40 PART 1 - Shimmer
Le soir, le Dr Beckergam m'attendait à la porte de son bureau. Il n'était pas plongé dans ses notes personnelles ou ses lectures théoriques ; il m'accueillit avec une gaité à la fois honnête et sur-jouée.
- Leander, comment ça va aujourd'hui ?
Il eût le droit à un pouce en l'air et un demi-sourire. La veille, j'aurais répondu autrement mais ce deuxième jour de cours avait surpassé mes attentes. Juste par la présence d'une seule et unique personne.
- Viens, tu vas me raconter ta reprise scolaire !
Je le suivis dans notre pièce des confessions et m'étonnai de le voir s'installer au bureau en m'invitant à venir également. C'était rare que l'on y prenne place ; c'était surtout les séances les plus éprouvantes car il me demandait de déverser mon cœur à l'écrit.
- C'était pas trop dur de retourner au lycée ?
Devant moi se trouvait déjà mon carnet que j'attrapai pour écrire : « Dur, je sais pas. Angoissant oui mais ça s'est bien passé. »
- D'accord, c'est une bonne chose. Tu n'as pas eu d'ennuis avec les enseignants ou les élèves ?
Je secouai la tête. En dehors des regards appuyés de mes camarades, ça allait. Je ne pouvais même pas leur en vouloir... Comment j'aurais réagi moi à leur place ?
- Tu as retrouvé des amis ?
Je ricanai spontanément. Il n'était pas au courant de toute ma vie, lui. Je n'avais pas d'amis à retrouver... Maddie et Ayden n'entraient même pas dans cette catégorie ; je connaissais à peine la première et ne classais pas le deuxième comme un ami du lycée. Beckergam comprit tout seul et poursuivit alors :
- Bon et comment tu te sens à l'idée de devoir y aller pendant les prochaines semaines ?
« C'est frustrant mais c'est ce qui m'attend pour les deux prochaines années, non ? »
- Pour atteindre ton objectif, oui. Je ne m'en fais pas pour toi, t'es fort. Tu sauras tracer ton propre chemin au milieu de tout ça.
« Et si j'y arrive pas ? Si je foire tout encore ? »
- Qu'est-ce que ça veut dire de ne pas y arriver, Leander ? Tu feras des erreurs, ce sera difficile mais tu continueras à faire des efforts. S'il y a bien quelqu'un qui sait ce qu'est la persévérance, c'est toi. Tu ne dois pas avoir peur de te tromper, de faire mal les choses parce que dans ce monde rien n'est parfait, surtout pas l'Homme. On fait seulement de son mieux et on essaye de s'améliorer quand ce « mieux » nous plaît toujours pas.
« Vous aussi ? » demandai-je. Je savais que ma question était risquée ou déplacée mais ça m'intéressait de savoir comment lui se débrouillait dans ce « monde imparfait ». Il eût l'air surpris puis sourit timidement.
- Moi aussi. J'essaye au quotidien, dans ma vie professionnelle ou personnelle. J'essaye d'être meilleur chaque jour. Et j'échoue souvent mais je continue, c'est important.
Ses mots se terminèrent sur un sourire complice. Il avait joué le jeu en quelque sorte en acceptant de me répondre. Cet homme était réellement génial. J'étais persuadé qu'en plus de la mienne, il avait sauvé de très nombreuses vies.
- Revenons à toi ! On devait faire une séance d'EMDR mais j'ai décidé d'approfondir un peu plus, si t'es d'accord. Je voudrais que cette fois au lieu de penser à ton trajet en avion, tu l'écrives ! Sur des post-its. Avec des mots dans le désordre, peu importe, ceux qui te viennent à l'esprit. Et après, on recompose tout l'évènement ; on essaye d'y mettre de l'ordre. Ça te permettra de bien visualiser, à moi aussi car j'ai pas tout compris et j'ai horreur de commencer une série en plein milieu... rigola-t-il.
Son éternel pointe humour détendit un peu le nœud d'angoisse qui venait de se loger en moi. Il s'amusait parfois à m'assimiler à un héros de film ou de série tv, convaincu d'être le spectateur qui en tirait tous les profits. Il disait d'ailleurs adorer son métier pour cette raison. C'était sûr qu'il y avait une part de vérité dans ses propos mais l'autre vérité était qu'il adorait son métier parce qu'il était fait pour aider les autres. Il avait cette lucidité en lui qui le rendait capable d'atteindre facilement quelqu'un et le guider vers le bon chemin. C'était un peu le Messie des psys !
- T'es avec moi ? me reprit-il.
Je lui présentai vaguement mes excuses puis me penchai sur les petits carrés de feuilles aux couleurs fluo. J'étais prêt à essayer de tout revivre du début à la fin, pour comprendre et mettre un terme à ce cauchemar incessant. Alors, je me concentrai puis petit à petit me mis à retranscrire le moindre détail qui surgissait. La couleur beige du billet d'avion que je prenais pour la première fois de ma vie, le sourire de l'hôtesse de l'air à notre arrivée, le tétris de bagages que mon père dût affronter, le stress de ma mère lors du décollage ; plus tard, mon échange de place avec elle car elle souhaitait voir les nuages, les moqueries de mes parents, l'odeur des plateaux repas autour de nous, la tête blonde du petit garçon qui dépassait de temps en temps du siège avant et du coup les inquiétudes de ma mère de ne pas avoir donné toutes les instructions pour Billie à mes grands-parents, puis... Je m'arrêtai d'écrire, tremblant. La suite, je m'en souvenais. Je la revivais depuis longtemps. Seulement, j'avais peur de la lire écrite au gros feutre noir et de la faire lire. C'était trop violent.
- Ne réfléchis pas, écris ce qui te vient tout de suite.
Je pris sur moi, resserrai mes doigts autour du crayon et poursuivis mon listage. Je notai tous les détails de la chute et de ma reprise de conscience dans l'épave de l'avion. Je marquai les horreurs que je vis en me levant, les corps meurtris, celui de ma mère, de mon père et celui du petit garçon. « Des morts, des morts, des morts » écrivis-je sur plusieurs post-its, tout à coup bloqué sur ces images. J'avais vu tellement de blessures, de sang, de regards sans vie... J'avais vu, entendu, senti, touché la mort.
Le claquement de mains de Beckergam me fit tout lâcher et reculer sur mon siège. J'étais là... Les pieds sur Terre.
- Tout va bien. Tu te souviens de ta sortie de l'avion ? Essaye de mettre des mots dessus.
Jusqu'à alors, ce moment était flou dans ma tête mais dernièrement j'étais parvenu à m'en rapprocher de plus en plus. À présent, je me souvenais de quelques informations. On m'avait arraché de force au corps de mon père, j'avais traversé l'épave sombre et embrumé presque porté par deux secouristes et j'avais en fait traversé l'enfer. Les corps inertes défilaient sous mes yeux sur ou sous les débris de l'avion. Et, des appels, des pleurs, des supplications se rapprochèrent ou plutôt je me rapprochais d'eux. De ces gens en train d'être évacués, comme moi. Ces gens qui laissaient la mort derrière eux car ils l'avaient bravée. Des survivants.
Je croisai le regard de mon psy qui s'échappait tout juste de ce mot écrit en gros. L'encre noire contrastait avec la couleur jaune criarde du papier, presque désagréable à regarder. C'était comme si aucun de nous deux n'osait la fixer trop longtemps. Beckergam lui s'accrochait à la valeur de mon aveu.
- C'est la première fois que tu l'évoques, souligna-t-il.
Je fronçai les sourcils, dubitatif. J'étais plus ou moins sûr d'avoir déjà abordé ce sujet.
- Chaque fois que l'on s'est concentrés sur le crash, tu ne m'as jamais parlé des autres survivants. Tu as parlé des sons, des secousses, du sang, des décès, mais jamais des rescapés.
« J'avais oublié, je crois » marquai-je simplement, alors que la honte m'assaillait. C'était pourtant une évidence et avant tout, une part importante de l'événement. Malgré mes sensations de solitude, je n'étais pas tout à fait incompris ou anormal. Il y avait plein d'autres gens qui, ce jour-là, avaient vécu le pire. Il y avait beaucoup de personnes toujours en vie pour des raisons qui les dépassaient. Ma survie n'était alors plus exceptionnelle s'il s'agissait de notre survie, à nous. Je m'étais longtemps demandé « Pourquoi moi ? » en cherchant parfois des raisons ou des explications irrationnelles. Mais, il n'y avait pas vraiment de réponse adéquate. Ce n'était pas seulement moi. C'était des centaines d'autres personnes qui, par la force du hasard, avaient échappé à l'horreur.
- Tu ne l'avais pas vraiment oublié mais ce n'était pas un détail sur lequel tu te penchais. Encore une fois, c'est difficile de penser à la vie au milieu de ce chaos. Aujourd'hui t'es apte à prendre un tout petit peu plus de recul et à repenser l'accident avec moins d'affect. Tu le vois tel qu'il s'est réellement passé.
C'était fou de constater à plusieurs reprises de quoi était capable le cerveau pour se protéger. Tout ça, je l'avais vécu et depuis je n'avais fait que subir les mécanismes de mon esprit et de mon corps meurtris.
Beckergam m'offrit une pause, le temps que je reprenne contenance. La main crispée autour de mon verre d'eau, je fis quelques allers-retours dans la pièce pendant que lui fouillait dans sa bibliothèque de dossiers. Il ne s'arrêta que lorsqu'il eût trouvé une liasse de papiers. Il la posa sur mon côté du bureau puis me sourit étrangement.
- Depuis un certain temps, j'ai pris soin de chercher et rassembler les témoignages des survivants du crash. Je les ai lus, attentivement, puis sélectionnés et je pense que ça t'apporterait beaucoup de les lire. À ton rythme, quand tu en ressens l'envie.
Je posai la main dessus quand il les retint du bout des doigts. Je compris qu'il s'apprêtait à me poser des conditions.
- Seulement ces témoignages que je t'ai imprimés, Leander. Ne va pas chercher sur internet ou ailleurs.
Pendant un quart de seconde, je pris son interdiction comme un énième défi à relever. Que pouvais-je apprendre de plus que ce que j'avais déjà vécu ? Mais, son expression bienveillante mit un terme à mon élan. Il ne m'interdisait pas, il me protégeait. Son conseil était pour moi, non pas contre moi. J'avais la sensation, pour une fois, de devoir faire le bon choix et de ne pas tout foutre en l'air.
***
Troisième jour de cours, j'en avais déjà assez. Les études n'étaient pas faites pour moi. Du moins, lorsque c'était sur des choses théoriques et vagues. Il me restait deux années et six semaines de lycée à surmonter. C'était beaucoup pour moi qui avais déjà du mal à survivre à une seule journée de ma vie.
En descendant les escaliers qui se dressaient devant l'entrée principale, je posai mes lunettes de soleil sur mon nez. Pour me protéger des rayons éclatants, certes, mais surtout pour me protéger des regards des autres. Je jouais à l'autruche me persuadant que les jugements n'existaient pas tant que je ne les voyais pas. Ce matin, j'avais très vite compris que les nouvelles avaient circulé en ville : Ayden Gallagher était de retour au bahut et son bourreau aussi. Et en plus, ils se parlaient ! Le comportement de mes camarades de classe avait changé, hormis celui de Maddie, alors le calcul avait été simple à établir. Malheureusement, je ne partageais pas tous mes cours avec ma nouvelle amie ou Ayden et aujourd'hui je les avais tous enchaînés, passant ma journée seul. Ça m'allait parfaitement au fond, mais au lycée le meilleur moyen de passer incognito était d'être accompagné. Je détestais ces règles préétablies que personne n'aimait, mais que tout le monde s'évertuait à respecter.
Sauf, lorsqu'il s'agissait d'être bien accompagné. Sur le parking, à la recherche de la voiture familiale, je vis plutôt celle d'Ayden sur laquelle il s'appuyait nonchalamment. Comme il ne me remarqua pas tout de suite, je profitai pour le contempler. Il fronçait légèrement les sourcils, l'air peu amène. La vitesse de ses doigts sur son écran en disait long sur le genre de conversation qu'il devait tenir. J'étais prêt à parier qu'il s'adressait soit à ses parents soit à ses frères et sœurs. Ses cheveux châtains, que le soleil avait éclaircis sur les pointes, étaient coiffés en arrière et dégageaient son visage bronzé. Il ressemblait presque à un parfait Californien, dans son t-shirt clair et son short en jogging. Il respirait surtout l'été à lui tout seul. Alors, quand il leva les yeux sur moi, je ne pus retenir mon sourire.
- Tu traînes longtemps dans les couloirs pour un mec qui n'aime pas le lycée ! remarqua-t-il.
« Parce que tu m'attends ? » signai-je étonné et puis rapidement amusé.
- Bah... Apparemment. Et avant que tu me le dises, j'ai prévenu Joan. Je lui ai dit qu'on allait courir !
J'attendis d'être installé dans la voiture à l'atmosphère étouffante pour lui demander : « Qu'est-ce qu'on fait en vrai ? »
- Tout l'inverse ! On va manger.
Il interpréta le retour de mon silence comme une désapprobation qui le fit douter. C'était si rare de le voir ainsi que ça me suffit à le trouver mignon. J'étais fou, il avait réussi à me piéger dans cet engouement made by Ayden Gallagher.
- Sauf si tu veux faire autre chose ?! lança-t-il concentré à sortir du parking où les jeunes roulaient furieusement.
Je secouai la tête. Ça ne me dérangeait pas. C'était même plaisant qu'il prenne les décisions que moi je n'étais pas capable de prendre. Peut-être était-ce pour cela que ça ne me dérangeait pas tant qu'il m'embrasse ou prenne les devants pour nous deux. J'étais trop indécis, moi.
- Je sais en plus que tu connais pas beaucoup de trucs dans les environs ! Au bout de deux ans, c'est une honte.
Je roulai des yeux, mais il ne releva pas cette fois. Il laissa la musique bercer nos pensées et le vent entremêler nos émotions. Quinze minutes de route nous amenèrent en bord de plage, près d'un glacier bien occupé. Nous étions plus loin que notre coin de plage, dans une autre ville, et donc loin des regards critiques. Quelques kilomètres et nous n'étions plus seulement le « pauvre mec qui s'est fait tirer dessus » et le « fou armé de Colhaw ». Juste deux jeunes qui venaient se goinfrer.
- Tu dois être rentré en début de soirée, c'est ça ?
Ayden s'assit à la première table libre après que l'on eut traversé la moitié de la salle. Ça grouillait d'enfants surexcités ici ; leurs cris avaient presque recouvert sa voix alors il répéta. Je fis semblant de ne pas avoir entendu la première fois. Je me contentai d'un rapidement mouvement du poing pour acquiescer.
Je devais absolument rentrer tôt. À la fin de ma fête d'anniversaire, j'avais réussi à convaincre Isaiah de venir manger chez moi, un jour. Il avait d'abord interprété mon invitation comme de la pitié toutefois je lui avais fait comprendre qu'il me manquait réellement. Il me fuyait depuis notre rupture. Je respectais le temps qu'il se donnait ; je n'acceptais par contre pas que ce temps détruise notre amitié. J'étais content de passer du temps avec lui ce soir, à nouveau. L'inviter avait aussi été l'occasion de tenir Joan et Chris informés sur la fin de notre relation. J'avais par ailleurs eu le droit à la déception appuyée de ma tante. Un moment, elle avait même eu l'air plus touchée que je ne l'avais été et je m'en étais voulu, une fraction de seconde.
- Je pourrais bouffer tout le menu, grogna mon ami.
Je reportai mon attention sur lui, croisant son regard. Ses yeux luisaient étrangement. Surtout, ils me toisaient au lieu de regarder la carte. Je lâchai un souffle lourd de sensations. Lui me fixait toujours avec la même intensité. Puis, soudain, l'immense carte du menu se dressa devant son visage. Je crus l'entendre pouffer de rire et le hais pour la millième fois.
Une serveuse arriva à notre table m'obligeant à faire un rapide choix pendant qu'Ayden listait toute sa commande. Il allait réellement manger tout le menu, mais ce n'était pas moi qui étais dessus. Quand elle fût partie, lui ne perdit pas de temps pour me redonner toute son attention. Les bras croisés sur la table, il se penchait tant dans ma direction que je parvenais à sentir son parfum.
- Je peux te poser une question, Lean ?
Stressé, je l'incitai tout de même à continuer.
- Est-ce que t'essayes de parler pour savoir si tu y arrives ou tu le sais juste ?
Je fus si gêné que j'eus peur que ça se lise facilement sur mon visage. On me demandait souvent quand je parlerais de nouveau ; jamais si j'essayais. Avant, ça m'arrangeait, car oui, j'essayais, mais ça se soldait sur un échec. J'avais arrêté depuis l'été dernier, en même temps que j'avais cessé toute forme de communication pour me renfermer sur moi-même. Depuis, je ne tentai plus puisque je n'y croyais plus ou parce que je m'en souciais plus.
« Avant. Plus maintenant. » expliquai-je avec mes mains.
- Plus maintenant ? reprit-il pour que je lui confirme. Qu'est-ce qui a changé ?
Je me pointai du doigt. Ou bien c'était l'inverse, les choses changeaient tandis que moi je restais le même. Alors, j'avais cessé de vouloir m'adapter, car j'étais persuadé de ne jamais m'intégrer.
« Pourquoi ? » voulus-je savoir.
- Je sais que parfois on s'empêche de faire des choses par peur du jugement des autres dans le cas où on échouerait. Mais je pense que c'est important de toujours le faire, au moins pour soi-même. Une fois que tu surpasses ton propre jugement alors tu t'en fous de ceux des autres.
« C'est ce que t'as fait pour ta jambe ? »
- Ouais parfois, balaya-t-il avec un haussement d'épaules. Les gens me voient boiter, je le sais très bien et j'apprends à me foutre. C'est dur. Mais, j'ai quel choix ? C'est pas en arrêtant de marcher que mon boitage va disparaître.
J'acquiesçai lentement, perturbé par ses paroles justes. Sa situation n'était pas tout à fait identique à la mienne. Il avait une jambe sur laquelle s'appuyer ; je n'avais plus ma voix. Cependant, il avait raison. Ça rejoignait un peu une de mes conversations avec Beckergam à ce sujet, avec son histoire de monstre sous le lit. Ce n'était pas en arrêtant de parler que j'avais fait disparaître mes émotions.
« Tu devrais t'adresser au service inconscient pour plus d'efficacité » lui écrivis-je en message que je lui envoyai. Il rit tout de suite après avoir regardé son téléphone. Des échanges de SMS débiles commencèrent et fusèrent jusqu'à ce que nos commandes arrivent. Mon bol de glace vanille et éclats d'Oreo paraissait ridicule devant le bol de glaces, le cookie, le smoothie et le café d'Ayden. Pourquoi prenait-il un café en milieu d'après-midi ? Et quel genre de psychopathe préférait la glace chocolat à la vanille ?
« Appelez le 911 » signai-je avec un sourire moqueur.
- Pourquoi ça ? T'as quelque chose contre mon goûter ?
« Team vanille »
- Dit celui qui met des bouts de biscuits au chocolat dans sa vanille ! protesta-t-il la bouche pleine. Tu veux tester un truc génial ?
Haussement d'épaules qu'il comprit comme un accord. Il plongea son cookie dans sa petite tasse de café puis le tendit vers ma bouche. Je voulus l'attraper, mais il l'éloigna aussitôt avant de me le proposer à nouveau. OK... Je croquai un bout, tout à coup surpris par les saveurs qu'il cachait. C'était délicieux ! Ayden ricana lorsque j'écarquillai les yeux. Il me fallait des dizaines de cette gourmandise.
- C'est pour ce cookie cannelle et noix de pécan que je prends la peine de faire des kilomètres. Je t'en commande avec un café ?
« S'il te plaît » insistai-je. Cette fois, il éclata de rire réchauffant mon cœur d'un doux sentiment. C'était ça le bonheur ? Partager un simple moment avec une personne que l'on aimait et espérer que ça dure pour l'éternité ?
- Bientôt tu préféras la glace au chocolat, tu verras ! Et je serai là pour te juger, se moqua Ayden.
Je répliquai par une insulte bien cherchée. Il se défendit évidemment lançant une petite bataille puérile entre nous. Il était de bonne humeur ce jour-là et je pus en profiter. C'était comme découvrir un peu plus cet aspect taquin de sa personnalité souvent tapi sous du sarcasme. Ayden était une véritable carte au trésor à déchiffrer. Plus l'on avançait, plus on en découvrait. Et rien ne me décevait pour l'instant.
On passa une excellente fin d'après-midi, légère, drôle, rafraîchissante. Aucun sujet important ou sérieux n'avait été abordé après sa question sur ma voix. Ni nos problèmes respectifs, ni les cours d'été ni « nous deux »... Ça avait juste été nous et les conneries qui nous passaient en tête. Évidemment, il ne s'était pas retenu de me glisser « Merci pour ce date » avant que je claque la portière de sa voiture, devant chez moi. En fait, tous les instants passés en sa compagnie avaient, pour moi, la valeur d'un rendez-vous.
Maintenant, j'avais un mal fou à ne pas penser à lui. Sous la douche, c'était bien le pire endroit. Je baissai la température de l'eau et finis de me laver en vitesse accélérée. Tout juste habillé, je frottais encore mes cheveux mouillés quand la sonnette annonça l'arrivée d'Isaiah.
Je le retrouvai à l'entrée en compagnie de Joan et Billie. Lui aussi devait avoir subi une journée shopping avec Regan, car il portait de nouveaux vêtements dans un style différent. Mais, je l'avais connu à Burket, où l'on nous privait de toute individualité, alors je ne connaissais pas bien « son » style.
- Salut, me sourit-il perturbé. Ça va ?
Je lui retournai la question en l'entraînant dans le jardin où la fraîcheur commençait à tomber. Assis côte à côte sur des chaises en plastique qui menaçaient de s'écrouler sous notre maigre poids, on garda le silence. Par chance, Billie nous apporta à grignoter et en profita pour papoter avec nous. Avec son manque de tact bien à elle :
- Ton œil est comme bleu à un endroit, dit-elle la tête penchée. Pourquoi ?
Je fis signe à ma sœur de se taire.
- Ça me dérange pas, Leander, t'inquiète. On a normalement une sorte de voile transparent dans l'œil et il peut arriver qu'il s'abîme et devienne opaque. Ça s'appelle la cataracte.
- Trop cool ! Enfin, ça fait pas mal j'espère ?!
Sa réaction naturelle fit naître le sourire d'Isaiah. Ces deux-là s'entendaient à merveille, se partageant leur douceur.
- Ça fait pas mal. Mais, je ne vois pas vraiment bien alors je te souhaite pas de l'avoir.
- Désolée pour toi, murmura-t-elle presque.
- T'es adorable, Billie, merci. Du moment que tu trouves ça « trop cool » alors tout va bien pour moi !
Elle gloussa puis emporta la fin de ses rires avec elle dans la maison. Isaiah se tourna tout de suite vers moi, attendri.
- Ta sœur est pas disponible à l'adoption par hasard ?
Nos rires furent synchronisés. Je lui écrivis tout de même sur un carnet un avertissement important : « Te laisse pas avoir par son côté mignon, c'est pas la réalité. ». Le petit rictus au coin de ses lèvres se fana trop vite à mon goût. Quelque chose n'allait pas. J'avais passé toutes mes journées, au camp ; je comprenais la moindre de ses expressions. Et même quand il n'en avait pas. Je tapotai son bras sans cacher mon inquiétude à son égard. Il osa à peine me regarder et troqua ses mots contre un long souffle...
- J'envie ta situation, ta famille, tout ça... déclara-t-il abruptement.
Il dut deviner mon incompréhension, car il se fondit en excuses :
- J'veux dire... Désolé, c'est maladroit, mais... Tu vis des choses difficiles et tu te bats contre tes propres démons, toi aussi. Et c'est pas facile. Je sais pas... T'as une famille géniale et soudée. Tes parents sont plus là et j'en suis désolé parce que te connaissant ils pouvaient qu'être extraordinaires. Moi qu'est-ce que j'ai ?
« Une grand-mère qui t'aime tellement qu'elle est prête à tout pour toi » lui rappelai-je. Il secoua la tête à la lecture de mon message.
- Tu sais tout aussi bien que moi que c'est pas pareil, ce sera jamais pareil.
Je hochai la tête. Rien ne remplaçait la place des parents. Davantage lorsque cette place avait été occupée un jour, en bien ou en mal. On nourrissait alors l'espoir de les retrouver, ce qui était bel et bien impossible.
- T'as eu la chance de les connaître et de grandir sous leur aile, précisa-t-il la voix étriquée. Tout ce que j'avais moi, c'était une mère droguée et violente puis un père cinglé par sa quête de perfection et violent aussi. Ils étaient là sans pour autant l'être, en tant que parents. Souvent, je me demande si je les ai perdus ou si je les ai juste jamais eus...
J'acquiesçai une fois de plus, non pas pour dire que je comprenais, mais avant tout lui faire savoir que j'entendais. J'entendais ses émotions qui le poussaient à envier ma situation... Toutefois, je ne lui souhaitais pas de l'avoir. Nos douleurs n'étaient pas comparables, mais étaient faites de la même intensité.
- Le truc c'est que... J'ai perdu ma mère, mais mon père est toujours là. Que je le veuille ou non.
Il marqua une pause, saisi par l'angoisse. Le sujet le préoccupait beaucoup plus maintenant que ses soucis de santé étaient pris en charge. Presque dans un murmure, Isaiah m'avoua :
- Il a demandé à me voir...
Je me redressai instinctivement sur ma chaise. Perrin voulait le voir ? En soit, ce n'était pas étonnant cependant j'avais peur de ses intentions manipulatrices. Au beau milieu de notre démarche avec les mecs, ça pouvait faire des dégâts.
- Je sais ce que tu penses et je partageais ton avis : hors de question que je revois cette ordure. Mais... Cette ordure, tu vois, il a pris des décisions pour moi, il m'a enfermé dans cet enfer, il m'a fait oublier nos liens de parenté avec toutes ces merdes qu'on avalait. J'ai besoin de comprendre. Pourquoi il a accepté de me faire endurer tout ça, avant de le faire endurer à vous, à tous les autres ? Pourquoi j'ai pas de valeur à ses yeux ?
« Tu penses qu'il te le dira ? » risquai-je de demander. Pour le peu que je connaissais Perrin, il n'avait rien d'un honnête homme. Je ne voulais pas le laisser détruire mon ami une fois de plus.
- Je pense rien. Je peux pas le savoir si j'y vais pas... Mais, les mecs comprendront pas, je vais passer pour un traître.
Son appréhension m'énerva. On s'en foutait des avis des autres et je lui fis bien savoir : « C'est ta vie, Is' ! Si tu ressens le besoin de le confronter alors fais-le. ». Il rigola légèrement à mon élan de révolte, mais retrouva vite ses traits tirés et son regard sérieux. L'avis des mecs de Burket lui tenait trop à cœur ; il devaient s'en détacher. « T'as appris à vivre et à penser en groupe. Mais, tout ça, c'est fini. En dehors du camp, tu es seul... C'est effrayant, oui, mais ça veut aussi dire que t'es libre. Libre de tes choix, de tes idées, de ta vie. Pense à toi, en priorité. ». L'ironie de mes conseils se trouvait dans le fait que je ne les appliquais pas moi-même.
- Je sais pas comment on fait, admit-il alors que sa voix craqua au même moment. Depuis que j'ai 12 ans, c'est comme si j'étais plus vraiment moi-même. J'avais pas à penser, on choisissait pour moi et je vivais dans mes illusions. Tout me paraît plus difficile sans drogue parce que je suis moi et je suis censé m'en contenter.
Comme il était sur le point de pleurer, mon réflexe fut de lui prendra la main et de la serrer très fort. Assez fort pour maintenir nos cœurs émiettés du bout des doigts. Sa dernière phrase résonnait en moi. Nos sentiments se rejoignaient toujours.
- Je suis un putain d'abruti, un gros débile...
Je lui écrivis d'une main sur mon portable et lui fis écouter : « L'abruti c'est celui qui t'a fait du mal sans réaliser ce qu'il perdait. Le débile c'est lui parce qu'il a préféré te maltraiter plutôt que de t'aimer. Mais toi, t'es rien de tout ça. Ou bien, ne prends pas les deux, laisse-moi en être un. Débile, ça me va plutôt bien. »
Il rit d'abord puis libéra quelques larmes incontrôlables. Sa main quitta la mienne pour se poser contre son visage. Il s'octroya une dizaine de secondes avant de bafouiller :
- Tu m'as manqué... Nos discussions me manquent. Tu me manques. C'était dur de plus te parler.
« Je suis toujours là ! Tu peux me parler quand tu veux, on peut se voir plus souvent, si tu le veux... Moi, je suis là. » lui fis-je écouter.
- Je le sais maintenant... Je suis désolé de t'avoir évité ces derniers temps. C'était pas facile avec ça. Mais, à ton anniversaire, j'ai réalisé que je bousillais tout seul notre amitié avec mon comportement de con.
Il me regarda à nouveau comme pour me prouver sa sincérité. Ce n'était pas utile, je la percevais dans ses mots. Il avait l'honnêteté de me dire tout cela et, en plus, de prendre sur soi pour être là avec moi. Je me sentais nul. Nul d'avoir la chance de l'avoir dans ma vie, à mes côtés, mais de ne pas la saisir. Nul d'avoir joué avec ses sentiments indépendamment de ma volonté. Nul de ne pas l'aimer comme il le méritait. Nul. Je regrettais l'impact de mes propres erreurs.
- Je suis désolé d'être aussi à cran face à toi ou face à Ayden. C'est plus de la jalousie que de la colère. Il a juste eu à être lui-même pour te plaire, c'est pas juste.
« Toi aussi. T'as juste été toi, même quand c'était pas facile de l'être. Ton humour, ta gentillesse, ton courage, ta férocité, pour ne pas parler de ta beauté extérieure... T'as tout pour me plaire. Et mes choix personnels ne disent rien de toi. Ta valeur reste la même, toujours aussi précieuse. Alors moi je suis désolé de t'avoir fait souffrir au point que tu te dévalorises. »
Je lui tendis mon téléphone afin que les mots s'ancrent bien dans son esprit sans détour. Sans doute aussi parce que je ne voulais pas qu'une voix informatisée déshumanise mes propos. Isaiah esquissa un sourire presque apaisé.
- Merci... On en parle plus jamais ?
J'acceptai sans problème. Je ne voulais pas que notre relation ne tienne qu'à notre culpabilité, nos regrets et nos rancunes émotionnelles. Il fallait que l'on parle de tout et de rien, comme on parvenait à le faire,auparavant, enfermés entre quatre murs. Toutefois, il nous restait le sujet de son père à clore. Je lui quémandai : « Qu'est-ce que tu vas faire pour Perrin ? Tu vas le voir ? »
- Je crois... Je crois que oui. Je veux plus fuir.
Je lui offris un grand sourire fier puis lui précisai que je serais là s'il en avait besoin. Après ça, on ferma le « coffre des soucis », comme le nommait Billie, et l'on partagea des banalités : les jeux vidéo, les films, la musique, le sport... Il essaya d'ailleurs de me convaincre de m'inscrire dans une équipe de rugby avec Jake et lui, mais je visai plutôt l'équipe de course du lycée. Puis, nos estomacs nous rappelèrent à l'ordre et l'on décida d'aller aider dans la cuisine pour rapprocher l'heure du dîner.
Dans notre mouvement, je bousculai Isaiah, soudainement arrêté devant la porte. Quand il se retourna, notre proximité me fit reculer d'un petit pas. Il ne l'aperçut pas, car il était trop concentré sur ce qu'il s'apprêtait à dire.
- Au fait, je suis content de te revoir avec les cheveux noirs. C'est comme avant, se réjouit-il. Mais en mieux, sans que je sache vraiment pourquoi.
En mieux... Peut-être parce que, tout comme lui, je cessai enfin de fuir pour m'affirmer.
***
On eût le droit à quelques jours de sérénité et d'espoir avant que la panique ne revienne semer le chaos dans le groupe de Burket Rivers. Au départ, ça n'avait été que des rumeurs auxquelles je ne prêtais jamais aucune attention. Les mecs faisaient bien trop souvent des conclusions hâtives. Mais, il arrive qu'une rumeur ait été lancée pour une bonne raison. Je le réalisai dorénavant, une lettre du tribunal de l'Oregon entre les mains. Elle avait pour objet : Convocation pour reconstitution. Pour résumer, on me demandait de remettre les pieds dans un endroit que je détestais plus que tout au monde pour apporter davantage de détails à mon témoignage. On le demandait également à tous les autres garçons du camp. Revenir au camp pour témoigner de nouveau.
C'était une bonne et mauvaise chose à la fois. Ils se souciaient de l'affaire et creusaient un peu plus loin. Cependant, ils s'en fichaient de nos traumatismes. Nous étions censés affronter ce lieu maudit une fois de plus. Moi, pour la troisième fois de ma vie. Ce ne serait pas une simple reconstitution pour nous mais un réel retour au cauchemar. J'avais cru comprendre que certains, malgré leur soif de vérité, préfèreraient ne jamais y retourner. Je les comprenais. Je faisais partie de ceux qui hésitaient encore, comme Jake.
J'avais peur. J'étais en colère. J'étais impuissant. J'étais désespéré. Je ne voulais pas faire d'efforts qui ne seraient pas rendus par la justice ensuite. Allaient-ils réellement nous écouter ? Et puis, jusqu'où voulaient-ils nous mener ? Je tremblais à l'idée de retourner dans l'aile Z.
La vibration de mon téléphone m'indiqua l'arrivée d'un nouveau message. J'étais prêt à couper la conversation groupée trop animée quand je vis que ça venait en fait d'un sms de Regan : « Maintenant on sait pourquoi Perrin veut revoir Is'...». Fou de rage, j'eus envie de crier dans ma chambre. C'était évident. Il était au courant de ce qui allait se passer et comptait manipuler son fils, une dernière fois. Toutefois, Isaiah avait toutes les ressources pour ne pas se laisser avoir. Je le savais.
Et moi, j'avais tout ce qu'il fallait pour foncer dans le tas à nouveau. Si on me demandait d'aller dans l'aile Z, j'allais le faire. En plus, j'avais un truc à y récupérer.
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Coucouuuuuuuuu
Je sais que je suis impardonnable puisque je retombe toujours dans ce long retard entre les chapitres.
J'espère que vous allez tous bien & que vous avez adoré ( au moins aimé) ce chapitre. Enfin, cette moitié de chapitre sur laquelle je suis in-dé-ci-se - comme notre cher Leander. Il me semble important et fade en même temps. Donc bon, difficile de trancher.
Dîtes moi vos avis !!
Merci pour vos rappels et vos petits messages paniqués du genre " Tu continues l'histoire hein ??? " ahaha
Ça me donne des coups de boost et me rappelle que derrière mon écran y'a d'autres personnes qui eux aussi attendent derrière leur écran. Ne vous inquiétez pas je vais finir cette histoire.
Plus qu'une moitié de chapitre et un prologue !
À très bientôt , promis juré craché si je mens je vais en enfer (dit celle qui aime là où il fait chaud)
Bel été 💕
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