous les soirs maintenant, continua mon ami. Alors, je te le redis : ferme-la.
Mercury rit de plus belle.
– Grâce à lui parce qu'il a osé parler de ce qu'il savait depuis 4 ans ?! C'est une belle tapette comme son père, rien de plus.
Je dus retenir Regan, hors de lui, et poussai l'intrus hors de la pièce. Je claquai la porte derrière lui pour calmer le jeu. On ne pouvait pas déclencher de bagarre, ça risquait de tout faire tomber à l'eau. Il me détailla de la tête au pied en un seul regard puis cracha :
– Depuis quand est-ce que t'es celui qui calme les autres ?
Ça me surprenait autant que lui. Quelques minutes plus tôt, l'angoisse m'avait saisi. Je m'attendais à être submergé d'émotions en revenant dans les lieux précis, comme ma chambre, mais je ne ressentais plutôt qu'une seule chose, du soulagement. Car, c'était un pan de mon histoire que je m'apprêtais à clore. Plus rien ne comptait.
Je lui répondis sur mon petit carnet par une autre question : « Depuis quand t'es celui qui s'énerve quand on attaque Isaiah ? ». Il retrouva son sourire énervant.
– Is' en a assez bavé, y'en a marre de ces enfoirés sans cerveau. On devrait tous se serrer les coudes.
Il me contourna, ouvrit la porte à toute volée et s'en alla sans m'attendre. Je lui emboîtai le pas, surtout parce que j'avais peur qu'il s'en prenne à Mercury. Mais, il le dépassa sans lui accorder aucune attention de plus.
Dans la salle commune, tout le monde se rassemblait à nouveau face aux policiers. On forma automatiquement des rangées presque droites à l'instar de soldats bien dressés. Je ne l'aurais pas remarqué si un agent ne s'en était pas moqué auprès d'un collègue. Je n'y voyais rien d'amusant, c'était plutôt triste et effrayant.
Notre devoir juridique commença très vite car on nous demanda de raconter la bagarre générale qui s'était déroulée dans cette pièce. Lorsque la juge demanda comment tout avait commencé, il y eut 60 paires de yeux qui me dénoncèrent. Je dus retracer toute ma course à un agent qui « jouait le rôle » de Sergent Blondie et un autre qui prenait des notes à toute vitesse. Quand on revint dans la salle commune, je racontai par écrit l'attaque violente de Jeff que tous les autres confirmèrent avec leur propre version de l'histoire.
Toute la matinée fut alors consacrée à ce qu'ils appelaient les « altercations avec témoins ». Regan raconta pour nous deux notre découverte de l'entrée de l'aile Z et notre nez à nez avec le fameux coordinateur Christopher. Je pus revenir sur mon agression dans la chambre. Ça me soulagea également d'aborder toutes les violences que j'avais subies. Dans le réfectoire, dans les cuisines, dans les couloirs, dans la salle d'isolement... Même la policière qui avait recueilli nos témoignages s'était étonnée d'entendre le nom de Jeff si souvent. Apparemment, je n'étais pas le seul à avoir des confessions à son sujet. J'étais content de ne pas l'épargner en dépit du personnage innocent qu'il avait voulu créer.
À la pause du déjeuner, tout le monde avait l'air éreinté. C'était épuisant de creuser autant sa mémoire et de réveiller tous ces souvenirs douloureux.
– Ça va, Leander ? s'enquit Jake qui arrachait des brins d'herbe.
Les flics étaient parvenus à nous trouver un coin sans journalistes. Sur un des champs qui s'étendaient à perte de vue, autour de Burket. Ce n'était pas surprenant qu'il se soit établi au milieu de nulle part. Les souffrances étaient inaudibles ainsi.
Je haussai les épaules machinalement. Mes acolytes comprirent qu'il s'agissait cette fois plus d'un non que d'un oui car ils grimacèrent.
– Tu sais que c'est pas une obligation tout ça ? souligna Clayton bienveillant. On arrête quand on veut, on dit ce qu'on est capable de dire, c'est tout. Toi c'est l'aile Z qui t'angoisse, non ?
J'approuvai. Il touchait en plein dans le mille. Je redoutais que ma descente dans l'aile Z me provoque des flash-backs brutaux. Mon cerveau ne fonctionnait pas comme ceux des autres, il avait tendance à rester bloqué sur des moments qui l'avaient brutalisé.
– Bah t'es pas obligé d'y aller si tu le sens pas.
– C'est vrai que t'en as déjà fait beaucoup, s'exclama Jake.
Regan appuya leur propos d'un vif mouvement de tête. C'était touchant de les voir prendre soin de moi, chacun à leur façon. Naturellement, j'eus envie de leur partager ce que je ressentais. Quand je leur tendis mon papier, ils le lurent, attentifs : « En vrai je me sens pas obligé. Je le veux mais j'ai peur. De revoir les lieux avec du recul, de repenser à tout, de peut-être me souvenir de ce que j'aurais pu oublier. Des fois, c'est mieux de pas savoir non ? »
Regan secoua aussitôt la tête, désapprouvant une partie de mon message.
– Des fois c'est mieux de pas savoir, ouais, rebondit-il d'un ton agacé, mais ça dépend pour qui. Pas pour toi. Tu fais partie de ces gens qui veulent rien oublier, même quand ça fait mal et que c'est dur à supporter. C'est pas parce qu'on a peur qu'on doit pas le faire.
– Une chose est sûre : si tu retournes là-dedans, tu le fais pour toi et pas pour tous ces gens, conclut Jake.
Je n'étais pas certain de savoir pour qui je le faisais... Soudain, le crissement d'une voiture sur le gravier nous fit tous tourner la tête. Une superbe voiture noire mate se gara près des grilles d'entrée. Certains d'entre nous se levèrent par curiosité ou par crainte.
Cette arrivée était impressionnante et nous étions habitués aux revirements de situation. En apercevant un jeune sortir du véhicule en compagnie d'une adulte, le calme regagna le groupe. Sauf, Jake qui, les yeux plissés, sauta sur ses pieds. On lui emboîta le pas toujours comme un seul homme.
– C'est Cole ou je rêve ?
Il ne rêvait pas car le benjamin de Burket se tenait bel et bien à quelques mètres de nous. Il avait gagné des kilos, une paire de lunettes et des centimètres en plus. Il n'était plus tout à fait le jeune adolescent de 12 ans que j'avais connu. Seul son sourire me permit d'affirmer que c'était bien Colin. Plus qu'un coéquipier de rugby, c'était avant tout le « petit frère » de Jake qui s'était appliqué à lui rendre la vie plus facile au camp. Alors apprendre que Colin avait été envoyé à Mont Scot, la « seconde étape » de Burket, l'avait déchiré.
Leurs retrouvailles m'apaisèrent. Les choses rentraient peu à peu dans l'ordre dans un rythme assez incertain.
– Salut, Leander !
Je lui rendis son sourire timide, sincèrement content de le voir. La dame qui l'accompagnait lui signala qu'elle allait se renseigner auprès des agents puis emporta toute son hostilité avec elle. J'espérais que ce n'était pas elle sa mère...
Jake en profita pour harceler son protégé de questions :
– T'étais pas à Mont Scot ? Comment t'es sorti ? Comment c'était ?
– Si j'y étais, dit-il calmement. Pourquoi vous faites cette tête ? C'était pas plus terrible qu'ici, c'était même mieux.
– Mieux ? s'égosilla Regan.
Qu'en était-il du camp dénoncé par le Sergent Blondie ?
– Ta mère m'a dit que t'avais même pas le droit aux visites et on a appris entre temps que Perrin y envoyait les jeunes de l'aile Z. Ça doit bien être pire !
– Pas de visites, ouais, c'était le plus dur. Mais sinon c'était réglo.
– On lui a lavé le cerveau, déclara Regan sûr de lui.
– Pas du tout. Je vous assure que le camp n'était pas horrible. C'est un camp de redressement très strict mais qui applique tout le respect qu'on n'avait pas à Burket. En tout cas, moi j'ai rien vécu de grave et j'ai rien vu non plus. J'vous jure.
– Comment t'es sorti ? demanda Jake suspicieux.
– Y'a toujours un rendez-vous au bout de deux mois de présence. Le directeur a dit à ma mère que j'avais plus besoin d'être dans un camp et que j'étais tout à fait capable de reprendre ma vie normale. Alors, je suis là !
Il y eut un échange de regards entre nous qui sembla durer des heures. Cette histoire était étrange, encore plus qu'on ne l'avait envisagé. Pour quelle raison le directeur laissait-il sortir un jeune, tout droit venu de Burket en plus ? Peut-être risquait-il d'attirer l'attention en le gardant ? Et comment son camp pouvait-il paraître aussi droit et respectueux s'il accueillait les jeunes de l'aile Z ?
La sortie de Colin relevait presque du miracle et était ce que l'on avait le plus attendu mais cela signifiait aussi que l'on perdait notre seul lien à ce camp mystérieux. Nous n'avions plus de forces d'attaque. Au moins, plus aucun gars n'était dans cette boucle de l'enfer.
– Et si c'était un ordre de Perrin ? commença à réfléchir Regan. Il savait que Isaiah était proche de Colin et qu'on n'arrêterait pas de le chercher.
– J'crois que vous êtes devenus trop paranos, les mecs... souffla Colin épuisé par nos réflexions.
Les trahisons, les mensonges et la maltraitance continue nous avaient rendus plus méfiants. Nous n'accordions plus notre confiance avec facilité et je commençais à me demander si nous n'avions pas trop vite cru Jeff. Pourtant, quel intérêt avait-il de semer des fausses informations ? Aurait-il pris la peine de me menacer lorsqu'Isaiah l'avait dénoncé ? Il était aussi possible que Mont Scot ne soit « réglo » qu'en apparence ou qu'il le soit devenu après les accusations contre Burket, pour faire profil bas.
Il restait encore trop de voiles sur cette histoire. Restait à savoir si c'était vraiment à nous de les lever...
***
Nous n'étions que trois à descendre dans l'aile Z, ralentissant le pas à chaque marche. Je me focalisai sur les cheveux roux du mec devant moi pour ignorer les murs étroits de part et d'autre de mon corps. La lumière s'amenuisait au fur et à mesure que l'on plongeait dans l'antre de l'enfer. Très vite, on fut tous assaillis par une forte odeur qui nous retourna l'estomac. Le premier arrivé ne put retenir son dégoût vomissant ses tripes contre un mur.
– Ça va aller ? se soucia le chef de brigade qui pointait sa lampe sur lui.
– Ouais... J'ai juste besoin d'une minute.
Le policier jugea bon de rester avec lui tandis que ses cinq collègues nous menaient dans les profondeurs de l'aile Z. Je ne reconnaissais plus rien. Les couleurs me paraissaient plus obscures, malgré les néons accrochés dans les recoins, et plus grands. On passa devant plusieurs pièces qui avaient véritablement servi de cellules. Elles étaient maintenant entravées de bandes jaunes avec l'inscription « Police » et n'avaient presque plus rien d'effrayant. C'était comme si tout ce que nous avions vécu n'était plus tout à fait réel ou remontait à très longtemps. Mais, pendant des mois voire des années, ces souterrains avaient séquestré de nombreux ados. C'était ça, la réalité. Bien ancrée dans mon cerveau.
Lorsqu'un agent ouvrit une porte en fer sur une salle espacée, j'eus l'impression de nous y revoir. Au sol, s'efforçant de faire des pompes en échange d'une barquette de nourriture. J'eus un violent mouvement de recul alors que mon souffle se bloquait tout à coup. Je fermai les yeux pour ne pas perdre pied. Il me fallut un paquet de secondes avant d'oser les rouvrir. Je me gonflais d'un courage factice.
La salle était toujours éclairée d'une lumière jaunâtre énervante. Le deuxième jeune raconta son vécu pendant que j'écrivais le mien qui ressemblait beaucoup au sien. Personne n'avait été épargné ici.
– Leander ? m'interpella le chef qui nous rejoignait à peine. Tu veux bien venir ?
Je le rejoignis dans le couloir, méfiant. Le grand homme devant moi était le plus souriant de tous, toutefois ça ne suffisait pas à me détendre.
– Est-ce que tu serais d'accord pour que l'on essaye de retracer tous tes déplacements ici ?! Je sais que ça ne sera pas évident et ce n'est pas grave si tu ne te souviens pas de tout. On peut y aller à ton rythme. Ça t'irait comme ça ?
Je hochai la tête. Sa réaction fut immédiate. Il appela un des agents et me fit un signe de main dans la foulée, comme si j'étais dorénavant à la tête d'une grande opération commando.
– Tu as dit dans ton premier témoignage que tu t'étais réveillé dans un endroit reclus, plongé dans le noir. Tu saurais dire vers où cela se trouvait environ ?
Je parcourus les lieux du regard. Impossible. J'avais été mené d'endroit en endroit. La taille de cette aile me semblait démesurée. Le flic décrypta mon absence de réponses tout seul puisqu'il me répondit :
– D'accord. On va chercher alors. Tu nous guides si tu penses reconnaître quelque chose.
On arpenta les couloirs tous identiques. C'était un énorme labyrinthe dans lequel on s'engloutissait pour ne plus jamais en sortir. Notre « balade » commença à s'éterniser. Soudain, je reconnus des anneaux fixés au mur. Des cheveux coupés étaient encore éparpillés au sol, dans des flaques d'eau croupies. La douleur dans ma poitrine m'obligea à m'arrêter.
Je reconnaissais cette pièce. J'y avais affronté mon grand cauchemar : l'humiliation. Je me revoyais attaché, avachi par l'anéantissement. Le goût de la honte me provoqua une nausée. Les frissons au corps, je continuai mon chemin. Je ne devais surtout pas m'attarder au risque de perdre contenance. Je voulais garder le contrôle pour rattraper toutes ces fois où me l'avait volé.
***
L'après-midi touchait à sa fin lorsque l'on remit enfin le nez dehors. Nous avions finalement réussi à situer tous mes déplacements dans l'aile Z, du moins ceux à ma connaissance. De la grande pièce plongée dans le noir aux odeurs infâmes, jusqu'aux pièces grillagées et à la « salle de torture ». Cette dernière avait été la plus dure à revoir car je m'étais souvenu de mes heures passées sur cette chaise inconfortable, la tête dans un sac, avec les voix répétitives en bande sonore. Mon corps s'était tout à coup souvenu de la douleur. Mon coeur aussi... Je m'étais souvenu du sentiment de trahison lorsque j'avais découvert Julien. J'avais mis un terme à la confiance que j'accordais aux adultes.
J'observais alors avec grande satisfaction la porte de l'aile Z être refermée à l'aide de cadenas épais. C'était comme terminer le chapitre d'une histoire qui avait duré trop longtemps. En réalité, l'affaire n'était qu'à ses débuts. Mais nous étions dans l'après.
Des cris persistants et réguliers nous firent relever la tête.
– Ça vient du terrain ! s'écria l'un des mecs.
– On vous suit, nous autorisa le chef.
Nos pas pressés nous menèrent rapidement au terrain de sport où tous les jeunes étaient éparpillés. Plusieurs groupes arpentaient de long en large les rectangles d'herbe. Certains tapaient une balle du pied, d'autres la frappaient à la batte et d'autres la tenaient dans leurs bras. Les équipes de sport s'étaient recréées au plus grand bonheur de tous. Les hurlements n'étaient qu'encouragements, réjouissances ou taquineries. Les sourires brillaient sur chaque visage... J'étais persuadé que le bonheur ne se trouvait pas tant dans le plaisir du sport mais dans le soulagement d'être à nouveau ensemble.
Je n'avais plus vu ça depuis longtemps, je découvrais même l'âme lumineuse de certains.
On ne se donna pas la peine d'attendre l'autorisation des flics pour rejoindre nos amis respectifs. Ma petite équipe de rugby avait déjà entamé un match endiablé. Seuls quelques-uns, blessés ou réticents, observaient du bord du terrain. Colin faisait partie de ces spectateurs. Il répondit à ma question avant que je ne la lui pose :
– J'attendais que t'arrives. J'veux être sûr de gagner, dit-il à la fois sérieux et farceur. T'as continué de jouer après... ?
Je secouai la tête avec une sorte de honte indescriptible. Ce sport ne m'était pas indispensable contrairement à la majorité de nos coéquipiers. J'y avais été forcé par Isaiah et par moi-même – parce qu'Isaiah m'intéressait déjà sans le savoir. On pouvait remettre toute la faute sur lui !
– Moi non plus, avoua Colin le regard vide. Ça n'avait plus tellement de sens, sans vous.
Il avait raison. Nos séances de sport collectif nous avaient offert des moments de détente, d'échange, de décharge émotionnelle et physique. Au camp, pendant une heure nous avions eu le droit de vider notre esprit pour ne penser qu'à marquer un essai, esquiver un plaquage, faire une belle passe, tenir une mêlée... Et considérer ces futilités comme des choses d'une grande importance. Nous avions enterré quelques soucis sous nos chaussures en piétinant ce terrain.
Aujourd'hui, ce n'était rien de tout ça. On jouait pour le plaisir.
– Cole, Lean, vous attendez la pluie ? voulu nous provoquer Jake ?
Quand la partie débuta et que l'on me lança le ballon ovale, je l'attrapai aisément comme au premier jour. Mes pas foulèrent la terre et je ne me focalisai plus que sur ça. Une légère brise apaisante effleura mon visage brûlant de chaleur. Je ressentais la même satisfaction qu'avant à jouer avec les mecs. À faire partie d'un tout.
Un tout qui m'acceptait comme j'étais. Qui s'en foutait de savoir mes erreurs du passé, qui passait au-dessus de mon mutisme, qui ne cherchait pas à me changer.
Un tout qui m'incitait à exister au lieu de m'effacer.
***
– Ça te dit de faire une dernière connerie ? m'interrogea Regan alors qu'on approchait des grilles.
Cette journée épuisante touchait à sa fin. Je n'avais qu'une seule envie pour les deux prochains jours : ne faire plus qu'un avec mon lit. Je comptais m'accorder ce repos. Dorénavant, mon ami avait éveillé toute ma curiosité. Ses pupilles noires brillaient de malice. Je connaissais cette expression chez lui, elle menait rarement à quelque chose de bon. Elle garantissait juste une bonne dose d'amusement.
– Le dernier arrivé aux cuisines est une tapette ! déclara-t-il à toute vitesse.
J'interprétai sa tape contre mon épaule comme un top départ. Je détalai aussitôt, rebroussant chemin peu après lui. Il avait déjà une avance d'un ou deux mètres que je peinais à réduire. Ce con avait une bonne détente.
Rapidement, les réprimandes fusèrent derrière nous. Des flics nous criaient de revenir pendant que ceux que l'on croisait restaient perplexes. Je m'efforçai de les effacer de ma tête pour ne pas penser aux conséquences. Là, c'était l'instant présent qui comptait.
Soudain, Clayton nous surpassa tous les deux avec une force qui paraissait décuplée.
– Qu'est-ce que tu fous ? s'étonna Regan.
– J'suis pas une tapette !
Je dus retenir mon rire afin de conserver mon souffle stable. Regan craqua, lui. Je pus profiter de ce moment de faiblesse pour le dépasser. Dans mon dos, la voix de Jake résonna aussi, entrecoupée :
– Moi non plus !
En entrant dans le bâtiment, je parvins à doubler Clayton alors que mes poumons s'apaisaient enfin. C'était mon moment préféré de la course. Mon corps se détendait accordant une parfaite confiance au moindre de mes muscles. Alors, c'était mon cerveau qui relâchait la pression. La sensation du sol dur contre mes pieds s'atténuait peu à peu. C'était comme perdre 20 kg d'un coup et la légèreté me faisait voler. Dans mon esprit, rien. Le néant total. J'étais en harmonie avec moi-même, invincible.
Je retraversai l'accueil, je longeai le couloir jauni, j'atteignis la salle commune inchangée et maintenant déserte avec l'impression de surplomber ces endroits. J'étais comme un enfant qui rêvait de grandeur. Courir m'offrait ce pouvoir d'évasion.
Je manquai de bousculer un agent qui sortait du réfectoire mais profitai de sa confusion pour m'engouffrer dedans. Cette grande salle où notre calvaire avait pris fin. Le mien y avait également débuté. On nous y avait nourris de rage. J'étais tombé en plein dedans.
La fierté monta en moi lorsque je poussai les portes battantes de la cuisine. J'avais gagné. Seule ma courte respiration rebondissait contre les murs carrelés de la petite pièce. Ça me ramenait à mon plus grand affront avec le Sergent Blondie. La fureur m'avait fait perdre haleine. J'avais été un véritable ouragan, sur le point de tout envoyer en l'air au risque de me perdre.
L'arrivée fracassante de Jake me fit sursauter. Les mains sur les genoux, il se pencha le temps de retrouver son souffle. Derrière lui, les portes se poussèrent à nouveau et laissèrent entrer deux tornades. La peau noire de Regan était parsemée de grosses gouttes de transpiration à l'inverse de Clayton dont les cheveux bruns respectaient encore sa coiffure.
– Alors tu dis quoi ? ricana Jake à Regan.
Comme s'il n'avait jamais quitté ces lieux, notre grand perdant se servit un verre d'eau et décida de nous ignorer royalement. C'était un sacré mauvais perdant d'autant plus lorsqu'il était à l'initiative du jeu. Heureusement, son humour chassait toujours sa mauvaise humeur.
– Je dis que c'est pas si mal d'être une tapette, dit-il finalement avec un grand sourire.
Cette fois, je ne m'empêchai pas de rigoler. L'hilarité des autres égaya la pièce si morose. D'un commun accord pourtant muet, on quitta la cuisine et l'on retourna dans le réfectoire.
Il n'y avait plus de traces de notre rébellion. Notre acte de bravoure avait vite été effacé pour une raison inconnue. La salle était désormais vide, en dehors de deux ou trois chaises oubliées. Je l'arpentai de long en large espérant peut-être trouver un ridicule vestige de notre bataille. Rien.
Je croisai Regan contre un mur qui me tendit un feutre indélébile. C'était tout à fait son genre de se balader avec, à la recherche de la moindre parcelle à taguer. L'importance de laisser sa trace le suivait aussi. Je me rapprochai pour découvrir son « art ». Il avait écrit, en gros, sur une grande partie de mur : VOUS NE ME FEREZ PAS OUBLIER MA DIGNITÉ. Sans oublier de signer d'un petit « R » dans le coin.
– Dis au revoir à Burket. Et à jamais !
Je lui souris avec sincérité. Ses mots et toute son attitude décontractée étaient rassurants. Il me confortait dans une idée que j'avais peur de partager. Je m'emparai du feutre pour y inscrire à mon tour cette phrase tant scandée lors de la mutinerie. VOUS NE ME FEREZ PAS OUBLIER MA DIGNITÉ. NI MON HUMANITÉ, ajoutai-je. Les mecs laissèrent aussi leur message dans un silence ému.
– Adieu, affirma Clayton sûr de lui.
Emporté dans son élan, il ponctua ses paroles d'un geste brusque. Le feutre vola à travers la pièce.
– Eh mon stylo ! râla immédiatement son propriétaire.
– Le dernier arrivé aux grilles est une tapette !
Une nouvelle course déchaînée démarra alors que nos rires comblèrent une dernière fois le réfectoire. Clayton et Jake avaientt disparu en un rien de temps. Regan, lui, abandonna son précieux objet car il préférait relever le défi. Ça m'amusait encore plus. Prétentieux, je laissai aux trois un peu d'avance afin de pimenter ma future victoire.
Je jetai un dernier coup d'œil derrière moi puis usai de ce qu'il me restait d'énergie pour courir comme si ma vie en dépendait. Je retrouvai les gars dans la salle de jeu. Ils se chahutaient dignes de gamins de 10 ans. Ayant retrouvé une certaine folie, je leur fonçai dessus. Jake fut le seul à rester debout, merci le rugby, tandis qu'on s'écroulait sur le sol crade. Quand il voulut repartir, Regan le retint par la jambe en criant :
– J'veux plus être une tapette !
Nos éclats de rire furent brisés par une voix grave et autoritaire.
– Qu'est-ce que vous êtes en train de faire, tous les quatre ?!
Le chef de brigade se tenait à l'angle du couloir, les mains sur les hanches et les sourcils froncés. Comprendre qu'il avait entendu la plainte de Regan nous firent glousser, sauf le concerné qui se releva, honteux.
– Je les ramène, prévint l'agent dans sa radio avant de nous jauger du regard. On vous cherche depuis dix minutes ! Donc, je réitère ma question : qu'est-ce que vous fichiez ?
– On courait, assura Regan.
– Parterre ?
Jake baissa la tête, toujours secoué par les rires. Même l'agent Kelly esquissa un sourire face au ridicule de la situation. Il fit alors un léger mouvement de tête sur le côté.
– Allez-y, terminez votre course mais jusqu'à la sortie cette fois !
Il nous fallut une bonne minute pour réaliser que ce n'était pas une blague ou pire, un piège. Cette méfiance envers les adultes ne nous quitterait pas avant longtemps, voire même jamais. Mais quand il afficha clairement un sourire rassurant, on osa reprendre notre course. Je fus le premier à partir, impatient de retrouver mes sensations de bien-être. Je les regagnai au bout de quelques secondes de course mais elles étaient tout de même différentes.
Je me sentais bien ancré dans le sol, stable sur mes appuis, parfaitement sur Terre et non ailleurs. Et, ça m'allait. À cet instant, je ne courais pas pour fuir. Je courais car je savais où j'allais, je sortais de cet enfer avec un sentiment de plénitude. J'avais trouvé ce que j'étais venu chercher, ma libération.
À la sortie, je m'arrêtai non seulement pour respirer mais surtout pour observer le spectacle offert par mes trois camarades. Et la seconde défaite de Regan, lisible sur son visage.
– Rappelle-moi, tu faisais quel sport ? se moqua Jake.
– Je t'emmerde ! Je cours avec le cœur, moi.
– Et ce qui compte c'est pas de gagner, c'est de participer c'est ça ?
Il partit en nous adressant un joli doigt d'honneur, me persuadant une fois de plus qu'il était la copie conforme de Nills. J'étais entouré de fous, j'adorais ça !
Alors que les mecs me saluaient et rejoignaient leurs proches, je vis Garrett, près de sa voiture, me faire des signes. Une cigarette évidemment à la bouche. Je vis tout de suite aussi un film plastique autour de son biceps et le pointai du doigt.
– Salut, à toi aussi ! Je vais très bien, merci. Le trajet ?! Oh, ça a été, c'est gentil de demander, ironisa-t-il.
Il adorait faire ça... En voyant mon agacement, il se mit franchement à rire puis me montra son nouveau tatouage. C'était une dague colorée qui transperçait un cœur réaliste dégoulinant d'encre noir. Ça longeait l'arrière de son bras d'une jolie manière. Ça lui allait plutôt bien.
Je levai un pouce en l'air, ce qui suffit à le réjouir. Comme s'il avait attendu mon approbation pour quelque chose qu'il avait déjà pourtant effectué... Je sortis mon carnet et lui demandai : « À quand un tattoo de Jésus sur sa croix, dans ton dos ? ». Il explosa de rire mais me répondit au premier degré.
– Alors ça, jamais. Je n'aime pas l'idée d'honorer quelqu'un par ses souffrances, je préfère me focaliser sur ses triomphes.
Il avait dit cela sans arrières pensées toutefois je ne pouvais m'empêcher de penser que le message m'était destiné. Moi qui avais tendance à ne retenir que le négatif.
– On y va ? coupa-t-il mes pensées.
Je montai dans la voiture en guise de réponse. Je ne demandais que ça, partir. Dire adieu à Burket. Dès que le moteur de la voiture vrombit, mon cœur trembla en même temps. En s'éloignant, je regardai par la fenêtre. Je remarquai les journalistes auxquels je n'avais pas fait attention en sortant, tant j'étais diverti par mes amis. Je posai les yeux sur cet horrible bâtiment une ultime fois. Regan avait raison, je pouvais me l'avouer maintenant :
Tout ça, ça avait été réel, certes, mais ça ne l'était plus.
Plus que le camp, c'était aussi la fin de cette emprise qu'ils avaient sur moi. Je ne les avais pas laissés parvenir à leur fin. Je n'avais plus rien à voir avec le Leander impuissant qu'ils avaient voulu créer. J'étais même prêt à continuer de me battre. Et depuis, j'avais changé d'armes. J'avais réalisé que ma manière de lutter n'était pas la bonne.
Je regardai cet endroit et il ne me provoquait presque plus rien. Je ne voyais plus de chaînes d'aliénation. J'avais la certitude qu'elles s'étaient brisées depuis un moment ou qu'elles n'avaient peut-être jamais réellement existé. Rien ne me retenait ici, je n'y laissai plus rien du tout. Pas même la peur d'y revenir. C'était terminé.
– Leander, ça va ?
J'essuyai promptement mes larmes farouches, me ressaisis, opinai de la tête, le menton droit. Mon frère m'adressa un sourire compatissant puis posa sa main calleuse contre mon épaule.
– On peut passer la soirée tous les deux, si tu préfères, me proposa-t-il. Je suis certain que...
Je réfutai cette option bien que passer du temps avec lui me réconforterait tout aussi bien. Notre plan initial me plaisait davantage. D'une main, G sortit, d'une boîte de rangement, un déodorant et un t-shirt qu'il me balança sur les genoux.
– Mets ça alors. Tu pues.
Il fit semblant de ne pas voir mes yeux assassins accrochés à lui. Je devinais à son sourire narquois qu'il le sentait bien. Pire encore quand je lui obéis et enfilai le haut bordeaux trop grand. Je me recoiffai à l'aide mon reflet dans le rétroviseur. Le soleil de ce début d'août avait apporté un peu de couleur à ma peau. Il n'y avait plus que mes yeux de pâles. J'avais une meilleure mine que trois-quatre mois auparavant en dépit des cernes qui avaient établi domicile sur mon visage.
– Si tu veux parler, je suis là, m'assura Garrett.
J'acquiesçai, conscient de son soutien. Je n'éprouvais simplement pas l'envie de discuter. Parfois, les mots n'étaient réellement pas nécessaires.
– C'était pas trop dur cette journée ?
Un peu, signai-je facilement. Elle n'avait pas non plus été pire que toutes celles passées au camp, pendant des mois. C'était plutôt satisfaisant d'avoir fait cette reconstitution parce qu'elle avait les saveurs d'une belle vengeance. La mutinerie n'avait été que la première étape. La deuxième était enclenchée.
Le trajet me laissa le temps de calmer mes émotions. Quand on arriva devant l'immeuble résidentiel, je ressentis une hâte toute nouvelle. Celle de retrouver mes amis pour une soirée « VIP à la Demon House » – nom que donnaient mon cousin et son meilleur ami à leur appartement. Simplement parce qu'une combinaison de leur prénom, Declan et Simon, donnait Demon. C'était très vite devenu leur signature de soirées explosives. Aujourd'hui, ils nous faisaient l'honneur d'organiser quelque chose de plus calme. En petit comité.
Presque. On découvrit plus d'une vingtaine de personnes en entrant dans l'appartement du 3ème étage. Les enceintes ne crachaient pas de la musique electro-house mais de la pop, le niveau de décibels des discussions était raisonnable et les invités n'étaient pas encore ivres morts. C'était un record.
On trouva tout de suite Simon, deux bouteilles de champagne dans les mains. Ses cheveux bruns étaient ramenés en un petit chignon au-dessus de sa tête et sa chemise laissait percevoir une grande parcelle de sa peau bronzée. Il avait toujours ce look de « riche des Caraïbes », comme disait Chris, qui nous amusait.
– Les mecs, venez ! nous invita-t-il en nous entraînant dans l'immense salon. Ça va, Leander ?
Je répondis vaguement d'un geste de la tête, persuadé qu'il ne regarderait pas mais ça ne lui convint pas. Il me prit par l'épaule, tout à coup plus sérieux.
– T'es sûr, ça va ?
Alors, j'hochai la tête avec plus de conviction. Plusieurs fois. Jusqu'à ce qu'il retrouve son expression joyeuse. Au même moment, on entra dans une pièce qui ressemblait aussi à un salon. Plus petit que le premier mais plus « confortable ». Un large tapis occupait tout le sol, des grands canapés regroupaient ses invités en un rectangle, et la lumière orangée suscitait une ambiance plus calme. Je reconnus aussitôt des visages connus. Declan enflammé dans une partie de beer-pong avec quelques-uns de leurs amis proches, et puis Nora et Nills dans une discussion sérieuse sur le canapé. Classique.
Rien n'avait changé depuis que je les avais rencontrés, deux ans plus tôt. Mais pourtant, cette soirée me paraissait plus cool que toutes celles que j'avais connues. Plus avenante, plus amusante.
– Ça va vous ? nous accueillit Nora, rayonnante.
Sans surprise, elle rougit quand Garrett plaqua un baiser contre sa joue. Elle échangea un regard pétillant avec lui pendant qu'il répondait à la question pour nous deux.
– Ça s'est bien passé ? me demanda Nills que je crus voir sérieux pour la première fois.
J'avais la sensation que, depuis l'accident, il s'était efforcé d'utiliser l'humour avec moi pour chasser la gêne qui planait en ma présence. Le voir mettre la plaisanterie de côté me fit chaud au cœur. C'était ce que j'appréciais le plus chez lui, il était authentique ; sa sincérité transparaissait dans son attitude. C'était plus facile d'être soi-même avec lui. Je répondis positivement.
– Tant mieux ! s'exclama-t-il avec un grand sourire. Maintenant, faut boire. Tu bois quoi ?
Je haussai les épaules. Tout ce qu'il me donnait.
– OK, j'ai compris. Je choisis pour toi, je reviens.
Connaissant Nills, il ne reviendrait pas avant une bonne demi-heure. Il rencontrerait quelqu'un ou quelque chose d'intéressant qui lui ferait oublier son objectif pendant un temps. Alors j'en profitai aussi pour me lever et oser partir à la recherche de la personne manquante. Sans doute celle que je souhaitais le plus voir.
L'appartement me sembla interminable. Il n'était dans aucune pièce. Je tentai alors un balcon et me heurtai à un couple en train de s'embrasser follement. Retour alors dans le petit salon, où je remarquai une petite porte ouverte sur un autre balcon d'apparence inoccupée. Pourtant, je le trouvai là.
Ayden. Il était appuyé contre la vitre, légèrement plongé dans la pénombre. Ses yeux me scrutèrent dès que j'eus posé un pied sur le balcon. Mon cœur rata un battement quand, en plus de ce regard, ses lèvres s'étirent dans un coin.
J'étais comme pétrifié et restai à distance, en diagonal de lui. Étrangement, il ne dit rien. Je présumai qu'il m'en voulait au début avant de comprendre qu'il profitait juste de la perfection du silence. Ça amplifiait mon trouble.
Comme s'il l'avait perçu et en jouait, il attendit un long moment et prit enfin la parole d'une voix tempérée :
– Alors... Ça t'a fait du bien ?
Il était la cinquième personne à me demander mon état d'esprit mais il était aussi la seule personne à qui je voulais entièrement me confier. Néanmoins, peu habitué à le faire, je me contentai de signer : Oui, ça soulage.
Il me répondit du tac au tac, à l'aide de ses mains : La tête vide ? J'approuvai en un mouvement. C'était ça. Retourner à Burket m'avait déchargé de nombreux poids mentaux. Plus que je ne pouvais le concevoir.
– Ça en fait de la place pour nous deux...
Sa phrase et la malice dans ses yeux gris me firent craquer. Intérieurement. Car, je ne bougeai toujours pas. Il n'y avait que mon regard qui s'exprimait pour moi. Aucun de nous deux ne voulut lâcher les yeux de l'autre au fur et à mesure que les secondes passaient, comme des enfants lancés dans un stupide pari. Mais, il s'agissait plus que d'un jeu.
– Tu penses pas ? me relança-t-il.
Ayden me proposait à nouveau d'accorder une chance à un « nous deux ».
– Eh, vous, il se passe quoi là ? surgit brusquement Nills avec deux verres à la main.
Il m'en tendit un que j'attrapai avec lassitude. Nills ou le pouvoir de tout casser. Il nous regardait, tour à tour, avec un intérêt tout nouveau. Ayden se rapprocha de lui et le poussa vers l'intérieur.
– Rien, on n'a même pas parlé ! Viens, on laisse Leander un peu tranquille.
– Me mens pas, Ayd', j'ai vu la tension sexuelle dans vos yeux.
Ce fut la dernière chose que je l'entendis dire avant que le bruit de la fête l'engouffre. Je ris dans mon coin alors que toute la fameuse « tension » retombait.
Ayden n'avait pas deviné que je n'étais pas venu chercher la tranquillité mais lui.
Je décidai quand même de rester. Je profitai de la belle vue que m'offrait la hauteur. Je n'avais pas eu un seul temps pour moi dans cette folle journée. Ça ne m'avait pas dérangé. À l'inverse, ça m'avait touché d'être si bien entouré. Du matin, avec Chris, au midi avec les trois idiots jusqu'au soir avec Garrett et maintenant mes amis. Ça me plaisait d'être en leur présence. Ils me rendaient meilleur.
Car finalement, je m'étais aussi libéré de ma propre emprise. Je n'étais plus le Leander colérique, aux pensées violentes, que je m'étais laissé devenir pendant plus d'un an. C'était la fin de mon labyrinthe intérieur. Je n'étais plus rongé par cette haine dévastatrice qui m'avait isolé du monde et de moi-même.
Tout ce qui m'entourait semblait si différent parce que je m'étais débarrassé de cette noirceur qui me servait d'œillères. Ce n'était pas les personnes ou les lieux qui avaient changé, c'était mon regard. Je voyais mon monde dans ses vraies couleurs. Et putain que c'était beau.
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Hello tout le monde,
Ça y est, c'est (presque) fini ! J'espère que ce chapitre vous a plu.
Je m'inquiète toujours de ne pas satisfaire tout le monde à chaque chapitre mais le dernier est chargé d'un stress particulier. Alors, j'espère de tout coeur que vous aurez passé un bon moment en le lisant. Quels sont vos avis ? Dites-moi tout !
On se retrouve DEMAIN, pour l'ÉPILOGUE... et plus, qui c'est ;)
Je n'arrive pas à croire que ce soit la fin tant j'ai passé des années sur cette histoire, en grande partie à cause de mon éternelle retard pour poster les chapitres mais aussi parce que j'ai ADORÉ l'écrire. Je me suis laissée porter par le personnage de Leander et son entourage, sa vie complexe et tous ses tourments.
C'était génial ! Encore plus que vous avez été aussi impliqué.es que moi, voire plus parfois. Merci, mille merci. Je ne cesserai jamais de vous remercier parce que lire vos commentaires c'était ma petite lecture personnelle et que j'y ai toujours pris beaucoup de plaisir. Vos révoltes, vos chocs, vos fangirlages, et votre soutien à mon égard, tout ça c'était top 🧡
Mais, comme je l'ai dit ce n'est pas fini. Il y a encore l'épilogue. Et puis, ensuite les aventures de Nills et toute la bande dans On My Way, où j'espère vous retrouver nombreux.ses !
Byeee ❤️
Nagemy_
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