30 - Gold in the Furnace
[Point de vue Externe]
Cette maison sans famille n'avait plus tellement de sens, elle était dénuée de vie et Garrett s'y sentait alors étranger. Il ne l'avait jamais avoué mais avait toujours détesté être seul. Avant que ses frères et soeurs ne le rejoignent, il passait la majeure partie de son temps dans sa chambre se raccrochant à de pauvres souvenirs. Puis, ils étaient arrivés et la maison était redevenu « chez lui », son lieu de confort. Il avait tant fait d'efforts pour recoller les morceaux, pour rassembler les seuls membres de sa famille proche qu'il lui restait... Mais, en un coup de vent, tout s'était écroulé. Ça avait été utopique de croire que la vie était si simple. Il avait beau se convaincre pouvoir endosser le rôle du grand frère, en réalité il n'arrivait même pas à comprendre Leander ou encore à éduquer Billie. Alors, il avait rendu les armes une fois de plus.
Je ne suis qu'un lâche, pensa-t-il.
Il chassa ses idées d'un soupir avant de quitter sa chambre. Il avait besoin de Nora, elle était l'unique personne sur laquelle il n'hésitait pas à s'appuyer. Il n'était pas sûr de la voir venir, après leur dispute mais il lui envoya un message. Relevant la tête, son regard se posa sur la chambre de son jeune frère. Quel gâchis... Il se demandait lequel des deux était le plus blessé car chacun avait été accablé de déceptions ces derniers temps.
Décidé à rassembler les draps, Garrett s'arrêta néanmoins lorsqu'il attrapa une enveloppe à son nom, sur la table basse. Il en tira une lettre et s'assit aussitôt sur le lit. Leander ne s'exprimait pas beaucoup mais quand il le faisait, c'était une véritable explosion. Lui en voulait-il ? Lui demandait-il de ne plus jamais lui adresser la parole ?
Ses yeux se posèrent sur l'écriture, le souffle retenu. C'était un petit échantillon des idées qui traversaient la tête de Leander. C'était si rare que Garrett était ému avant de commencer. Cependant l'émotion prit de l'ampleur à travers sa lecture et il sentait son coeur gonfler...
« Désolé de t'avoir retenu tout ce temps. »
Gonfler...
« Désolé de t'avoir détesté. »
Gonfler...
« Quelque part en chemin, j'ai perdu la nuance entre vivre et exister. »
Jusqu'à exploser.
« La vérité est que ce n'était pas eux que je visais, c'était moi-même. » ; « Je ne me sentais plus moi-même et je voulais en finir. »
Plus il continuait de lire, plus les mots se mêlaient les uns aux autres. Il dût se reprendre à plusieurs reprises avant de finalement abandonner. Ses yeux étaient autant brouillés que son esprit, il n'y voyait plus clair. Mais, surtout il ne voyait plus qu'une chose : Leander avait voulu se suicider ?
Le premier sanglot déchira tout sur son passage et bientôt, Garrett ne parvenait plus à respirer correctement. Ce n'était pas possible. Son petit frère avait été si désespéré et rien n'avait pu bloquer ses idées. Il avait été seul, délaissé à sa propre détresse. Savoir son frère dans un tel état le rendait fou. Il avait tant redouté ce geste, il avait toujours été habité par cette peur de le perdre et cela avait failli se passer sans même qu'il le sache. Ici, dans leur maison. Comment... Comment Leander avait-il pu contenir tout cela en lui ?
Le corps de Garrett était secoué de remords, de colère, de tristesse. Il n'avait rien su voir, il n'avait rien compris. Le jeune homme avait seulement lâché prise pour tourner le dos à son propre frère, enfermé dans un camp de redressement.
Cette nuit-là, il aurait pu tout perdre à nouveau. En fait, il avait déjà perdu Leander, il en était persuadé car il ne s'était pas comporté comme il le fallait. Le moindre de ses gestes, décision ou parole n'avait fait que l'éloigner. L'obliger à se renfermer un peu plus. La culpabilité en était étouffante. Son petit frère avait voulu mettre un terme à ses jours. Cette pensée l'attaquait-elle encore aujourd'hui ?! Comment la combattait-il ? Surtout, il s'en voulait car il comprenait Leander plus qu'il ne l'aurait voulu. Lui non plus n'avait jamais cessé d'avancer pour fuir cette noirceur et il n'avait pas pris compte de la même bataille qu'ils avaient en commun. Il avait fui pour tenir, il avait tenu pour eux.
Avec le temps, Garrett était parvenu à fermer cette partie abîmée de son coeur, à l'ignorer. mais les mots de Leander venaient de la libérer et toute la douleur ravivée se répandait en lui. Il ne se le pardonnerait jamais d'avoir laissé cette souffrance dévorer son frère, tout juste sous ses yeux. Les larmes échappaient toujours à son contrôle toutefois il s'obligea à reprendre la lettre, il se devait de la finir.
Il fut content de le faire puisque les mots qui suivirent étaient dotés d'une touche différente. Il s'interrompait parfois sur certains mais il les absorbait tous, un par un. Ils étaient presque libérateurs, ils lui retiraient un peu d'amertume. D'autres étaient surtout révélateurs, ils partageaient des sentiments que Leander n'avait jamais su exprimer et que Garrett découvrait alors. Il ne s'était jamais douté qu'en voulant tirer son frère vers l'avant, il n'avait fait qu'augmenter son mal-être et une sorte de jalousie. Aussi, il réalisait que Leander le voyait comme un exemple de force, de bonheur alors qu'il n'était rien de tout cela au fond. Il y avait énormément de choses que tous deux auraient dû se dire pour se rendre compte qu'ils n'étaient pas si seuls.
Garrett replia la lettre et un énième souffle lui échappa, emportant avec lui un dernier pleur. Depuis que son frère s'était séparé de sa voix, il avait espéré connaître ce qui se tramait dans sa tête. Il avait attendu qu'il se repose sur lui néanmoins il l'avait vu prendre de la distance. Et toutes ces fois où il l'avait secoué, en criant, menaçant ou punissant, Leander avait rarement réagi. Il était toujours resté impassible ou avait eu des excès de colère durant lesquels il était autant inatteignable. L'aîné avait conclu que son frère n'accordait plus d'importance à rien, ni personne. Cette lettre prouvait tout l'inverse. Justement, il se souciait trop puis la tonne d'émotions l'avait enseveli.
***
[Point de vue Leander]
Le mois de mai reprenait doucement son pouvoir sur la nature, lui offrant à nouveau ses plus belles couleurs. Je profitais de cet air frais de début de soirée au fond du jardin. Mes pensées étaient pleines mais tournaient toujours qu'autour des deux mêmes personnes... Dans quelques jours, ça allait officiellement faire deux ans. Je n'y avait pas pensé à cause des derniers événements mais en quittant notre maison, un peu plus tôt, ça m'avait explosé au visage. Cela avait-il joué dans le choix de Garrett ? Il ne voulait peut-être pas que je sois là-bas pour la date.
Du bruit attira mon attention. Ma tante avait pourtant promis de me laisser tranquille un moment. Et ce n'était pas elle mais mon frère, pile à l'instant où il traversait mon esprit. Il devait réellement avoir une sorte de pouvoir ou bien il était un ange envoyé sur Terre. Un ange déchu alors, ouais. Le sourire qui pendait à mes lèvres lâcha assez vite car Garrett ne partageait pas mon humeur. Il avait lu ma lettre. Je me mis debout tandis que mes jambes menaçaient de me lâcher.
- On doit parler tous les deux, me dit-il sévère.
Je baissai les yeux, prêt à encaisser sa colère et son incompréhension.
- Non, regarde-moi Lean.
Sa main agrippa ma nuque. Je me forçai à relever la tête pour planter mon regard dans le sien, brillant. Il ne semblait pas énervé mais tourmenté. Ce n'était pas la réaction que j'avais redoutée... Je ne pensais même pas que ça allait avoir tant d'effets. Mais apparemment si et ça me revenait dessus tel un boomerang lancé avec brutalité. Ma tristesse se reflétait dans ses yeux, c'était douloureux à voir.
- Ça n'a pas été facile pour moi, confia-t-il d'une voix plus rocailleuse. Je sais que tu l'as toujours pensé car c'est l'image que je donnais. Je me suis contenté d'aller vers l'avant, de foncer même, Lean. Car si je m'arrêtais, y'avait cette douleur qui grandissait de partout. Alors, j'ai préféré combler ma vie avec le plus de choses possibles ; je me suis accroché à l'amour comme un fou, aux cours, aux constructions, au sport, à la religion... Je devais pas laisser le vide m'engloutir alors j'ai tracé. Je remplissais mes journées et ma tête avec des divertissements, des passions, avec des raisons de vivre pour éteindre toutes les raisons d'en finir. C'était là... ajouta-t-il en tapotant son crane du plat de sa main, ça martelait ma tête sans cesse. J'avais le choix : je pouvais cesser mes efforts et m'abandonner à ce sort ou ne rien lâcher, faire mon chemin et ne pas me retourner. Un tas de fois j'ai voulu laisser tomber pour papa et maman mais je voulais surtout continuer pour Billie et toi. Ne crois pas que je suis fort, j'ai seulement fui jusqu'à retrouver l'équilibre dans ma vie. Mais, il n'y a aucune force en moi, je la vois en toi par contre. Je ne vais pas t'énumérer tout ce que tu as vécu, ce à quoi tu as survécu puisque tu le sais mieux que moi. Tu es toujours là car d'une certaine façon, toi aussi, tu continues de te battre. Tous les jours... Et par toi-même. Tu n'as pas eu besoin d'un Dieu, d'une Nora ou d'une stupide maquette...
Comme il ne disait plus rien, j'acquiesçai. J'avais entendu et surtout, j'avais écouté ses mots. Je découvrais une partie de mon frère, cette faiblesse qu'il s'efforçait de camoufler.
- Mais, reprit-il, je te présente toutes mes excuses car tu aurais eu besoin de quelqu'un. Et je n'ai pas su être cette personne. Je suis désolé que tu te sois senti si triste au point de vouloir en finir. Et j'imagine que si Harry et Ayden n'avaient pas été là, je ne pourrais pas t'avoir là devant moi. Mon amour n'a pas été assez fort pour te retenir ce soir-là. Je n'ai pas été là quand la noirceur prenait le dessus. Je suis désolé pour tout ça. Je suis désolé parce qu'en voulant aller de l'avant, je n'ai pas pris conscience qu'on ne pouvait pas avancer au même rythme. Nous ne sommes pas les mêmes personnes, nous n'avons pas vécu la même chose. Et, j'ai voulu te pousser plus vite que tu ne le pouvais sans me soucier de tes sentiments. Alors c'est à moi d'être désolé, OK ?
Je hochai de nouveau la tête. Cette fois, j'y croyais. Je savais qu'il n'avait jamais pensé à mal, ses intentions avaient toujours été bonnes mais les effets étaient autres. Mon comportement était aussi lamentable. Chacune de mes décisions avait mené à des conséquences déplorables que je regrettais plus que tout. J'étais le parfait exemple que parfois nos actes avaient beaucoup plus d'ampleur qu'on ne le pensait.
- Une dernière chose... Je ne compte plus avancer sans toi, en espérant que tu me rattrapes un jour. Je vais t'aider, on va t'aider. Sans vouloir te changer ou te demander de redevenir celui que tu étais. Tu as raison, on va repartir de zéro et je te promets que tu vas l'adorer cette vie.
Il effaça mes larmes puis m'attira dans ses bras fermement. C'était une des rares fois où j'arrivais à me focaliser sur ce que j'avais et non sur ce que j'avais perdu. Mon frère était là, il avait certes fait des erreurs pourtant il avait essayé. Si j'avais pris le temps de me confier dans cette lettre, ce n'était même pas pour moi au fond. C'était pour lui car c'était nécessaire qu'il sache. Je ne me foutais pas de ce qu'il ressentait, ni des soucis que je lui causais, je n'étais pas aveugle des efforts qu'il faisait. J'essayais aussi de mon côté. Et je voulais essayer davantage.
***
J'enclenchai le timing sur ma montre et démarrai mon jogging dans les rues de Colhaw. J'étais persuadé d'autant aimé cette petite ville que Seattle et la douce ambiance qui y résidait m'avait manqué. J'étais donc content de renouer avec ça, depuis quelques jours, en partant courir pour une bonne heure. Mon objectif n'était pas l'endurance mais la vitesse, je tentais de parcourir le plus de kilomètres possibles jour après jour. Je voulais me surpasser, je voulais aller au-delà des limites imposées par mon propre corps.
Je préférais toujours courir en début de soirée. D'abord, pour éviter les pseudo-joggeurs et ensuite parce que j'adorais la couche d'air frais qui reposait sur la ville. Les rues étaient désertes, les gens bien trop fatigués par leur quotidien pour les fréquenter. Quelques fois, j'avais même la chance d'assister au coucher de soleil et aux belles nuances de couleurs laissées dans le ciel. J'avais presque l'impression que les lieux m'appartenaient, que j'avais enfin le contrôle sur ce qui m'entourait et en parfaite harmonie avec mon entourage. Surtout parce que ça me permettait de terminer mes journées sur une bonne note et c'était ce qui me motivait à traverser chaque journée, la hâte de courir.
Comme à mon habitude, je passais devant la maison des Gallagher alors que la porte d'entrée venait tout juste de se refermer. Je ravalais mon envie de toquer pour être avec Nora, ne serait-ce qu'une seule minute, car ma peur de me confronter à ses parents était toujours présente. Ils devaient me détester, ce n'était même pas une hypothèse. Et je ne voulais pas leur infliger davantage de souffrance en me présentant à eux alors je traçais ma route. A partir de là, mon esprit se focalisait réellement dans mon entraînement sportif.
Les jambes bien levées, le dos droit, la tête dressée, les bras loin du corps. Ma cadence s'accéléra naturellement en même temps que mes pensées s'envolaient. Je fis premièrement le tri dans ma tête puis, je ne pensais plus à rien. Il n'y avait plus que les bonnes sensations : le sol que je sentais à peine sous mes pieds, l'air qui me frôlait les jambes et les bras, mes muscles qui se tiraient... Je ne sentais pas de douleur, je décidai alors de pousser mes efforts afin de gagner de la vitesse. Un coup d'œil à ma montre m'indiqua que j'avais gagné deux minutes sur mon parcours, par rapport à la veille. C'était mieux mais ça ne me suffisait pas. Une grande inspiration et j'étais lancé.
Je ne me concentrais plus sur les maisons qui défilaient autour de moi, je gardai mes yeux fixés sur un point au loin. Persuadé de pouvoir continuer ainsi jusqu'à la maison, un petit sourire gagna mes lèvres. Toutefois, je trébuchai sur un obstacle et je m'écroulai par terre alors que mes jambes subissaient le frottement contre le béton. Je grognai de douleur mais surtout de colère en me redressant aussitôt. J'y étais presque bordel ! Je donnai un coup de pied dans le stupide skate qui avait causé ma chute et me relevai dans mon élan.
- Hé, tu vas bien ?! s'inquiéta alors une voix.
J'aperçus quelques personnes s'approcher de moi, du coin de l'œil. Je me contentai de hocher la tête, me glissai à nouveau la capuche sur la tête et leur tournai le dos. L'un d'entre d'eux fût d'un autre avis puisqu'il me retint par le bras :
- Attends, tes jambes sont dans un sale état ! J'habite juste là, je peux aller te chercher des pansements.
Je dégageai sa main puis relevai enfin le visage. Ils étaient quatre, quatre jeunes de mon âge environ à me regarder avec curiosité. Evidemment, ils ne me connaissaient pas et les inconnus étaient rares dans ce village. Et un inconnu qui ne parlait pas, c'était pire. Pour fuir cette situation au plus vite, je niai sa proposition accompagné d'un sourire factice. Le blond qui m'avait attrapé le bras hocha la tête en guise de réponse.
- Eh mais je te connais toi ! s'exclama le plus grand en s'avançant. T'es Leander Hollington.
Je secouai la tête, prêt à repartir. Je n'avais pas envie de savoir ce qu'ils avaient à dire. C'était soit extrêmement positif, soit extrêmement négatif alors je pouvais m'en passer.
- Bien sûr que c'est toi, renchérit-il. Je connais ta gueule de con ! Je joue dans l'équipe d'Ayden, enfin je jouais... jusqu'à ce que tu manques de tuer mon pote, espèce d'enfoiré. Qu'est-ce qui te faire croire que tu peux revenir ici ?
Le ton venait de montrer d'un cran, son attitude également. Il voulut me pousser mais je fis un simple pas en arrière. Ses mots me blessaient mais cette fois, je le méritais. Il ne me connaissait pas pour l'affaire Burket Rivers, il me connaissait pour ma propre erreur.
- On va te péter la gueule, ça te coupera l'envie de sortir de chez toi. Sale meurtrier !
Cette fois, ses mains réussirent à m'atteindre. Son poing cogna contre ma mâchoire, déclenchant cette chaleur en moi. Ne réplique pas, ne réplique pas... Je fermai les yeux tandis que les coups commençaient à pleuvoir sur mon corps et que je perdais plusieurs fois mon équilibre. C'était les conséquences de mon acte. Pourtant, je revis soudainement le visage inquiet de ma tante, le regard bienveillant de mon oncle ou encore l'espoir de Garrett. Ils allaient penser que j'avais encore été impliqué dans une bagarre. Ma dernière envie était de les décevoir.
Je repoussai tous les jeunes et me mis à courir de toutes mes forces, motivé par leurs pas et leurs insultes qui résonnaient derrière moi. J'empruntai les chemins les plus courts si bien que j'arrivais devant la maison au bout de cinq minutes. Je m'assurai qu'ils ne m'avaient pas suivi avant d'entrer et de foncer à l'étage, dans la salle de bain. Je m'appuyai contre la porte, essoufflé et attaqué par les battements de mon coeur. Quelque part, je me décevais aussi dans cette situation car je n'avais pas changé. Je promettais de faire mon possible, j'assurais vouloir aller mieux. Mais, je me nourrissais sans arrêt de la haine des autres avec l'espoir fou que ça finisse un jour par me tuer.
***
Je ne parvenais pas à mettre de côté ma rencontre deux jours plus tôt. J'avais causé du mal et les habitants de Colhaw n'allaient pas l'oublier, encore moins me le pardonner. Ça réduisait un peu ma joie d'être de retour. C'était idiot mais j'avais espéré retrouver un peu la tranquillité qui m'avait accueilli lorsque nous avions débarqué ici. Je me souvenais avoir premièrement détesté la taille réduite de ce lieu puis m'y être habitué au bout de quelques semaines. Sans doute était-ce aussi lié aux rencontres que j'avais faites, celles des triplés et de leurs amis. Grâce à Garrett car si ça ne tenait qu'à moi j'aurais gardé mon rôle de solitaire. J'avais trouvé un semblant de place dans cette nouvelle vie jusqu'à ce que ça ne suffise plus et que je foute tout en l'air...
- Leander ? m'interpella l'homme aux cheveux bouclés devant moi. Je sais que tu n'es pas du genre bavard mais tu me parais ailleurs depuis le début de la séance et je ne pense pas que l'on pourra tenir les quarante prochaines minutes ainsi.
La tête penchée, il sourit et je compris qu'il était fier de sa blague. Mon psychiatre, M. Beckergam, avait une attitude si décontractée que c'en était étrange. C'était presque inapproprié dans son domaine professionnel mais j'adorais cela. Sauf quand il se permettait de faire des plaisanteries minables. Malgré tout il venait encore de lire facilement en moi. Il avait toujours cette capacité de déterrer ce qui n'allait pas, il ne se gênait pas ensuite pour mettre le doigt dessus. Il aimait appeler ça un « accouchement spirituel » car c'était douloureux mais on se sentait mieux par la suite et on obtenait quelque chose de merveilleux ! A se demander lequel de nous deux était à interner....
- Alors, qu'est-ce qui te tracasse ?
Je haussai les épaules, ignorant le carnet qu'il venait d'avancer sur la table basse. Le blocage était revenu et aujourd'hui, je ne me sentais pas d'écrire ou d'exprimer quoique ce soit. En réalité, ça faisait bientôt une semaine que je ressentais cette angoisse. Elle devenait de plus en plus lourde.
- Tu n'as pas envie de parler ?
J'aimais comme il n'utilisait pas ou rarement le mot « écrire » pour remplacer « parler ». Il ne m'infligeait pas de différences de traitement, considérant que je parlais mais par un autre moyen que la voix. Quelques fois, il me donnait envie de faire des efforts - juste pour lui, juste pour le remercier de ne pas me considérer d'emblée comme une peine perdue. Face à mon silence, il se leva pour entamer une déambulation dans son bureau. Il était songeur et tortillai une mèche avec son index.
- Tu me diras si je me trompe, et tu m'excuseras d'être aussi direct, mais je pense que ton humeur est lié à la date qui approche. Lorsqu'on a refoulé des événements difficiles, les dates "d'anniversaire" font souvent tout éclater. Inconsciemment. Il y a juste cette porte, que l'on avait fermée, qui se ré-ouvre et qui laisse se répandre ce que l'on voulait justement éviter depuis. Et je ne sais pas comment ça s'est passé la première année mais je sais que celle-ci sera intense. Car beaucoup de choses ont changé, ta vie, tes proches... Car tu as changé. T'en penses quoi ?
Ma tante m'avait appris qu'elle avait organisé une cérémonie religieuse pour mes parents. C'était dans exactement trois jours et je n'allais pas y échapper. Bordel. Je sentais mes muscles se tendre sans que je puisse le contrôler. Mes mains se comprimaient aussi. La salle également, elle me paraissait plus petite et sombre. Ma respiration commençait à se saccader quand une main tapota mon épaule.
- Détends-toi Leander. Il n'y a pas de quoi paniquer, nous ne sommes que tous les deux et on discute simplement. Tout va bien !
Je hochai la tête mais n'en étais pas persuadé. Il se déplaça pour me faire face, les yeux posés sur mes mains.
- Alors, tu peux arrêter...
Je desserrai mes doigts, réalisant que je les plantais dans mes paumes. Les traces en témoignaient. Il y avait même de précédentes marques tant j'avais l'habitude le faire pour me canaliser. C'était une chose que Mme Jenson avait déjà remarqué toutefois elle n'avait pas réussi à m'en débarrasser. Elle avait seulement souligné ce « besoin de me faire du mal » dont j'avais pleinement conscience aussi.
Beckergam souffla de soulagement ou d'incompréhension puis il reprit sa place sur le canapé d'en face. Il se remit également dans la même position comme si cela lui permettait de mieux réfléchir. Chaque fois, je me tassai un peu sur moi-même pour former ce bouclier invisible qui l'empêcherait de m'atteindre. Les bras maintenant croisés, je l'observai avec un faux air désinvolte.
- Je comprends ce que tu ressens, déclara-t-il après une longue minute de calme. Quand tout est trop insupportable à l'intérieur, dans ta tête et dans ton coeur, tu préfères le projeter à l'extérieur parce que ça au moins tu peux le surmonter. C'est réconfortant et c'est ta manière de survivre ou de faire face. Mais, viendra le moment où ça ne suffira plus..
Je baissai les yeux, encaissant la vérité telle une gifle en plein visage.
- Ou peut-être que ce moment est déjà venu.
A en interpréter son affirmation, il venait de le réaliser à cause de ma réaction. Ça m'énervait. Ça faisait trop d'un coup. J'en avais parlé à Garrett mais je ne souhaitais pas à en parler à un psychiatre. Il décortiquerait mes émotions, il me mettrait à nu et il ne me resterait plus rien. Je me levai sans réfléchir, prêt à m'en aller, mais Beckergam allégua :
- Assis-toi, on en n'a pas fini !
Je fus impressionné par son ton autoritaire qui lui était si étranger. Mais son regard dur et son index accusateur se posaient bien sur moi. J'avais intérêt à asseoir mon cul sur ce canapé. Je m'y laissais même tomber, fatigué de devoir être au centre de l'intérêt.
- Je suis là pour t'aider, Leander. Et je ne peux rien si tu ne me dis pas ce qui te traverse l'esprit par moment ou au quotidien. Est-ce que tu dors bien la nuit ? Est-ce qu'il t'arrive d'avoir des sortes de flash-backs puissants ? Est-ce que tu as des pensées sombres ? Qu'est-ce que tu ressens quand tu repenses à tes parents ? Je peux t'aider pour tout ça, même si on a souvent trahi ta confiance et même si tu ne crois pas que l'on puisse faire quoique ce soit pour toi. Tu dois partager tout ça, tu dois t'en débarrasser si tu veux aller mieux - et je sais que c'est ce que tu souhaites au plus profond. Alors, je dois t'aider ! D'une part, parce que je suis payé pour ça, sourit-il, et de l'autre parce que tu n'attends que ça et que tu en as terriblement besoin.
Il se tût à la suite de son petit monologue mais ne détourna pas le regard. Ses yeux verts m'observaient avec intensité, guettant la moindre de mes réactions. Il avait raison, c'était certain, mais c'était plus fort que moi. Je n'arrivais pas à m'ouvrir, je préférais me renfermer sur moi-même.
- Je sais très bien que tu ne parviens pas à faire ça parce qu'il y a quelque chose qui te bloque, en toi. D'une certaine manière, tu vas devoir te battre contre toi-même. Surtout dans les jours qui vont suivre, ce sera difficile mais tu le feras. Tu repousseras ce réflexe auto-destructeur et tu tendras la main à quelqu'un, peu importe qui. Et ça peut être moi, tu peux me joindre sur mon téléphone. En tout cas, tu le feras pour te tenir la tête hors de l'eau, d'accord ? Ensuite, tous les deux on travaillera pour faire en sorte que tu nages par toi-même.
***
1h22.
2h57.
4h14.
5h40.
Je me retournais encore et encore dans mon lit. J'avais soit trop chaud, soit trop froid. Et bien que la fatigue se faisait ressentir, il m'était impossible de m'endormir. Nous étions le 18 mai depuis quelques heures, cela faisait officiellement deux ans. Ça m'avait semblé une éternité tout en me paraissant pourtant si récent. La cérémonie se déroulait dans cinq heures et je n'étais plus tellement sûr de pouvoir y aller. Joan répétait qu'on allait célébrer leur vie, persuadant Billie dans ce sens. De mon côté, je ne partageais pas son point de vue. Comment célébrer leur vie avec des gens qui ne l'avaient même pas partagé ? Des connaissances, de la famille distante, des collègues opportunistes, des amis négligents. Des personnes qui n'avaient donné de la valeur à mes parents qu'après leur décès et qui depuis, ne s'étaient même pas assuré de notre état. Peut-être que ma colère était injustifiée, que je ne trouvais qu'une raison à ma rancune... Peut-être que je préférais me focaliser sur ma haine que sur ma tristesse.
Je me tournai une fois de plus, jetant un coup d'œil à mon réveil. 5h50. Pourquoi les minutes s'écoulaient si vite ? Je ne voulais pas être le matin, devoir supporter la morosité de ma famille et l'animation qui régnerait tout de même dans la maison. Je n'avais pas envie d'endosser ma tenue ridicule et je voulais encore moins être la cible des regards. C'était inévitable... Je n'étais pas sûr d'encaisser.
J'attrapai mon portable, le déverrouillai et tombai à nouveau sur la conversation avec Ayden. Il m'avait envoyé un message avant-hier et je n'y avais toujours pas répondu. Depuis que je m'étais couché, je n'arrêtais pas de le lire. Ce n'était pourtant pas très profond ou émouvant, un simple « T'es où ? Tu te ramènes pas ? » car je n'étais pas allé le voir, comme je l'avais pourtant fait durant les derniers mois. Seulement, je m'étais réveillé Vendredi avec une fatigue plus grande que la veille et l'envie, non le besoin de rester seul. J'avais passé ma journée à somnoler puisque c'était bien la seule chose que je me sentais capable de faire.
Je n'avais vu son message que la nuit. Je l'avais lu sans ressentir quoique ce soit. Mais, cette fois je le lisais et il comprimait mon coeur. Il avait attendu ma visite, il avait même voulu s'en assurer. Lui qui me rejetait cinq mois plus tôt. Il se tournait vers moi... Je repensais alors à Beckergam qui m'avait dit « tu tendras la main à quelqu'un » et je me demandais si ce n'était pas l'occasion de le faire. J'avais écrit de multiples messages qui avaient été aussi vite supprimés. Du genre :
« Ouais, désolé ». Non c'est trop tard pour dire ça, t'es con.
« Désolé de pas être venu ». Trop pleurnichard, il doit s'en foutre.
« Tu dors ? Je m'ennuie ». Je suis plus au collège bordel.
Et le dernier « Je me sentais pas bien. Ça fait deux ans pour le crash, pour mes parents, aujourd'hui. Et y'a cette cérémonie... Tu penses que tu pourrais venir, avec Nora ? Je comprendrais si t'as d'autres choses à foutre ». Mon doigt avait plusieurs frôlé la touche pour envoyer avant d'abandonner. Il était toujours là, prêt à être envoyé directement mais plus je le lisais, plus il sonnait faux. Alors, j'effaçai tout et reposai mon portable.
Ce n'était pas aujourd'hui que j'allais tendre cette fameuse main, j'allais juste m'appuyer tout seul et user de ma propre force.
***
La petite église de notre quartier, à Seattle, n'avait jamais été aussi pleine. Même le prêtre qui faisait l'office s'en était été étonné, alors convaincu que mes parents étaient des personnes aimées. La main de ma petite sœur dans la mienne et celle de mon frère sur l'épaule, j'avais alors affronté la foule pour atteindre le premier rang. J'avais avancé, la tête vers le sol, pour ne pas voir les portraits de mes parents affichés au chœur. J'étais certain de craquer si je voyais le sourire éclatant de mon père ou les yeux pétillants de ma mère. Et je ne pouvais pas me le permettre.
Près de moi, Billie avait l'air perdu tandis que Garrett était lui apaisé. Il trouvait du réconfort dans cette commémoration religieuse ; encore une fois, j'étais jaloux mais content pour lui. A sa droite se tenait Nora qui était arrivée pile au moment où le prêtre prenait la parole. J'avais voulu continuer de regarder tout autour de moi mais dès que je m'étais retourné, mon grand-père paternel situé sur le banc arrière m'avait ordonné de bien me tenir.
Je me trouvais donc condamné à fixer le parquet sous mes pieds, les mains serrées. Ce, pendant toute la première partie de la cérémonie. Le prêtre démarrait des psaumes, prières, chants durant lesquels il fallait parfois s'asseoir ou se tenir debout. Je ne faisais que suivre les mouvements de Garrett qui était presque conditionné. Je n'écoutais même pas ce qui se disait, me coupant au fur et à mesure du reste. Tout ça, ce n'était pas moi ; ce n'était pas ce que j'avais vécu. Je ne voulais pas célébrer leur vie de cette manière.
Le prêtre annonça qu'un proche des défunts était invité à leur rendre hommage. Je pensais que ce serait mon grand frère mais je vis ma tante se séparer de l'emprise de Billie pour rejoindre le pupitre. Elle tremblait si fortement que j'avais envie d'aller la chercher pour l'empêcher de s'infliger ce moment douloureux. Parler de son chagrin devant une centaine de personnes pour apaiser leur chagrin à eux ? Ce n'était pas possible. Elle n'en parlait pas beaucoup mais la perte de sa soeur était encore une plaie béante qu'elle s'apprêtait à déchirer davantage. Elle allait par ailleurs agrandir la mienne, ou celle de Billie et Garrett. Je leur prenais alors les mains et les serrai avec force.
De sa voix tremblante, Joan débuta une lecture biblique :
« Mais la vie des justes est dans la main de Dieu, aucun tourment n'a de prise sur eux. Celui qui ne réfléchit pas s'est imaginé qu'ils étaient morts ; leur départ de ce monde est passé pour un malheur ; quand ils nous ont quittés, on les croyait anéantis, alors qu'ils sont dans la paix.
Aux yeux des hommes, ils subissaient un châtiment, mais par leur espérance ils avaient déjà l'immortalité.
Ce qu'ils ont eu à souffrir était peu de chose auprès du bonheur dont ils seront comblés, car Dieu les a mis à l'épreuve et les a reconnus dignes de lui.
Comme on passe l'or au feu du creuset, il a éprouvé leur valeur ; comme un sacrifice offert sans réserve, il les a accueillis.
Au jour de sa visite, ils resplendiront, ils étincelleront comme un feu qui court à travers la paille.
Ils seront les juges des nations et les maîtres des peuples, et le Seigneur régnera sur eux pour toujours.
Ceux qui mettent leur confiance dans le Seigneur comprendront la vérité ; ceux qui sont fidèles resteront avec lui dans son amour, car il accorde à ses élus grâce et miséricorde. »
Ce texte m'avait accroché, plus que je ne l'aurais cru. Il avait quelque chose de réconfortant et pendant un instant, on mettait de côté nos convictions. On espérait alors que ce Dieu accorde réellement repos à nos proches décédés. On était tiré par cette force supérieure, l'espoir. C'était peut-être hypocrite de ma part mais c'était bien tout ce qu'il me restait pour tenir à ce moment précis.
- J'aimerais aussi prendre la parole personnellement pour honorer la merveilleuse vie qu'ont mené Barth et Julianna. D'abord séparément puis celle qu'ils ont fondé ensemble pendant 23 ans. L'amour qu'ils se portaient à l'un et l'autre resplendissait tout autour d'eux et l'amour qu'il partageait aux autres était aussi grand. Et chaque jour qui passe, depuis qu'ils ne sont plus là, je suis amenée à voir des petits bouts d'eux dans leur trois magnifiques enfants. Je reconnais la détermination de ton père et la bonté de ta mère en toi, Garrett. Et Leander, si tu savais comme j'ai l'impression de voir le monde dans tes yeux ; j'y vois la malice de Julia et l'honnêteté, la droiture, de ton père. Ma chérie, Billie, tu représentes toute leur candeur et leur force de vivre. Ils vivent en chacun de vous alors après deux ans, c'est également vos vies que je voudrais célébrer. La vie qui vous attend, qui s'offre à vous avec toutes ses aventures, celle que vous vivrez pour eux.
Torturé par une forte émotion, je pris tout de même mon courage à deux mains pour poser mes yeux sur leurs portraits qui encadraient maintenant ma tante. A sa gauche, se trouvait la photographie de ma mère et à sa droite, mon père qui -comme je l'avais deviné- affichait son plus beau sourire. Il était un vrai poseur et cela lui avait souvent valu des moqueries. Dès qu'un objectif d'appareil photo se posait sur lui, il souriait aussitôt. Ma mère, elle, était plus discrète mais sa vraie nature se reflétait dans la lueur de son regard. Elle faisait partie de ceux qui sourient avec leurs yeux, c'était un de mes détails favoris. Alors la phrase de ma tante me touchait énormément.
Ils me manquaient terriblement. Je n'arrivais pas à croire que déjà deux années étaient passées et en même temps que ça faisait seulement deux ans. C'était encore tout frais mais pourtant de plus en plus lointain. La douleur de l'absence, elle, était toujours là. Je ne savais pas comment j'avais pu la surmonter pendant 730 jours, ça en faisait des tonnes d'heures à souffrir. Ça en faisait des moments ratés, des souvenirs construits sans eux. J'aurais aimé leur parler de mes nouveaux amis, partager avec eux certains moments de ma vie des plus importants aux plus insignifiants. Mais c'était deux vies distinctes, elles ne se rassembleraient jamais. S'ils n'étaient pas décédés, je n'aurais peut-être jamais rencontré Nora, Ayden, Lieth et je n'aurais sûrement pas fait la connaissance d'Isaiah, Regan. Je ne connaîtrais pas tout cela. Néanmoins, ils seraient toujours là alors je serais toujours complet. Et on ne serait pas là à honorer la vie de personnes qui ne partageaient même plus la nôtre...
Le plus dur était de se rendre compte que malgré tout, j'allais continuer de m'épanouir sans eux et qu'ils n'avaient ainsi connu qu'une petite part de moi. C'était ce que je redoutais, je ne voulais pas grandir, je ne voulais pas changer. J'avais passé quatorze ans à leurs côtés puis un jour, tout s'était anéanti. C'était des années de bonheur qui avaient éclaté. Cette pensée m'empêcha tout à coup de respirer, mes poumons, ma gorge étaient bloqués. C'était un de ces moments où tout était de trop, je ressentais tout à la fois et les émotions m'étouffaient. Le chant religieux entamé devint alors un fond sonore. J'allais faire une crise d'angoisse, perdant le contrôle de mon corps.
Une pression sur ma main gauche attira mon regard. Au lieu de la petite main de Billie, je tombai sur une main grande et fine. Je relevai alors la tête pour croiser le regard inquiet de ma mère avant qu'elle ne pose sa tête sur mon épaule. Des secousses firent tout trembler autour de moi. Je me tournai pour cette fois voir mon père qui me transmettait un tas de messages, sans même ouvrir la bouche. Je me souvins qu'à ce moment précis, j'avais compris que c'était bien plus que de simples perturbations. Quelque chose n'allait pas. Je voulus me redresser pour regarder mais les tremblements furent plus puissants.
Puis, l'avion se mit à chuter. On le sentait dans tout notre corps, on se sentait descendre à toute vitesse. « Ne me lâche pas, tiens moi fort... » répétait la voix contrite de ma mère alors que nos corps furent projetés en avant. Mon visage s'écrasait durement contre le siège avant, je me sentais basculé en même temps que la ceinture de sécurité me comprimait le torse. Je n'arrivais plus à respirer, je manquais terriblement d'air. Les cris s'élevaient autour de nous, bientôt rejoint par celui de ma mère. Alors je pris une dernière inspiration, un souffle, pour avoir la force de lui dire que je l'aimais. « Je t'aime » hurlai-je mais ce fut coupé par un bruit sourd. L'impact fut si brutal que je perdis connaissance.
Je me redressai soudainement, observé par Garrett. Tout mon corps tremblait, tout mon corps était douloureux. J'avais tout ressenti, une fois de plus. J'y étais toujours dans ce putain d'avion, j'avais l'impression de ne pouvoir en échapper. Je tentai de me calmer en jaugeant les alentours du regard. La messe était terminée et toutes les personnes défilaient pour venir faire le signe de croix devant les cierges puis venaient s'adresser à ma famille. Ma tante avait pris l'initiative d'encaisser tous les soutiens, afin de nous décharger de ce fardeau.
- Maman est belle, souffla Billie dont les yeux ne se détachaient pas du portrait.
Elle avait toujours du mal à parler d'eux au passé ; ce n'était pas plus mal en fin de compte. Ma mère restait belle.
- Aussi belle que toi, ma puce, lui intima Garrett.
Ses pleurs éclatèrent comme un verre que l'on aurait brisé. Elle me contourna pour aller se réfugier dans les jambes de notre frère, ensuite portée dans ses bras. Il la serrait contre lui, comme pour désespérément tenir en place les morceaux de son coeur. Ça me tuait de la voir ainsi, d'être impuissant à son malheur, de ne pas avoir les mots nécessaires pour la réconforter. Je n'en avais même pas la force. Je refoulai mes propres larmes quand, sans prévenir, Garrett tendit le bras et m'amena contre eux. Ma tête reposa contre celle de Billie, alors que ma main se serrait dans le fin tissu de sa robe noire - qu'elle n'aurait jamais du porter à un si jeune âge.
- Ils nous aimaient, ils vous aimaient de toute leur force... C'est terrible de ne plus les avoir mais on nous a nous, chuchota-t-il. Alors écoutez-moi bien, aujourd'hui on peut pleurer, on peut exprimer notre manque, on peut se laisser aller. Mais demain, on se relève et on s'appuie sur les uns et les autres. Et ça ira parce qu'on est tous les trois maintenant.
Billie pleura de plus belle et je resserrai mon emprise sur elle. C'était ce que je n'avais jamais eu l'occasion d'entendre car l'année dernière, il n'y avait pas eu de commémoration et je n'avais pas été là ni pour elle, ni pour lui. Je m'étais contenté d'encaisser la douleur, assommé par des anti-dépresseurs et j'avais fui la réalité pendant une semaine. J'avais été lâche, je l'étais depuis deux ans.
- Les enfants, on doit y aller...
A contre cœur, on mit fin à notre petit cocon protecteur. Mon frère laissa Billie auprès de mon oncle pour aller se recueillir près des photographies, entraînant Nora avec lui. Et j'en profitais pour m'éclipser en dehors de la paroisse. La cérémonie allait se clôturer devant les tombes de mes parents avec une dernière prière. Je ne me sentais pas de le faire car je n'y étais encore jamais allé. Ça aussi, je le fuyais. Ils étaient plus que des corps enfermés sous terre. J'essayais de supprimer l'image de la mort qui collait à mes souvenirs.
L'humidité de ce jour pluvieux me fit un grand bien. Il n'y avait rien de plus pathétique la pluie pour accompagner une telle triste journée. Mon père aurait trouvé ça magnifique et ma mère aurait proclamé combien c'était ridicule. Moi, je m'en foutais. Je m'assis sur un rebord et laissai mon dos reposer contre la pierre mouillée. J'étais vidé d'énergie. Je fermai les yeux en sentant mon stress augmenter. C'était cette noirceur, dont j'avais parlé à Garrett, qui me grignotait petit à petit et prenait une plus grande place.
« Tu as hâte ? »
« Mon chéri... Ne me lâche pas, tiens moi fort. »
« Je t'aime. »
Je posai mes mains sur mes oreilles, assourdi par un vacarme indescriptible. Je savais que ça allait recommencer toutefois je fis de mon mieux pour lutter. J'appliquai les conseils de Beckergam, je me battais contre moi-même. Je n'étais pas là-bas, j'étais ici à l'arrière d'une église. Tout était fini, mes parents étaient décédés. Ce n'était pas possible de tout revivre, rien de tout ça n'était réel. Pourtant, le bourdonnement continuait de m'envelopper. La douleur mentale devint aussi physique, l'étau se referma sur moi.
« Jeune homme, vous allez bien ? » dit une voix grave dans mon dos. Je me relevai aussitôt, voulus leur demander de l'aide pour Papa mais ma voix ne sortit pas. Ils devaient faire quelque chose, c'était lui qui n'allait pas bien. Il fallait lui enlever ce bout de métal, il fallait le réanimer. Privé de tout contrôle, je tentai ce que je pouvais et secouai son corps. « Nous sommes les secours. Vous êtes grièvement blessé, vous devenez venir avec nous. Vous ne pouvez pas rester là ». Il voulut m'éloigner de mon père mais je le repoussai. Il ne comprenait pas, je n'avais pas besoin d'aide ! On devait soigner mon père, on devait rentrer à la maison. « D'accord. Comment vous vous appelez ? ». Sa question me prit au dépourvu. Je le regardai sans réussir à lui répondre, je connaissais mon prénom, ça ne me venait juste pas. « Vous savez quelle date nous sommes et où l'on se trouve ? », je secouai la tête. La panique me gagna alors, qu'est-ce qu'il s'était passé ? Pourquoi je n'étais plus capable de rien ? Et ma mère où était-elle ? Je me relevai, poussé par l'adrénaline et m'écroulai au sol au premier pas. Je me sentais pas bien, il y avait ce trou noir qui m'aspirait. Je luttai contre, voulant retrouver ma mère pour lui dire que l'on devait aider papa. Mais la dernière chose que je vis ce ne fut aucun de leur visage, juste une forte lumière.
Je pris une profonde inspiration, retrouvant mes idées mais étant encore plus chamboulé. J'avais été inutile, j'avais assisté à tout et je n'avais rien fait. C'était il y a deux ans. J'étais en vie et à quelques mètres de moi, reposaient mes parents. Ils avaient perdu la vie ce jour-là en même temps qu'une centaine de personnes. J'avais survécu, faisant partie des quelques rares rescapés. Mais en vérité, nous avions tous perdu quelque chose dans ce crash. Notre lumière s'était éteinte. Et j'étais persuadé qu'elle ne pourrait plus jamais être allumée.
Deux ans plus tôt, j'étais aux côtés de mes parents et je mourrais avec eux. Je refoulai un spasme mais ça ne fit qu'en provoquer un autre. J'étais con de pleurer, ça ne changerait rien. C'était encore plus con de se lamenter, l'événement s'était déroulé ; aucun de mes regrets ou remords ne m'offrirait un saut dans le temps. Pourtant, j'étais tout de même là. Deux ans après, à gérer ma douleur tout seul comme je l'avais toujours fait.
Un cliquetis au sol me fit légèrement sursauter. C'était régulier et je connaissais parfaitement ce son pour l'avoir assez entendu pendant des mois. Mes yeux se posèrent sur... Ayden qui avançait vers moi, à l'aide de sa béquille. C'était la dernière personne que je m'attendais à voir ici, aujourd'hui. Et c'était la seule personne dont j'avais souhaité la présence. Je me surprenais moi-même à ressentir ça. J'avais espéré l'avoir à mes côtés, pour m'épauler, sans oser lui demander mais il était là. Dans son costume qui lui allait à merveille.
Le sanglot que j'avais retenu depuis explosa alors en moi. Quel sacré connard j'étais à penser à ça dans de telles circonstances. Personne n'était beau, personne n'était censé l'être. On se rendait seulement présentables par pur respect. J'avais un sérieux problème, je me haïssais.
- Hey, souffla-t-il inquiet. Respire.
Il eût du mal à s'asseoir près de moi mais il le fit quand même. Il me donna ensuite un léger coup d'épaule. A force de le fréquenter, j'avais compris que c'était sa marque d'affection à lui parce qu'il préférait m'encourager de cette manière plutôt que de me le dire à la voix haute.
- Te mets pas dans un tel état, ça va aller.
Sa voix douce ne lui allait pas du tout mais son effort me touchait. Et ça fonctionnait plutôt bien car ses yeux plongés dans les miens me ramenèrent à la réalité. Mes larmes me vidaient toujours de ma douleur mais les sanglots n'entrecoupaient plus mon souffle. Je continuais de le regarder toujours étonné de le voir. Il eût l'air de le comprendre puisqu'une petite grimace plia la commissure de ses lèvres. Ce fut son tour d'échapper à mon regard.
- Tu n'es pas venu et tu ne répondais pas non plus à mon message alors j'ai demandé à ma soeur et elle m'a dit... Je me doute que ma présence n'est pas voulue, que c'est déplacé de ma part, mais je suis comme ça. Avec mes amis, précisa-t-il avec un sourire gêné. Je dépasse les limites quand c'est nécessaire. Et si tu penses pouvoir endurer ça tout seul, je suis quand même là pour te soutenir.
Il n'imaginait pas comme ses paroles me donnaient encore plus envie de chialer. Elles faisaient ressortir ma faiblesse et non ma force. Ayden ne cessait de me surprendre. Il ne laissa pas le silence s'installer entre nous :
- Je n'ai jamais eu l'occasion de te le dire vraiment ; je suis désolé pour tes parents. Je suis désolé pour toi aussi. Ça doit être dur de gérer, tout ça. Mais je trouve que tu t'en sors plutôt pas mal malgré ce que tu penses !
Je secouai la tête, effaçant en vain les larmes qui dévalaient mes joues. Ce fut inutile car elles redoublèrent d'intensité lors que je pris une bouffée d'oxygène. Le simple fait de respirer était de nouveau pesant. C'était une sorte de poids qui s'appuyait sur ma poitrine, ça grandissait de jour en jour. Puis, il y avait ma rage qui revenait à la charge. Elle poussait de toutes ses forces pour dévorer ma tristesse et je ne voulais céder à aucun des deux sentiments. Les deux me feraient tomber.
- Pourquoi tu penses ça ? Tu veux en parler ?
Avant même que je donne ma réponse, Ayden avait déjà sorti une feuille froissée de sa poche intérieur et un petit crayon comme s'il avait tout préparé à l'avance. Il m'adressa un regard encourageant en posant les objets dans ma main. C'était une des premières fois où l'on ne parlait pas à ma place, que l'on me demandait ce que je ressentais, et qu'on ne faisait pas semblant de comprendre ou interpréter mes émotions. Peut-être qu'il était la bonne personne à qui tendre la main...
La vue floue, je réussis tout de même à inscrire : Tout le monde me dit d'honorer leur mémoire en vivant, ils me disent de vivre pour eux. Mais je n'y arrive pas. Ça me rappelle juste qu'ils sont morts et pas moi ; je me sens encore plus coupable d'être là, à leur place. Ses sourcils se froncèrent lorsqu'il lut mes mots puis il secoua frénétiquement la tête.
- Tu n'es pas à leur place, Leander. T'es à la tienne. Tu es pile là où tu devrais être et c'est ta vie. Vis la pour toi, existe pour toi.
Je veux pas faire ça, je le mérite pas, répondis-je les mains tremblantes. C'était étrange de faire savoir mes pensées. J'avais l'impression de plonger ma main dans mon coeur afin d'en ressortir toutes les mauvaises choses. Je me montrais si faible, sans ma carapace. Ayden ne semblait pas du même avis cependant il prit un petit moment pour essayer de l'assimiler.
- J'imagine que... la culpabilité a démoli toute ton estime et que c'est à cause de ça que tu ne penses pas mériter de vivre. Mais tu dois t'en débarrasser une fois pour toute, tu dois lâcher prise. Pardonne-toi, fais ton deuil, reconstruis-toi... De quoi as-tu peur ?
Je m'attendais pas à une telle question. De tout. J'avais peur à la fois peur d'oublier et de me souvenir. J'avais peur de vivre, de l'avenir, de tomber, de perdre à nouveau quelqu'un, d'être seul. Je ne savais pas ce qui me retenait exactement, il y avait juste ce blocage indéchiffrable en moi. C'était minable. Épuisé et tourmenté par une sacrée migraine, je plongeai ma tête dans mes bras croisés dans l'espoir de trouver un certain apaisement. J'eus un tressaillement en sentant sa main se poser dans mon dos. Il me fallut quelques secondes pour ne plus être crispé.
- Tu t'en fous de ceux qui te reprochent de pas aller mieux aussi vite qu'ils le voudraient, t'ajoute pas cette pression en plus. Je pense que t'as toute ta vie pour faire ton deuil.
Ses mots étaient une forte délivrance. Jamais personne n'avait pris le temps de me le dire, sans doute puisque personne ne l'avait pensé. C'était faux de penser que lors d'un événement difficile, le pire était le début car ça ne l'était pas. Les premiers jours, les premiers mois, c'était une tristesse dans laquelle chacun se retrouvait. Puis rapidement, les gens se réadaptaient et mettaient de côté leur chagrin. Le pire était d'être livré à son propre tourment, d'être délaissé petit à petit par nos proches car notre malheur les tirait vers le bas. Le pire était d'être au plus bas alors que tout le monde attendait de toi d'être à nouveau heureux.
Je pensais qu'Ayden allait me parler jusqu'à ce que je me redresse mais il devint aussi muet que moi. Le calme reprit le contrôle des environs. Les oiseaux chantaient pour chasser les nuages. Les gouttes de pluie tapotaient la peau de mon cou. Le vent composait sa propre musique en passant à travers les arbres. La vie continuait tout autour de nous et nous la laissions passer pour un petit moment. Je remarquai alors que l'angoisse ne me menaçait plus, je l'avais extérioriser.
- Leander, chuchota-t-il presque après s'être raclé la gorge. Tu te souviens lorsque je t'ai dit que tu n'avais besoin de personne ? Je crois que je me suis trompé. On peut être fort par soi même mais on a tous besoin d'une personne sur qui nous reposer, qui nous permet de tenir quand on n'en a plus l'énergie. Dernièrement, j'ai l'impression que tu as été cette personne pour moi.
Interpellé, je me relevai pour constater que mon ami avait appuyé sa tête contre le mur, étendu ses jambes et fermé les yeux. Il devait se douter que je le regardais à présent, il l'ignora néanmoins. Mes pulsations s'étaient réveillées toutefois c'était pour une toute autre raison cette fois. Je l'avais aidé d'une quelconque manière ? Je n'avais fait que lui rendre visite dès que je le pouvais - même plus que je ne le devais juridiquement - et courir avec lui. C'était bien plus lui qui m'avait aidé.
- Grâce à nos entraînements, j'ai plus progressé en un mois que pendant les six mois passés à l'hosto. Et sans ça, je n'aurai pas signé ma sortie définitive Vendredi.
Je n'aurais jamais envisagé faire ça un tel jour mais je souris bel et bien. Un petit sourire fier qui fendit mon visage et qui n'échappa à Ayden puisqu'il me le rendit. Dans un élan de joie, je me mis à signer : Vraiment ?! Je le regrettai tout de suite, ramenai mes mains contre moi mais c'était trop tard, je l'avais fait.
- Doucement mec, je comprends pas encore ton truc ! rigola-t-il. T'as pas l'air de me croire mais je t'assure, j'te mens pas. Je voulais te le dire le jour même mais t'étais pas là. Bref, désolé de parler de moi. Le but était juste de te faire savoir que t'auras plus à tout porter seul, je serai là que tu le veuilles ou non ; de la même manière que t'as forcé pour me voir quand moi je ne voulais pas. On devrait les rejoindre au cimetière...
Il saisissait déjà sa béquille, je bloquai son geste. Je déclinai d'un mouvement de tête, animé par l'appréhension. Il était hors de question que j'y aille. Je n'étais pas prêt. J'allais rester ici jusqu'à la fin de la cérémonie, ça n'allait plus tarder maintenant. Il ne comprit pas tout de suite mais ne bougea pas. Ses pupilles gris restèrent accrochés aux miennes, me faisant perdre ma contenance. Je lâchai rapidement son poignet puis m'éloignai de lui. « T'auras plus à tout porter seul, je serai là que tu le veuilles ou non. », Ayden était impressionnant. Il y avait des tonnes de trésors cachés en lui que je ne cessais de découvrir.
- Tu me fais visiter Seattle ?! quémanda-t-il alors avec excitation.
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HELLOOOOOOOOOOOOO ! Désolée, j'étais obligée d'exprimer ma joie pour ce chapitre - bien qu'il soit sacrément triste. Et j'espère que vous ne me détestez pas pour le retard et pour la tristesse que je vous inflige en ce dimanche après-midi. Je vous livre un long chapitre pour me faire pardonner !
Je dois dire que j'en suis plutôt satisfaite. Particulièrement du tournant de l'histoire car Leander se sent enfin soutenu ; même pour moi qui écrit l'histoire c'est un véritable soulagement ahahah. Il ne se passe pas graaaaaaaaand chose mais chaque passage a son poids je dirais. Que pensez-vous de la discussion avec Garrett ? Avec le psychiatre ? Ou plus grand encore de la présence d'Ayden et de son retour à Colhaw ? Et de leur relation ? Team Ayden ou Team Isaiah... Je suis obligée de poser la question !
Aussi, j'ai conscience que le comportement de Leander peut paraître extrême parfois et incompréhensible. Mais c'est un véritable trouble que j'ai décidé d'aborder, celui du syndrome du survivant qui explique alors toute l'anxiété, la culpabilité et les flash-backs que le personnage traverse. J'espère que vous saurez comprendre et j'espère que vous aimez toujours !
Sur une touche toujours aussi triste (ou pas), je pense que l'on se rapproche presque, presque... de la fin. J'ai un plan déjà tout écrit mais je permets plusieurs fois de le changer, l'allonger ou le raccourcir donc je ne sais jamais exactement où l'histoire nous mènera encore. Mais, le moment de laisser notre oisillon voler de ses propres ailes se rapproche !
PS : Naz' tu n'as plus raison de stresser, Ayden est intact <3
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