31 - Stray
***
- Ouais, comme la fois où tu croyais me battre au jeu du thermo ? ricana Garrett.
- Mec, j'étais jeune !
- C'était l'année dernière.
Je souris en voyant qu'à mes côtés, Ayden était à court d'arguments. Notre visite de Seattle nous avait emmené dans ce fastfood-arcade ; Garrett et lui s'étaient alors lancé pour défi le jeu de basket. Nora, amusée, assistait aussi à cet échange loufoque. Il y avait son frère, persuadé de gagner, et le mien qui allait gagner comme à son habitude. En vérité je m'en foutais un peu de cette histoire, j'étais seulement content de me changer les idées, d'être au milieu d'une bonne ambiance générale qui s'opposait à ce triste jour... Deux ans plus tôt, j'étais assis dans un avion en plein crash ; à cet instant j'étais assis dans un endroit stable, les deux pieds sur terre. Sur la banquette d'en face, le sourire de Garrett combattait ses yeux encore rougis et je savais que la présence de Nora y était pour quelque chose.
- J'ai des bras en béton maintenant, continua Ayden. J'te jure, touche !
Il contracta son biceps pour le tendre à Garrett qui éclata de rire mais joua tout de même le jeu. Perplexe, je le regardai ensuite tourner son bras vers sa sœur d'autant plus lorsqu'il fit la même chose avec moi. Je levai les yeux et secouai la tête. Hors de question, c'était ridicule !
- Allez, touche ! Leander, t'es obligé.
Nora et Garrett ne m'aidaient pas en riant de la situation. Quand le bras de mon ami cogna mon épaule, je relevai la tête. Il me regardait avec un sourire de con que je n'avais pas vu sur lui depuis longtemps. Un sourire d'emmerdeur, même ses yeux le trahissaient. J'avais beau être dépassé par son comportement, ça m'amusait au fond. Je soufflai mais pinçai son muscle tendu. Son rire éclata tout contre mon cœur. Dire que je pleurais à ses côtés deux heures auparavant... J'avais honte à chaque fois que j'y repensais.
- T'façon tu savais déjà que j'étais le plus fort, remarqua-t-il. Mais je voulais juste t'embarrasser.
- Qu'est-ce que t'as encore fait ?! intervint Nora.
- De quoi tu te mêles, toi ?
Son rictus provocateur agaça sa sœur qui décida d'entraîner son copain loin d'ici. En oubliant qu'elle me laissait seule avec son triplé d'humeur moqueuse aujourd'hui. Je baissai les yeux sur mon assiette encore remplie tandis qu'Auden terminait de dévorer son repas. Depuis notre discussion à l'arrière de l'église, ses mots restaient ancrés dans mon esprit. « Tu es pile là où tu devrais être et c'est ta vie. Vis la pour toi, existe pour toi. », comment parvenait-il à me dire toutes ces choses réconfortantes ?
- Alors, lança-t-il, comment va ton copain ?
Je fronçai les sourcils, gêné par le terme employé. Ma relation avec Isaiah n'était pas encore définie, je n'étais pas tellement sûr qu'il veuille de moi pour longtemps. La vie finirait par le rattraper et lui faire ouvrir les yeux sur l'épave que j'étais.
- Quoi ?! Isaiah, précisa-t-il. Il gère sa désintoxe ?
J'hochai la tête bien que ce soit plus complexe que ça. Mais c'était sa vie et je ne me sentais pas d'en parler à sa place.
- Tu l'as vu récemment ?
Sur un bout de serviette, je lui répondis : Non, les visites sont restreintes. Il eût l'air désolé pour moi pendant de courtes secondes puis fut plus concentré sur sa nourriture. Avant de s'adresser à moi de nouveau :
- Désolé je mange comme un porc. J'avais oublié quel goût avait la nourriture, se moqua-t-il.
J'acquiesçai car je le comprenais plus que quiconque. Non seulement la nourriture hospitalière n'était pas connue pour être bonne mais celle de Portland battait tous les records. Ça n'aidait pas à guérir ! Sinon, Ayden venait de raviver un fort sentiment enfoui en moi : la terrible envie de retrouver Isaiah. C'était insoutenable de devoir passer des jours sans nouvelles surtout sans savoir quand une prochaine visite serait autorisée. Je me demandais s'il allait bien, s'il réussissait enfin à dormir sur ses deux oreilles ou si la douleur du sevrage n'était pas extrême.
Mais, je repensai aussi à mon « coming-out » auprès d'Ayden et de ce qu'il avait manqué de me dire. C'était peut-être l'occasion de le savoir. Je lui posais la question sur la serviette, il la lut puis la froissa. Il haussa les épaules, confus. Cette fois son air narquois avait disparu. Etait-ce si dur à dire ?
Je penchai légèrement la tête et essayai de l'inciter avec mes maigres moyens de communication. Après tout, je m'étais bien confié à lui ; il pouvait me faire confiance en retour. Il pivota dans ma direction, le bras posé sur le haut de la banquette – ce qui éliminait davantage de distance entre nous. Ça me mettait toujours mal à l'aise la proximité avec les autres sauf lorsque j'en ressentais l'envie. Et ce n'était pas le cas à présent. Je me sentais comme pris au piège, le mur, la table, le dossier du banc et lui... J'ignorai mon stress grandissant pour me focaliser seulement sur ce qu'il s'apprêtait à m'avouer.
- C'est...
- Bon, je crois que tu t'es assez préparé mentalement !
Je fermai les yeux et les poings afin d'imaginer les différentes manières de tuer Garrett et de cacher son cadavre ? Il venait encore une fois de nous interrompre ; je le haïssais pour ça.
- Tout va bien ? s'inquiéta Nora.
- Ouais, on parlait juste. Allez, venez assister à ma victoire !
Je le regardai alors reprendre sa nonchalance. Etait-ce uniquement un masque ? Et je venais de voir le vrai Ayden, celui qu'il était devenu ? Il s'efforçait peut-être à rester le même pour ne pas déranger, blesser ou être un poids. Il était difficile à déchiffrer. Sa carapace était plus coriace que la mienne.
Il se leva sans difficulté puis suivit Garrett vers le stand de leur choix. J'étais en train d'observer sa démarche boiteuse quand je sentis un regard lourd sur moi. Nora... Elle n'avait pas besoin d'ouvrir la bouche, j'entendais parfaitement ses paroles réconfortantes, du type « Ne t'en veux pas ». C'était plus fort que moi. Néanmoins la culpabilité fut remplacée par de la fierté en voyant que même appuyé sur sa béquille, Ayden obtint un meilleur score que mon frère.
***
Je n'aurais jamais imaginé m'amuser autant sans regretter la seconde d'après, mais c'était bel et bien arrivé. Une journée que j'avais pourtant appréhendée pour tout ce qu'elle amenait avec elle. Même si elle avait débuté dans les pleurs, les regrets et les rancunes, elle avait continué dans les rires, la joie et la reconnaissance – celle d'être si bien entouré. Elle n'avait pas été facile car j'avais dû me reprendre à plusieurs reprises mais je l'avais surmontée. Le plus important était qu'inconsciemment je m'étais autorisé à être heureux. Ça n'avait duré que quelques heures.
Rentré à la maison -celle de Seattle- en milieu d'après-midi, ça m'avait sauté au visage. La morosité m'était tombée sur les épaules. Toutes les photographies avaient été amenées au salon, sur une table posée au centre, et se noyaient au milieu de bouquets de fleurs. Ma mère aurait détesté la couleur, mon père aurait tout simplement détesté cette désorganisation. Dans cette foule de personnes, je ne reconnaissais que quelques membres de ma famille tant paternelle que maternelle et je n'avais envie de parler à aucune d'entre elles. Je m'étais donc contenté de m'occuper de ma sœur, désorientée par le monde et dévastée par la tristesse. Le meilleur ami de Garrett, Ramon ou Ram pour faire court, nous avait également tenu compagnie. Heureusement, il avait réussi à changer les idées de Billie avec des discussions sur des dessin-animés, des jeux de récréation ou des histoires qu'il connaissait étonnement bien. Et j'avais fait semblant de m'y intéresser seulement pour faire plaisir à ma sœur.
En fin de compte, le monde ce n'était pas la chose la plus redoutable pour un tel jour. Le plus dur fut le silence que les gens laissèrent, en quittant la maison. Nous n'étions plus que dix attablés autour d'un dîner qui n'attirait pourtant personne. Mais notre grand-mère, Vale, avait passé l'après-midi dessus et il était évidemment hors de question que l'on y échappe. Chaque fois que nos grands-parents paternels venaient, ils ramenaient cette tension insoutenable avec eux. Je ne les portais pas dans mon cœur. J'étais persuadé que c'était réciproque, déjà bien avant l'accident mais mon attitude après la mort des parents n'avait fait qu'aggraver leur dédain à mon égard. Surtout celui de mon grand-père qui n'en ratait pas une pour me faire des remarques. J'avais entendu la manière dont il avait parlé de moi aux autres mais je n'avais rien à dire. De toute manière, je ne le pouvais pas. J'étais contraint à subir ses reproches dans le silence. Toutefois, depuis le début du repas il avait augmenté le niveau de ses attaques personnelles et j'étais sur le point de craquer.
- Votre frère est tout de même bien courageux, dit-il à Nora qui avait été conviée par ma tante. Ça ne doit pas être facile de changer de vie du jour au lendemain.
- Merci, oui il s'en sort très bien.
- Et vous êtes d'une maturité exemplaire pour continuer de côtoyer quelqu'un d'aussi imprévisible que mon petit-fils.
Ma fourchette qui échappa de mes mains tinta contre l'assiette. Les regards se tournèrent vers moi alors que j'usais du moindre effort pour ne pas laisser ma colère m'envahir. Ce n'était pas le moment, pas le jour, et pas la bonne personne... me répétai-je intérieurement.
- Que se passe-t-il, jeune homme ? surenchérit mon grand-père. Tu désapprouves mes propos ou te dérangent-ils parce qu'ils pointent du doigt la vérité ?!
Mes doigts se serrèrent autour de mes cuisses alors que mon regard échappait au sien, dur. Sa remarque avait définitivement jeté un froid dans la pièce et je sentais bien que ma famille redoutait une quelconque réaction. Il ouvrait encore une fois la bouche pour m'assommer d'une critique, je lui envoyai mon assiette à la gueule. Mes yeux frôlèrent un des portraits de mon père, toujours posés au salon. La colère ne fut plus que de la honte. Je me devais de me tenir correctement, même si Georges n'avait pas été le meilleur père avec son fils et que je voulais lui balancer cette vérité-là en pleine gueule. Moi au moins j'avais eu un excellent père et je me raccrochais à ça. Je n'avais qu'à me tenir comme il l'aurait souhaité.
- Leander a beaucoup changé, intervint une voix. Il a fait des erreurs mais il fait de son mieux pour les réparer. C'est important de le reconnaître.
Je relevai soudainement la tête vers le nouvel interlocuteur qui n'était autre que mon oncle. Toutes les paires de yeux s'étaient détachées de moi pour se déposer sur lui, écarquillées de surprisse. Chris ne parlait pas beaucoup et se mêlait encore moins des affaires qui n'étaient pas les siennes. Ça me faisait plaisir qu'il le fasse pour prendre ma défense. Grand-père Georges ne fût pas autant touché par ces propos. Il claqua sa langue, grand signe d'agacement chez papi dictateur, et croisa ses bras sur son torse.
- S'il ne représente pas un tel danger, pourquoi avez-vous caché l'arme à feu de cette maison ? trancha-t-il.
La nouvelle eût la force d'un coup de poing donné en plein crâne. Chris avait fait ça ? Avait-il si peur de mon comportement ?
- C'est moi qui lui ai demandé, avoua Garrett. Papa n'avait jamais voulu de cette arme, tu l'as obligé à la garder et maintenant que je vis ici, je ne veux plus de ça chez moi. Je n'ai même pas de permis de port d'armes, je n'en aurais jamais malgré ce que tu voudrais. J'ai demandé à Chris de la virer. Alors ça n'a rien à voir avec Leander, ça a à voir avec nos convictions et si tu ne les partages pas, personne ne t'empêche de partir.
- J'espère que Barth ne t'entend pas de là où il est, s'énerva notre grand-père.
Je roulai des yeux en entendant une telle hypocrisie tandis que le ricanement jaune de mon frère s'échappa.
- Ouais, j'espère bien aussi pour toi parce qu'il te détesterait encore plus.
Il quitta la pièce, suivi de près par Nora, et la porte d'entrée claqua peu de temps après. Je souriais en débarrassant nos assiettes, soulagé que Garrett ait eu le dessus sur notre Papi Dictateur. Le tout sans hausser la voix ou sans lui manquer de respect... Ce que je ne savais pas faire. J'allais grimper les escaliers quand Chris m'interpella dans le couloir.
- Ne l'écoute pas, d'accord ? Tu n'as rien d'imprévisible ou de dangereux. Je ne vois pas ça en toi, ceux qui te connaissent ne voient pas ça, concéda-t-il. Aussi... Tu me semblais déconnecté toute l'après-midi. Joan m'a assuré que c'était normal mais j'ai l'impression qu'il y a plus que ça. Tu peux compter sur moi si tu as besoin de moi, tu le sais ?!
C'est la deuxième fois en très peu de temps que son attitude me surprenait. Je ne savais pas qu'il me comprenait si facilement, je ne me doutais même pas qu'il m'observait tant. La plupart des personnes qui avaient veillés sur moi ne l'avaient fait que par intérêt soit professionnel soit personnel. Mais lui, rien ne l'y obligeait... Je n'étais que le neveu de sa femme et pourtant il me vouait une honnête affection. Je devais reconnaître que je ne lui avais pas tellement rendu depuis ces deux dernières années ; j'étais trop occupé à me détruire de l'intérieure. Tandis que lui, et mes proches, essayaient de reconstituer les morceaux.
- Bien, je te laisse.
Un dernier sourire puis il fit demi-tour. Je descendis les quelques marches pour le rattraper et tapotai son épaule avant de sortir mon portable. Je tapai rapidement sur mon portable « Tu pourrais m'emmener quelque part ? ». Il accepta tout de suite et précisa qu'il viendrait me chercher. Au même moment, mon portable vibra sous la réception d'un message. Mes espoirs dégringolèrent aussi vite qu'ils étaient montés quand je vis que c'était seulement Nora, elle me disait de les rejoindre dehors. Je sortis après avoir obtenu l'approbation de mon oncle, qui m'avait fixé plus que curieux.
Garrett et Nora étaient appuyés sur la voiture de cette dernière. Il avait pris une distance respectueuse pour fumer sa cigarette, qui rompait sa tentative d'arrêter. C'était sa méthode anti-stress ; les miennes étaient tellement médiocres que je ne pouvais le juger. Nora était en train de ramener ses longs cheveux en un chignon quand elle me vit et me fit signe d'approcher.
- Je ne vais pas tarder à y aller, m'apprit-elle.
- Quoi ?! Tu peux pas rester dormir ? pleurnicha mon frère.
Je soufflai en même temps qu'elle. Mais, elle devait le trouver mignon tandis que je trouvais ça ridicule. L'amour ne faisait pas du bien au cerveau de Garrett, c'était certain.
- J'ai des parents, je te signale.
Son visage tourna rouge quand elle se rendit compte de la bombe qu'elle venait de lâcher. Contre toute attente, j'explosai de rire. Parce qu'elle l'avait dit naturellement comme elle pourrait parler à n'importe quel de ses amis, parce que sa gêne était amusante et parce que finalement c'était une plutôt bonne blague involontaire. La situation était burlesque.
- Je suis désolée, ce n'était pas dans ce...
Garrett, souriant, l'interrompit en l'attirant près de lui. Elle cacha son visage rougissant dans le cou de mon frère. Et pour empêcher le silence de s'installer, il prit la parole :
- Tu as raison. En plus, tu as cours demain ! Mais il n'est que 20H15, alors tu peux encore rester un peu ?!
Elle accepta ce compromis et promit de le rejoindre après quand il se dirigea vers la maison car elle avait d'abord à me parler. On l'observa alors monter le perron puis passer le pas de la porte sans rien dire. Je pris place contre le capot de sa voiture, prêt à écouter ses mots. Nora semblait préoccupée. La dernière fois qu'elle avait arboré cette expression, c'était pour me dire de ne plus approcher son triplé donc ça ne sentait pas très bon.
- Tu tiens le coup ?
Un haussement d'épaules me parût être une bonne réponse. Elle se rapprocha de moi afin de poser sa tête contre mon épaule. Je passai alors mon bras autour de sa taille avec la terrible impression de le passer autour de mon cœur, maintenant compressé. Quelques mois plus tôt, c'était auprès d'elle que je serais venu chercher du réconfort mais aujourd'hui, ce n'était plus le cas. Elle restait néanmoins une personne que j'estimais beaucoup, elle avait une place irremplaçable dans ma vie et même si elle s'en éloignait, ça faisait un bien fou quand elle revenait.
- Je passe mon temps à m'excuser ces derniers temps, balbutia-t-elle tout à coup, mais je sens vraiment que je ne suis pas à la hauteur. Ça n'allait pas très bien pour Garrett et moi et je me suis juste focalisée sur ça. J'en suis désolée.
Une des grandes qualités de Nora était qu'elle aiderait le monde entier si elle le pouvait, ce qui se transformait très vite en défaut. Elle finissait par placer la barre trop haute puis se dévaloriser et laisser tomber lorsqu'elle ne parvenait pas à l'atteindre. Je lui fis signe pour qu'elle se redresse et me regarde, ignorant mes mains tremblantes et mon esprit qui me gueulait que je n'allais pas y arriver. Sous ses yeux gris, je signai « Oublie. Je veux que tu prennes soin de toi, et de vous deux. Garrett en a besoin ». Lorsqu'elle répéta à haute voix pour être certaine d'avoir compris, j'approuvai avec un sourire timide.
- Je regrette seulement de vouloir être partout. À force, je finis par ne pas être là où je devrais. J'ai déjà perdu Ayden à cause de mon comportement, l'année dernière, et maintenant toi.
Tu as été là pour m'aider, au camp. C'est grâce à toi si on est sorti. Elle me regarda signer de ses yeux brillants. Ce n'était pas si dur que je ne l'avais envisagé. Face à elle, utiliser le langage des signes c'était comme un bon retour en arrière et non un pas vers l'avant effrayant.
- C'est grâce à vous, affirma-t-elle. Enfin bon, je tenais à te dire que je t'ai trouvé très fort aujourd'hui. En fait, tu l'as toujours été malgré ce que tu penses. Parfois on a juste besoin qu'on nous le dise pour s'en convaincre alors je le ferai autant de fois que nécessaire.
Je me trouvai entièrement muet, à court de mots. Ça me touchait de l'entendre dire ça, d'autant plus qu'elle était la deuxième après son frère. C'était bien un trait de personnalité qu'ils partageaient, la bonté et la volonté de pousser l'autre vers le haut. Elle n'avait pas encore assez de confiance en elle pour se croire capable d'aider quelqu'un mais lui se donnait à fond quand il se mettait l'idée en tête. Ils représentaient deux opposés qui se rejoignaient pourtant dans le fond. Je devais probablement placer les Gallagher au rang d'ange gardien auprès de Garrett.
La porte de la maison s'ouvrit sur mon oncle. Nora l'interpréta comme la fin de notre discussion, elle se pencha vers moi et m'offrit un tendre enlacement. Je reposai ma tête contre la sienne alors que ses bras frêles se serraient autour de mon torse. Ça avait été une longue journée pour elle aussi qui faisait preuve d'une forte empathie. Voir Garrett souffrir lui avait sûrement fait du mal ; en ça, je savais qu'il était entre de bonnes mains pour les années à venir. C'était la parfaite copie du couple que formaient mes parents... Je leur souhaitais alors d'aller plus loin qu'eux.
- On se revoit bientôt, promit mon amie en s'éloignant.
Chris s'autorisa à me rejoindre. Il me demanda aussitôt où nous allions. Je l'entraînai vers sa voiture en tapant déjà l'adresse exacte sur mon portable. Il n'eût aucune idée de l'endroit où je nous emmenais mais il nous y conduisit quand même. Je jetai un œil à l'heure quand il se gara devant le bâtiment, situé dans un coin calme de Seattle. Ça avait commencé depuis déjà trois bon quart d'heure cependant il n'y avait pas beaucoup de voitures présentes sur le parking. Ce simple détail me donna la nausée car je savais ce que ça signifiait... Je gardai les yeux fixés sur le lieu me demandant si j'aurais le cran d'y aller cette fois.
- Tu veux qu'on sorte ? quémanda mon oncle qui commençait à s'inquiéter.
Je secouai la tête, alors paniqué. L'étau se refermait à nouveau comme ce matin, l'anxiété menaçait de prendre le contrôle. Je serrai mes poings, mes doigts plantés dans mes paumes et luttai contre cette sensation. Je devais le faire, je devais me surpasser. Posant la main sur la poignée, j'ouvris la portière sans réfléchir une seconde de plus et mis un pied dehors. Puis un autre, suivi d'un autre, et je me surpris à avancer vers le bâtiment. J'entendais vaguement les pas précipités de Chris derrière moi mais je traçai mon chemin, tout seul, et atteignis la porte principale. Je réalisai que j'avais retenu mon souffle jusqu'ici... J'agis avant de perdre mon sang froid mais le regrettai immédiatement en ouvrant la porte.
Ils n'étaient que cinq.
Je reculai à toute vitesse, bousculai Chris dans mon élan et retournai à la voiture. Sur le siège passager, je reposai ma tête contre le tableau de bord pour tenter de rassembler mes idées. Mais tout allait très vite. Le bruit dans ma tête revenait petit à petit, au début ce n'était qu'un bourdonnement dérangeant puis c'était un véritable mélange de voix et de sons indescriptibles. La chaleur qui m'enveloppait me donnait l'impression d'être ailleurs, très loin. Trop loin. Les mains contre mon crâne, je souhaitais de tout mon être le sentir exploser pour en finir. Ça devait s'arrêter... J'étais fatigué d'être bloqué dans ce cercle infernal. C'était comme la houle d'une mer déchainée qui ne me faisait remonter à la surface que pour m'entraîner plus bas ensuite. Je me noyais lentement, impuissant. Mon propre passé m'engloutissait, mes souvenirs s'accrochaient sans relâche.
~ J'étais sûr qu'ils ne devaient pas être très loin, ils étaient à côté de moi dans l'avion alors ils ne pouvaient pas... Non. Le médecin, Garrett, je refusais de les croire. Je courus loin de cette chambre maudite. Mes pas désespérés me guidaient dans les couloirs de l'hôpital. Il y avait tant de monde que je dus me faufiler entre les groupes de personnes et j'ignorais la douleur que me provoquait chaque bousculade. Beaucoup était dans un piteux état semblable au mien, d'autres étaient accablés de tristesse. Ça ne pouvait pas être réel. Pas à moi, pas à nous.
Je poussai un homme pour accéder à l'accueil mais la file d'attente était trop longue. Je ne pouvais pas attendre. Maman devait être folle d'inquiétude, elle devait savoir que j'allais parfaitement bien en dépit des quelques blessures. J'étais persuadé que papa devait s'en vouloir alors je voulais chasser sa culpabilité en le prenant dans mes bras. Ils étaient dans cet hôpital, c'était sûr ! C'était obligé.
Je repassais devant la salle d'attente où une masse s'agglutinait sans pour autant faire un seul bruit. C'était étrangement silencieux. Je profitais de ma taille pour doubler quelques adultes alors qu'une voix formelle me parvint. La petite télévision au coin de la pièce était au volume maximum et diffusait des images surprenantes. Sur la plupart, on ne voyait pas grand-chose en dehors de grands nuages de fumée. Mais il y avait quelques photographies où d'énormes morceaux jonchaient un sol instable ; des vidéos où l'on voyait secouristes et pompiers se relayer pour aider des personnes blessées. Je baissais les yeux sur le titre : « Un crash d'avion, dans l'Etat du Minnesota, fait plus de 200 morts ».
L'air me manqua tout à coup, je voulus retourner en arrière mais j'eus du mal à passer entre les personnes hypnotisées par les news. Je poussai le moindre corps qui barrait mon chemin alors que, dans mon dos, la télévision cracha : « L'atterrissage précipité du pilote aurait permis de sauver une cinquantaine de personnes, dont des blessés et de nombreux dont le pronostic vital est encore engagé ». Un frisson remonta le long de mon corps et je me remis à courir, pour semer toute cette réalité. Mais c'était impossible car dans le couloir, mon regard accrocha toutes ces affiches auxquelles je n'avais pas fait attention. Des avis de recherche, des indications de chambre... Des regards gris bleus, des sourires éclatants, des vies...
Un poids s'écrasa contre moi. Un étourdissement m'obligea à m'appuyer au mur le plus proche et dans la même seconde, une nausée vint m'arracher l'intérieur de mon estomac. Plié en deux, je vomis ma douleur sans toutefois réussir à m'en débarrasser. Elle restait là, de partout. Je ne pouvais pas rester ainsi, je devais les retrouver. Je me remis à courir, chancelant, et chassai les images qui m'assaillaient au fur et à mesure. Le corps inerte de ma mère contre moi ; celui de mon père ensanglanté à terre. Et comme un moment courir ne suffisait plus à fuir, je me mis à hurler avec l'espoir de sortir de ce cauchemar. « Papa », « Maman » en boucle, persuadé de tomber sur eux à chaque coin de couloir. Je courus jusqu'à m'évanouir d'épuisement, je courus sans jamais les trouver, je courus jusqu'à me perdre moi-même. ~
Pourquoi je n'étais pas mort à leur place ? Pourquoi je n'étais pas mort avec ces centaines de personnes affichées dans les couloirs ? Ces parents, ces enfants, ces frères et sœurs... Pourquoi j'avais été assez stupide pour me croire capable d'assister à cette réunion des survivants. Je me posais toutes ces questions qui me brouillaient l'esprit mais une vérité plus importante s'illuminait sous mes yeux. En vérité, je n'avais jamais véritablement arrêté de les chercher. C'était comme si je courrais dans ces couloirs d'hôpital depuis deux ans... Je les avais cherchés dans mon frère, ma sœur, dans les regards d'inconnus, dans les rires de mes amis. Je les avais même cherchés dans ma haine et ma peine. Je n'avais jamais cessé. Peut-être que c'était eux que j'avais espéré trouver en venant ici.
Et peut-être que c'était juste des gens vivants que j'aurais voulu voir, bien plus que cinq petites personnes. J'aurais voulu constater que nous n'étions pas finalement qu'une vingtaine rescapée de ce crash mais que nous étions des centaines et que les journaux télévisés s'étaient trompés. Et qu'il fallait bien plus que cela pour nous empêcher de vivre.
Mais ce n'était pas le cas, la réalité était bien plus dure. Quand je m'y confrontais, c'était un énième crash que je subissais.
Des mains cramponnées à mes épaules me redressèrent. Mon oncle me regardait avec un mélange d'horreur et de tristesse. Personne ne m'avait encore jamais vu vivre une telle crise alors Chris devait sans doute me prendre pour un fêlé. Plus que d'ordinaire... Je voulus présenter mes excuses, honteux, toutefois il me tenait trop fort pour que je bouge.
- Qu'est-ce qu'il se passe, Leander ?
Je dégageai ma main pour sortir mon portable puis lui montrai que j'avais tapé à toute vitesse : « C'est rien, j'ai juste stressé. Je vais bien ». Il secoua la tête en me lâchant finalement. Ses yeux plissés me sondaient avec précaution.
- Non, tu ne vas pas bien. Tu viens de te mettre dans un état second, je ne t'ai jamais vu ainsi.
« Désolé » ajoutai-je avant de lui tendre l'écran, les yeux baissés.
- Ne sois pas désolé, soupira-t-il, ce n'est pas des excuses que je veux. J'essaye seulement de comprendre, pour t'aider, pour que tu prennes soin de toi. Ça t'arrive souvent ?
Je voulus hausser des épaules, mon nouveau geste favoris cependant je me retins à temps. Ce n'était pas une réponse suffisante. Pas à quelqu'un qui me tendait la main. Beckergam m'avait conseillé de la saisir dès que l'une se présenterait ; je pensais l'avoir fait ce matin même avec Ayden mais peut-être que c'était maintenant. Je pouvais me décharger d'un peu de ma souffrance par le simple fait de le dire. Mais comprendrait-il ? C'était bien trop complexe à réaliser. Je tentais tout de même en écrivant « Parfois ce sont de petites crises d'angoisse mais souvent c'est différent... C'est comme si mon esprit me coupait du monde et qu'il me transportait à des moments que je préférais ne pas revivre ».
- Comme des flash-backs ?
J'opinai précipitamment la tête, c'était exactement ça. « Et sur le moment tout semble réel, je le revis comme la première fois. Les mêmes émotions, les mêmes douleurs physiques » continuai-je. Ma réponse le rendit pensif, il garda les yeux rivés sur le portable pendant de petites secondes.
- Tu en as parlé à ton psychiatre ?
Je déclinai, à présent embêté. Il allait certainement me dire de le faire, ce qu'il fit au moment même où je le pensais. Face à mon silence persistant, il abandonna le sujet – si j'interprétais bien son soupir. Mes mains tremblaient toujours de panique. La seule idée de me confier ne cessait de m'angoisser et le pire était que ça ne m'avait pas soulagé du tout.
- Et ça, dit-il en désignant la salle, c'est en rapport avec le crash d'avion, j'imagine ?!
« C'est une réunion de victimes. On peut rentrer à la maison ? ». Il regarda l'immeuble un instant comme s'il hésitait à insister pour que j'y aille puis il enclencha le moteur de la voiture. Le trajet fut étrange car du coin de l'œil, j'avais senti le regard de Chris quelques fois. Mais c'était également rassurant. Il faisait attention de moi et je pouvais compter sur lui. Il me le prouva d'ailleurs par une longue étreinte, avant d'aller se coucher. C'était stupide mais quelque part, la force de ses bras autour de moi m'avait donné l'impression de ne plus être seul, d'être soutenu pendant plusieurs minutes. Si bien que je regagnai ma chambre, presque apaisé.
J'avais survécu un troisième 18 mai.
***
Bénéficiant de mon « heure internet » sur l'ordinateur, je perdais mon temps à consulter les réseaux sociaux. Je n'y portais pas un grand intérêt, surtout que j'étais sous un nouveau compte et que mes seuls contacts se comptaient sur les doigts d'une main. Mon ancien profil était « inaccessible » selon Garrett dès que nous avions constaté le nombre de messages reçus par jour. J'avais déjà connu cela une première fois après le crash, abordé par des journalistes qui jouaient leur carrière sur ce scoop ou des curieux plus ou moins bienveillants. La deuxième fois avait été plus dure car après avoir pété un plomb, j'avais encaissé des tonnes de menaces, d'insultes – auxquelles j'avais finalement échappé en allant à Burket.
À présent la tendance s'inversait à nouveau pour faire de moi une sorte de nouveau Jésus, mais je préférais le Grand Sauveur de Burket Rivers – c'était bien plus cool que le surnom Le Prince de Burket donné par Regan. C'était une mauvaise référence à la série ancienne qu'il adorait. Pour éviter cette cascade d'attention, je m'étais donc mis sous le nom de Rednael pour suivre les dernières nouveautés de mes amis.
J'étais justement en train d'observer une photographie de Nora et son meilleur ami Harry lors d'une sortie entre eux. En légende, il avait inscrit un simple « Merci » et la lueur dans ses yeux paraissaient aussi la remercier. En entrant dans la vie de Nora, j'avais été fasciné par la force de leur groupe. L'amour qui la liait à ses triplés et celui qui la liait à ses amis, les poussant vers l'avant. Je me souvenais avoir pensé que c'était impossible de faire partie de sa vie car elle était assez bien entourée, que ses proches la comblaient suffisamment – surtout Harry qui effectuait son rôle à merveille. Mais, elle m'avait surpris en me prouvant que son cœur était immense. Plus encore, elle avait agrandi le mien. Et moi j'avais juste tout gâché. J'avais blessé deux de ses piliers, comment pouvait-elle encore me regarder dans les yeux ? Me serrer dans ses bras comme elle l'avait fait deux jours plus tôt ? Me parler et m'écouter ?
- Lean...
Je relevai soudainement la tête pour croiser le regard de ma tante, par-dessus mon épaule. Je me redressai, fermai les pages internet et éteignis l'ordinateur dans un seul mouvement. Joan le récupéra en me remerciant à l'aide d'un sourire. Je m'allongeai déjà, persuadé qu'elle n'allait pas s'attarder ici mais je la vis hésiter à démarrer une conversation. Je tapotai alors le matelas près de moi et me redressai sur les coussins pour soulager mon corps courbaturé. J'avais pris cher avec cette journée au travail d'intérêt général plus intense que d'habitude.
- Ton frère m'a parlé de tes recherches sur la formation de pompier. Tu serais intéressé ?
Ma réponse fut un simple haussement d'épaules car je ne voulais toujours pas m'étendre sur ce sujet. Mon avenir. Ça me paraissait inutile, trop utopique. Joan parût percer mes pensées, je le compris à son sourire évasif. C'était dans ce genre de moment que je croyais entrevoir ma mère, c'était douloureux et réconfortant à la fois.
- Quoi ? Tu as honte ? Tu ne penses pas en être capable ?
Je détournai le regard, incapable d'en dire plus. Son silence attira cependant mon attention. Elle avait perdu son expression légère et fronçait plutôt les sourcils. Elle essayait de comprendre avec tous les efforts du monde.
- Bon, si ça continue de te trotter dans la tête, n'abandonne pas. Tout est possible quand tu t'en donnes les moyens surtout toi. N'est-ce pas, ma petite tête brûlée ?
Elle réussit à m'arracher un ricanement en même temps qu'un roulement de yeux. Elle n'avait pas tort au fond. C'était davantage son surnom qui m'amusait.
- Plus sérieusement, je me suis permis de contacter le proviseur du lycée, m'informa-t-elle en cherchant ses mots. Il a accepté de nous donner un rendez-vous, avec le directeur également et ton agent de probation pour qu'on puisse discuter de ta scolarité.
J'aimais encore moins la tournure que prenait la conversation. Mon cœur battait à se rompre. Je me penchai immédiatement vers ma table basse, saisis mon ardoise et marquai à toute vitesse : « Je veux pas retourner en cours !! ».
- Leander, tu ne m'as pas laissé terminer. Ce ne sera pas pour cette année, tu as raté trop de mois de cours. Tu vas devoir redoubler et peut-être aller aux cours d'été, le proviseur a émis cette hypothèse. Je pense que c'est une bonne idée, voire la seule solution.
« Cette année ou l'année prochaine, ils me détesteront toujours !»
- Et je peux savoir depuis quand tu te soucies de ce que les gens pensent ? s'énerva-t-elle. Puis, ça ne fait pas partie des sujets discutables. Tu l'oublies peut-être mais tu n'es qu'un adolescent, sous ma responsabilité, et je veux ce qui est de mieux pour toi. Poursuivre les cours en fait partie.
Je me contentai d'écrire « Si tu le dis » pour ne pas lui dire toute la vérité. Pour ne pas m'énerver contre elle en lui disant qu'elle ne comprenait rien, qu'elle ne savait pas ce que ça faisait d'être détesté auparavant pour le simple fait d'être muet. D'être poursuivi dans les couloirs jusque dans les toilettes par des mecs assoiffés de méchanceté. D'être ridiculisé pour avoir participé en classe avec les maigres moyens qui m'étaient donnés. D'être insulté puis puni pour avoir riposté. Aussi, de devoir chercher des coins calmes à chaque pause dans le but de ne pas tomber sur des emmerdeurs. Ce n'était pas un accès à l'éducation, c'était un châtiment que j'avais subi l'année précédente. Et je ne voulais pas lui avouer que je ne me pensais pas capable de surmonter ça à nouveau. J'avais peur de ce que je pouvais leur faire, peur de ce que je pouvais me faire. C'était tout cela qui était inscrit derrière mon « Si tu le dis ».
- Ne sois pas désagréable, me réprimanda-t-elle. Qu'est-ce que vous avez tous les deux, aujourd'hui ?
Je me redressai, alerté. Elle faisait déjà demi-tour alors je sautai sur mes pieds pour la rattraper avant qu'elle ne quitte la chambre. Billie va bien ? signai-je pour faire plus vite. J'eus le droit à un regard surpris sans commentaire, heureusement. Elle m'indiqua seulement la chambre de ma sœur, au bout du couloir, en précisant qu'elle y était directement montée s'enfermer en rentrant. Ma tante l'avait ramenée de l'école, un quart d'heure plus tôt, et je remarquai qu'elle n'était pas venue me voir – ce qu'elle s'empressait de faire tous les jours.
Il y avait deux choses dont raffolait Billie : la nourriture et les bisous. Dans cet ordre-là. Je descendis lui chercher un goûter et la rejoignis dans sa chambre. Sans toquer évidemment parce que je m'en foutais sur le moment. Elle ne râla pas, me remarqua à peine bien trop plongée dans son livre. Ou concentrée à faire semblant... Ses yeux paraissaient lire la même phrase encore et encore. Elle avait perdu sa petite mine joyeuse avec laquelle elle était pourtant partie ce matin. Ça me fit de la peine car pour détruire son moral, il fallait frapper fort.
Je me laissai tomber près d'elle, sur le matelas puis lui tendit le paquet de gâteaux après en avoir piqué un. Je n'avais même pas faim non plus, j'avais juste espéré la faire réagir ce qui se résultait en grand échec. Ses pieds me repoussèrent avec le peu de force qui lui était donnée.
- Laisse-moi, Lean. Je veux être seule, dans mon coin ! s'exclama-t-elle en appuyant bien sur les trois derniers mots.
J'attrapai son cartable au sol, en sortis un cahier de brouillon et un crayon, et lui demandai ce qui n'allait pas. Je fermai son livre pour poser le cahier dessus. Elle lut le message puis passa son regard de lui à moi. Soudainement, elle me piqua le crayon pour écrire à son tour : « Tu promets de ne pas t'énerver ou d'être triste ? ». Je trouvais ça mignon qu'elle se mette au même niveau de communication que moi, il n'y avait qu'elle pour faire ça. Surtout que l'écriture avait été son meilleur allier lorsque j'étais au camp. Bref, je l'adorais. Je répondis évidemment positivement, levant solennellement ma main droite. Elle fût amusée mais ne le montra pas longtemps car de nouveau tourmentée par ses pensées.
- En fait... La maîtresse veut qu'on fasse un exposé sur quelqu'un ou quelque chose qu'on admire. Je voulais faire sur toi et aussi apprendre un peu du langage des signes mais elle a dit que je devais réfléchir à autre chose parce que c'est pas assez intéressant, raconta-t-elle aux bords des larmes. Et tout le monde dans la classe a rigolé sauf Juliet ! Et elle a redemandé à la maîtresse pour moi, pendant la récréation, mais elle a encore dit non.
Je souris en l'entendant évoquer Juliet qui n'était autre que la petite sœur de Nora, Lieth et Ayden. C'était aussi la grande amie de Bille depuis qu'elles s'étaient rencontrées. Je ne pouvais m'empêcher de penser que nos deux familles étaient extrêmement liées et que les Gallagher existaient pour nous tirer vers le haut. La peine de ma petite sœur eut pourtant raison de moi. Cette maîtresse était une sacrée conne ! Le langage de signes pas assez intéressant ? Puis, elle n'avait pas à refuser un sujet à un élève ; c'était un putain d'exposé pas une thèse universitaire.
- Je trouve ça injuste ! Et méchant parce que toi t'es intéressant, elle a pas le droit de dire ça ! Je la déteste.
Ses larmes roulèrent finalement le long de ses joues roses. Je me doutais que c'était bien plus de la colère que de la tristesse mais ça me touchait tout de même. Billie ne l'avait même pas vu comme un rabaissement du langage des signes mais comme une insulte envers moi. Et ça lui avait fait mal parce que d'une part, on dénigrait son sujet d'intérêt et d'autre part, parce qu'elle ne voulait pas me blesser. Encore une fois, elle faisait preuve d'une bienveillance.
Je me redressai, posai mes doigts sous son menton et lui relevai doucement la tête. Son regard s'accrocha au mien pour ne plus le lâcher. Sa respiration se détendit peu de temps après. Sa déception persistait toujours, elle tirait la commissure de ses lèvres et ses sourcils vers le bas. Je savais ce que ça faisait d'avoir une émotion qui nous agrippait avec force... Mais ma sœur avait seulement 8 ans, elle n'avait pas à gérer cela. Je comptais bien l'en débarrasser.
- En plus quand t'étais pas là, Tata m'a un peu appris des signes. J'aurais pu en apprendre un peu à ma classe, c'est pas si compliqué quand on veut !
J'approuvai ses propos. Ce n'était pas difficile et ça pouvait permettre de faire découvrir quelque chose aux enfants, même s'ils allaient l'oublier au bout de quelques jours ou quelques heures. Je ne savais pas ce que sa maîtresse trouvait d'inintéressant là-dedans, j'étais prêt à le savoir. Je marquai sur le papier : « Tu leur apprendras alors. Je viendrai voir ta maîtresse demain après l'école ».
- C'est vrai ? Donc tu vas venir me chercher ? s'extasia-t-elle.
En la voyant si excitée pour quelque chose d'anodin, je me marrai. « Avec Joan, oui je serai là » lui répondis-je aussitôt. J'eus à peine le temps de la voir bondir qu'elle atterrit contre moi et nous fit basculer en arrière. Ses rires explosèrent contre les murs de sa chambre, provoquant les miens par la même occasion. Sa mauvaise humeur n'avait pas duré très longtemps. Billie avait seulement eu besoin d'un petit coup de pouce pour se remettre sur pieds et redevenir la petite fille qui ne lâchait rien.
Au bout d'une bonne minute, elle m'apprit qu'elle avait un livre à terminer et se retira ainsi de mes bras. Je me redressai quand on frappa à la porte, pourtant entrouverte. Après invitation enjouée de ma petite sœur, la porte s'ouvrit entièrement. Je m'attendais à voir Joan, Chris, mon cousin ou encore Garrett mais certainement pas Ayden. Il nous regarda tour à tour avec un sourire mystérieux.
- Je vous dérange pas ? voulut-il s'assurer. Votre tante m'a dit de monter.
- Non, Lean allait partir pour que je lise tranquillement !
Je la regardai avec un étonnement fortement exagéré. Elle se bidonna de rire avant de scruter Ayden de ses yeux brillants.
- Est-ce que Lieth est avec toi ?
Il lui adressa le même regard que moi, relançant ma sœur dans ses rires. Billie avait certainement effectué un prêt de frères avec Juliet car l'une ne lâchait pas la grappe de Lieth et l'autre, de Garrett. Dans tout ça, Ayden et moi étions un peu les bêtes noires négligées par les histoires de gamines. Perdu dans mes réflexions, je ne vis pas qu'il me dévisageait à présent.
- Elle vient de nous enterrer tous les deux, rétorqua-t-il. Non, mon frère qui ne mérite pas ton amour n'est pas avec moi ! Je viens chercher Leander pour qu'on aille courir.
Ce n'était pas prévu ; je ne pensais pas qu'il continuerait de s'entraîner avec moi. Il portait en effet sa tenue de sport, sa béquille y compris. Il ne pouvait pas encore s'en délaisser puisque sa hanche présentait encore des complications. La guérison ne s'annonçait pas encore mais j'envisageais de l'aider à progresser.
- Mais comment tu fais pour courir, je veux dire... balbutia Billie. Tata m'a dit que t'étais très blessé, tu peux courir ?
- Ton frère le fait pour moi. Mais c'est un secret, tu le gardes pour toi ?
Elle hocha la tête tout à coup très sérieuse. Il ne pouvait évidemment pas encore courir mais il ne voulait pas que l'on donne un autre nom à notre entraînement sportif. Il faisait de la marche rapide et je courrais. C'était surtout l'occasion pour nous de se relaxer sans rien devoir à personne. Je me vidais la tête en décollant mes pieds du sol et lui remplissait la sienne en posant les deux pieds à terre. Alors, c'était vrai on s'en foutait d'appeler ça marcher, courir ou rester vivant.
La sonnerie de son portable attira son attention, il annonça m'attendre dehors parce qu'il devait prendre l'appel. Ça me laissait au moins le temps d'aller me changer pour cette séance sportive improvisée. Billie m'avait déjà oublié, elle aimait bien trop l'histoire qu'elle était en train de lire. Et même si elle préférait davantage les lignes de son livre plutôt que les miennes, je ne pouvais pas partir sans lui poser la question curieuse qui me tourmentait. Je lui donnai mon mot « Alors, quel signe tu as appris avec Joan ? ». Elle eût l'air contente que je lui demande. D'une main et sans hésitation, elle me signa son message.
Leander, je t'aime fort.
Je lui répondis tandis que son message s'incrustait dans mon cœur. Je camouflai mon émotion en me penchant vers elle et lui donnai la deuxième chose qu'elle préférait, un baiser. C'était réellement la petite sœur la plus adorable au monde ; je regrettais de ne pas l'avoir pris en compte bien plus tôt. Je quittai sa chambre avec une promesse à moi-même – celle de protéger cet éclat en elle qui la rendait si précieuse.
***
Mon droit de visite était arrivé plus vite que je ne l'avais cru. Je me trouvais maintenant auprès d'Isaiah, un peu dans les vapes à cause de son traitement. La désintoxication n'était pas si simple qu'on ne l'envisageait, il y avait des bons jours et des jours un peu plus moches – aujourd'hui faisait partie de ces derniers. Dans ces moments, je me sentais impuissant et Dieu, s'il existait, savait comme je détestais ça. Donc, j'aidais comme je pouvais. Je faisais en sorte qu'il sente ses épaules assez fortes pour supporter ça. J'encaissais avec lui. J'encaissais même pour lui en essayant de l'apaiser.
Allongé auprès de lui, je chassai ses frisons par des caresses. Mon nez était plongé dans sa nuque et me permettait de profiter de sa légère odeur de parfum. Ma main était posée contre sa mâchoire afin de frôler sa peau basanée du bout des doigts, retraçant trop souvent les traits de son visage ou la veine apparente dans son cou. J'avais relevé le moindre grain de beauté ou la plus petite de ses cicatrices, comme celle sur sa paupière. Je me trouvais ridicule mais surtout je me sentais plus ou moins heureux. Il n'y avait aucun tracas qui m'accaparait quand j'étais avec lui, éveillé ou non. Il me suffisait d'être à ses côtés et de l'entendre ou de le toucher. Pour un mec qui n'était pas tactile, c'était une sacrée plaisanterie.
Avec lui, tout changeait. Je m'en foutais d'être proche, j'en avais même besoin. Je m'en foutais de mes propres interrogations sur mon homosexualité. Ça ne comptait pas tout ça, il n'y avait que lui et mon corps qui ressentait enfin de bonnes émotions. J'avais de la chance de l'avoir trouvé dans une période aussi sombre de ma vie. C'était littéralement la lumière au bout d'un tunnel que j'avais longtemps parcouru dans le noir. Cette stupide métaphore de gens amoureux avait quelque chose de vrai dans mon cas.
Une plainte s'échappa de ses lèvres alors qu'il portait une main à son front. Il se tourna vers moi dans un même mouvement et m'enlaça ou plutôt s'écrasa sur mon torse. Tout sourire, je refermai mes bras sur lui avec la crainte qu'il ne sente mes battements incontrôlés. Il tremblait encore légèrement néanmoins son heure de repos s'avérait avoir été efficace.
- Désolé, je suis loin d'être drôle aujourd'hui... murmura-t-il de sa voix rauque. J'ai mal au crâne !
J'allais m'étendre pour attraper le verre d'eau et le médicament préparés à cet effet, c'était sans compter sa forte poigne qui me garda cloué au matelas. Je veux rester un peu comme ça, ajouta-t-il simplement. Je le souhaitais également alors je ne protestai pas. Le calme de la chambre nous berça longtemps, pas assez à mon goût car j'eus un petit pincement quand il se redressa. Il s'empressa au moins de revenir près de moi après avoir avalé son médicament. Ça me fit subitement rire de constater qu'il nous avait fallu que deux petites semaines pour envoyer bouler notre prétendue timidité. On n'osait à peine assumer nos gestes et dorénavant, on... s'embrassait.
Les lèvres d'Isaiah me prirent par surprise, une putain de bonne surprise. Je me relevai pour être plus proche de lui. C'était le bordel dans mon corps, c'était comme une torture plaisante. J'étais partagé entre le plaisir procuré par ses baisers et l'envie d'en avoir plus. Je l'attirai tout contre moi, gardai nos torses serrés comme par soucis de survie et l'embrassai davantage. Mon initiative nous étonna tous les deux et le fit même rire. Il ne mit toutefois pas un terme à nos baisers, il les approfondit au contraire.
Le plus petit détail me rendait fou. Une de ses mains passa à l'arrière de mon cou, remonta dans mes cheveux et ne cessa de jouer avec. Celle qui était libre se cramponnait mon t-shirt avec une sorte de nécessité impressionnante. Ses lèvres avaient encore la fraîcheur de l'eau. La peau de son dos était extrêmement douce sous ma paume. J'adorais, je l'adorais. Je n'avais encore jamais ressenti un tel émoi. Si c'était ça l'amour alors j'étais preneur.
- En plus d'être beau, tu embrasses bien. J'ai gagné le gros lot...
Comme je pensais qu'il était ironique, je le repoussai. Le recul me permit de voir que son sourire n'avait rien de moqueur, il était surtout rêveur. Je fus évidemment gêné par le compliment et me contentai de secouer la tête. Il rigola en hochant la tête pour contredire ses propos. Tu l'es, chuchota-t-il entrecoupé de deux baisers. Lorsqu'il s'éloigna encore, il garda ses yeux vissés aux miens ainsi que sa main attachée à la mienne. Il gardait un peu de pâleur, des marques de fatigue et une expression singulière. Ce n'était clairement pas une de ses meilleures journées.
- Alors, dit-il en posant un carnet sur mes genoux, tu me parlais de ta sœur avant que je m'endorme ! Qu'est-ce qu'elle a dit sa connasse de maîtresse ?
Je lui fis les gros yeux puis pointai sa porte de chambre de l'index. On leur interdisait de jurer dans le centre, évidemment je me faisais un malin plaisir à l'embêter avec ça. Il fit rouler ses yeux d'agacement mais se reprit quand même :
- Cette méchante maîtresse.
Je réprimai un sourire aux coins de mes lèvres et me mis à lui raconter rapidement mon rendez-vous de la veille. Il lisait en même temps que j'écrivais pour me répondre sans attendre. Pas la peine de préciser que j'adorais aussi ce détail... Il s'offusqua quand je lui appris que la maîtresse de Billie n'avait d'abord pas voulu me recevoir car je n'avais pas pris de rendez-vous et qu'elle ne donnait, de toute manière, rendez-vous qu'aux responsables légaux. Une chance que ma tante fût avec moi pour lui forcer la main. Elle nous avait donc reçu dans son bureau et je m'étais contenté de lui donner la lettre toute prête. Mes mots avaient assez convaincants pour la convaincre sans doute parce que j'avais joué la carte pitié. Ça marchait à coup sûr.
- Comment a réagi Billie quand tu lui as dit ? s'intéressa-t-il.
« Comme un matin de Noel. Elle a aussi dit qu'elle ne s'adresserait qu'aux élèves, pas à sa maîtresse parce qu'elle méritait de rester dans son ignorance, mot pour mot... Je crois que cette petite lit trop ». L'éclat de rire d'Isaiah provoqua le mien.
- Elle est excellente ! J'espère que j'aurais la chance de la rencontrer un jour.
Je répondis affirmativement et tentai de cacher ma gêne. J'avais envie qu'il rencontre Billie, j'étais persuadé que les deux s'entendraient dans leur joie de vivre. Or, pour qu'il la rencontre ou n'importe quel membre de ma famille, il fallait d'abord que je leur parle de lui. De nous et surtout de moi. Je ne redoutais pas leur réaction, je ne savais simplement pas à quoi m'attendre. Mon mauvais jeu de comédien ne passa pas auprès d'Isaiah puisqu'il perdit son sourire.
- Enfin, ce n'est pas pressé, se rattrapa-t-il. Faudrait déjà que je sorte de désintoxe.
« Tu sais encore combien de temps il te reste ? »
- Je saurai dans quelques jours. Je ne suis pas si enthousiaste, ça me rassure d'être ici d'une certaine façon.
Quand je lui demandai « Tu n'aimerais pas sortir pour une journée, au moins ? Tu crois que c'est possible ? », il parût se poser les questions pour la première fois. Il me promit de se renseigner et de me tenir au courant en me téléphonant – ce qu'il était maintenant autorisé à faire.
- Pourquoi, tu veux m'emmener quelque part ? sourit-il alors que j'étais en train d'écrire mon numéro de téléphone.
Je jouai des sourcils pour le faire languir. Je ne comptais pas lui dire. Je voulais lui montrer des bouts de Seattle, je voulais lui présenter Nora et Ayden, voire ma petite sœur. Peut-être que je voulais aussi m'assurer que nous existions, tous les deux, même en dehors de quatre murs. Notre relation avait débuté quand nous étions enfermés et encore maintenant, nous avions toujours ces délimitations fixées. Est-ce que notre relation tiendrait au beau milieu de la vie, celle sans barrières de protection ? Est-ce que nous nous sentirons toujours dans notre petite bulle de confort ? J'espérais que l'on ne sombre pas dans nos noirceurs respectives.
Isaiah partagea apparemment les mêmes pensées puisque ses doigts se raffermirent autour des miens. Il se pencha aussi pour déposer sa bouche contre ma peau, chaque baiser le rapprocha de mes lèvres et je mourrais sous les frissons. Mes yeux se fermèrent de bonheur dès qu'il m'embrassa toujours avec tendresse. Ils se réouvrirent aussi vite car des coups secouèrent la porte. Je le lâchai à contre cœur le laissant aller ouvrir.
- Sergent Blondie ? s'écria-t-il.
Il se tourna tout de suite vers moi poussant la porte afin qu'elle dévoile un visage que nous n'avions pas vu depuis longtemps. Celui sévère et impassible de notre ancien coordinateur.
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Helloooo ! Je crois que ma dernière publication date de pile un mois donc je tombe bien, même si j'aimerais être capable poster plus souvent... C'est autre chose ça.
J'étais contente de rédiger ce chapitre en partie parce qu'il apporte quelques nuances au précédent, on voit que finalement Leander arrive à surmonter cette journée. En bonne compagnie... Je crois que c'est un des premiers chapitres où j'arrive à caler les personnages importants pour Lean & sans même le vouloir donc il y en aura pour tout le monde ! Qu'est-ce que vous pensez de sa possible reprise des cours? (Ceux qui ont lu Only That Way ont peut-être un avis plus tranché ahah) De son rapport avec les rescapés du crash & de sa confession à son oncle ? Son geste auprès de Billie ? Et finalement de sa relation avec Isaiah ? ET, évidemment le retour du Sergent Blondie...
Aussi, ne me détestez pas pour cette fin. Depuis le temps, vous devez savoir que je suis curieuse de connaître vos avis alors n'hésitez pas à les partager ! J'y réponds avec plaisir :)
Encore merci pour tout & à bientôt !!
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