Prologue

À toi, ma fille,

Il y a tant de choses que j'aurais voulu faire et dire, tant de « mercis » et de « je t'aime » à clamer à ceux que l'on aime, tant de tristesses et de joies à faire couler sur nos joues, alors même que le temps passe et nous pousse inexorablement vers la porte de sortie. Il y a tant d'histoires que j'aurais voulu te conter, tant de récits que tu aurais aimé écouter et tellement peu de temps pour les commencer. Mais celle-ci, vois-tu, fait partie de celles qui se transmettent à la postérité et à ceux pour l'éternité. Car le récit qui va suivre pourrait bien devenir le tien.

Il y a de cela très longtemps que le monde avait changé. La grande révolution avait laissé des traces encore palpables, pourtant le temps avait passé depuis les derniers coups de fusil et les dernières bombes lâchées sur les habitations des anciens habitants de notre continent. Née citoyenne de ce qui était désormais Agénor et plus précisément ayant grandi dans la province de Gallonia, j'ai eu une enfance mouvementée.

Descendante de révolutionnaires, je n'ai pas eu le choix et fus contrainte et forcée de vivre dans la misère, là où était désormais ma place. « Nous ne formerons plus qu'un ! » qu'ils disaient, mais 200 ans avaient passé et les stigmates de cette révolution ratée nous avaient laissés hagards face à la nouvelle vie qu'offrait Agénor. Regrettant inlassablement les actes de mes aïeux, je ne pouvais me résigner à accepter cette vie lamentable sans même espérer qu'un beau jour la roue tournerait en notre faveur. Après tout, qu'avaient-ils fait de si terrible pour que nous nous retrouvions tous ici ? Condamnés à vivre enfermés au centre de nos villes, à quémander des vivres tous les mois aux habitants de l'extérieur.

Nous aurions dû gagner ! Je t'assure que nous aurions dû remporter cette guerre, mais vois-tu... ceux qui nous avaient précédés n'avaient pas pris en compte que leurs adversaires n'auraient aucune limite et encore moins d'humanité en ce qui concerne les moyens à déployer durant les diverses ripostes.

De ce que nous avions appris à l'école, la grande révolution avait débuté à cause de « l'ensauvagement » d'une partie de la population, ensauvagement qui aurait pour origine la nature même de ces individus qui auraient par la suite influencé toutes les classes sociales, sauf la bourgeoisie. Par la suite, il y eut de terribles répressions, des fusillades et des bombardements afin que la paix règne de nouveau sur nos contrées.

Mais de ce que nous avions appris de la part de nos parents et de leurs parents avant eux, c'est que 150 ans avant nous, une énième crise économique avait frappé nos pays. Celle-ci avait entraîné une hausse du chômage sans précédent, le nombre de travailleurs était bien inférieur à celui des chômeurs, qui furent obligés de faire la queue sur des kilomètres pour accéder aux rares banques alimentaires qui distribuaient encore des vivres. Les banques avaient presque toutes fermé, la monnaie avait chuté mais pour une raison qui me dépasse, les impôts avaient flambé. Tandis que les riches vivaient dans l'insouciance totale nous narguant sur les réseaux sociaux, à coup de vidéos et photos étalant leur train de vie indécent, certains s'enrichissant même sur notre malheur. La goutte de trop arriva un beau jour de printemps, lorsqu'un huissier qui travaillait sans relâche depuis le début de la crise se présenta à la porte d'un logement d'une famille, accompagné de militaires, comme cela se faisait désormais. L'huissier en ressortit couvert de sang, le livret d'épargne à la main, suivi des militaires dont les armes étaient encore fumantes. Ce jour, devenu le jour des tristes locataires de la rue de la Paix, marqua le début de la révolution qui embrasa tout le continent.

Que te dire de plus... Mes parents, tes grands-parents donc, s'étaient rencontrés sur leur lieu de travail, dans une usine, et après leur mariage, ils avaient eu la chance de pouvoir déménager dans la capitale d'Agénor. Malgré la misère ambiante qui régnait dans la ville où toute la classe "populaire" était entassée, nous avions réussi à vivre en harmonie. Célébrant une fois par an, peu avant la nouvelle année, la paix retrouvée avec de grands défilés qui se déroulaient au pied de notre immeuble et un pique-nique gigantesque, où tous les habitants de la ville partageaient des mets avec leur prochain.

J'espère qu'à la différence de ta pauvre mère, tu aimeras aller à l'école. Il est vrai que c'est un lieu que j'ai toujours eu en horreur, les cours à rallonge, les professeurs apathiques et les uniformes ringards à souhait que nous devions porter... Mais il faut que tu y ailles et que tu y excelles, car si tu ne le fais pas, tu termineras comme moi, et ça je ne te le souhaite pas...

Depuis ma plus tendre enfance et jusqu'à ma majorité, j'ai été comme qui dirait, une enfant turbulente ou pleine de vie si l'on veut être moins péjoratif, aspirant à autre chose et surtout à plus !

Je ne comprenais pas en quoi ma condition devait rester telle quelle et me refusais à vivre le reste de mes jours en me disant que ma situation aurait pu être bien pire et non meilleure.

Tes grands-parents me répétaient chaque jour que je devais être plus reconnaissante du peu que nous avions, alors même qu'à travers la petite fenêtre de ma chambre, je pouvais entrevoir l'autre ville, à l'extérieur, celle même qui nous entourait et ses habitants. Ils étaient différents de nous, leurs habits étaient colorés, contrairement aux nôtres, et les bâtiments avaient tous l'air d'être enveloppés de verdure, comme sortis ainsi de terre, de manière organique et non pas construits et modelés par la main de l'Homme, comme un véritable jardin d'Éden à portée de main.

Voilà à quoi j'aspirais, à cette vie faite de réjouissances où je pourrais enfin flâner, siroter des boissons dont j'ignore le nom et cela tous les jours sans me soucier de rien ni de personne.

De ce fait, à mes 18 ans, poussée par mon ambition débordante et ma naïveté légendaire, je décidai de quitter le logis familial et cela sans diplôme ni connaissance, qui auraient pu me faire prétendre à intégrer une quelconque université. Non, mon objectif n'était de toute façon pas de faire de grandes études pour au final devenir la plus riche des pauvres. Ce que je voulais, c'était ce que j'avais vu depuis ma fenêtre et le seul moyen d'y arriver était de passer par le quartier pourpre, là où des centaines de jeunes femmes triées sur le volet allaient pouvoir côtoyer de hauts dignitaires, des chefs d'entreprises, des célébrités et j'en passe...

Plusieurs histoires connues de tous disaient que de nombreuses femmes avaient réussi à développer des liens forts avec certains de leurs clients, jusqu'à vivre dans leur demeure à l'extérieur de la ville, en tant que concubines et allant même jusqu'à devenir leurs épouses.

L'histoire la plus connue était certainement celle de Madame Coco, qui il y a 10 ans à peine vivait encore dans ma rue. Cette jeune femme d'une beauté renversante et d'une intelligence folle avait ravi le cœur d'un des gouverneurs de notre province, Monsieur Plessis Henry. Et malgré l'apparence plus que repoussante du monsieur, un mariage fut très rapidement célébré et un enfant vint au monde en un rien de temps. Madame Coco avait par la suite réussi à se construire une belle vie et était devenue en quelques années une personnalité publique respectée.

En lisant cette lettre et en voyant là où tu habites, je suppose que tu as compris, Sully, que je n'ai pas réussi à changer de vie... enfin pas complètement.

Pour te résumer la chose, tout en t'épargnant les détails sordides de ma jeunesse mouvementée, après avoir passé plusieurs entretiens, j'avais réussi à rejoindre la plus belle maison du quartier pourpre, le « Paradis », en tant que Mademoiselle Eve, diminutif d'Evelina. Là-bas, j'y ai passé de très bons moments avec mes collègues et y ai gravi très rapidement les échelons, passant en un an à peine du simple ouvrier au banquier de notre ville, pour finir avec de riches financiers et des députés venant de l'extérieur !

Jackpot, me disais-je ! Sous mes airs d'ingénue, je frémissais d'impatience à l'idée de passer à une autre étape de ma vie et de devenir moi aussi quelqu'un d'important. Avec ce nouveau statut de coqueluche que j'avais arraché à la sueur de mon front, je pus recevoir des rations en plus, que j'envoyais à mes parents qui m'avaient entre-temps reniée, mais qu'importe... mon objectif restait inchangé, et lorsque je fus pour la première fois demandée à l'extérieur de la ville, j'en eus des frissons.

Ma petite Sully, j'aurais aimé te décrire et te raconter de vive voix ce que j'avais vu et ressenti lorsque je suis sortie pour la première fois de notre ville. C'était comme entrer dans un autre monde, tout y était merveilleux : le paysage, les odeurs, le son, même le son paraissait mélodieux, et les gens que j'y ai rencontrés étaient tous plus incroyables les uns que les autres.

L'homme qui m'avait fait demander était le plus beau et le plus intelligent des hommes, d'une carrure imposante et d'un caractère affirmé. Il me demanda une nuit seulement après m'avoir côtoyée, de rester à ses côtés en tant que concubine. Moi, Eve, concubine d'un homme comme lui ! J'étais aux anges et ai vécu près de dix ans avec lui... Je l'aimais et avais comme vœu le plus cher de faire de lui mon époux et le père de mes enfants.

Mais alors que je me délectais de cette nouvelle vie que j'avais réussi à obtenir, le destin frappa à ma porte et décida de me ramener de force là où je m'étais jurée de ne jamais revenir.

Une grossesse et un cancer...

Ma chère Sully, il est crucial que tu comprennes que notre séparation n'a jamais été due à toi, ni à mon désarroi. En vérité, je suis certaine que ton père aurait été ravi de t'accueillir comme sa petite fille adorée, te montrant fièrement à travers la ville, si seulement il en avait eu l'opportunité. J'étais à trois mois de grossesse, me préparant à lui annoncer que nous allions enfin fonder une famille quand le destin en décida autrement.

À la veille de notre onzième anniversaire de concubinage, je me suis retrouvée une fois de plus à passer les examens de santé de routine, une pratique régulière depuis mon arrivée au « Paradis ». Normalement, ces rendez-vous se déroulaient sans encombre, mais pas cette fois-ci. Les heures avaient filé sans que je m'en rende compte, ma seule préoccupation étant de retrouver mon amour qui m'attendait patiemment, un présent à la main, comme à son habitude...

Quand les médecins m'ont finalement appelée afin de me présenter mes résultats, l'annonce fut un choc et d'une froideur sans nom : "Je suis désolé de vous annoncer cela ainsi, Mademoiselle Eve, mais vous ne pourrez pas repartir à l'extérieur de la ville. Vous êtes atteinte d'un cancer en stade terminal. Vos affaires seront rapatriées ce soir à la dernière adresse que nous avons, chez vos parents." La mère maquerelle du « Paradis », toujours présente lors de ces moments, ajouta sèchement que je ne pourrais plus travailler pour elle, et que dorénavant, je devrais renoncer aux rêves que j'avais imaginés avec l'homme que j'aimais et l'enfant que je portais...

Avant même que la réalité de la situation ne me frappe, j'ai été reconduite chez mes parents, abandonnée sur le trottoir encerclé par mes valises, devant ce qui était autrefois mon foyer.

Après quelques minutes de réflexion, j'ai sonné à l'interphone... Mais aucune réponse. Ils m'avaient bel et bien reniée, et même une visite surprise en pleine nuit n'avait pas réussi à les faire changer d'avis.

Les semaines et les mois qui ont suivi ont été les plus éprouvants de ma vie. Tandis que tu grandissais en moi, je m'affaiblissais de jour en jour, priant pour avoir la chance de pouvoir admirer ton visage au moins une fois.

L'argent devenu également un problème, malgré les économies que j'avais réussi à mettre de côté, j'ai dû me tourner vers La Tour, qui se trouvait au centre de la ville. Là-bas, j'y ai acheté pour nous deux un caveau au -190ème étage, pour que tu puisses avoir un toit sur la tête après ma mort.

Comme tu le sais déjà, j'ai vécu modestement depuis mon arrivée dans La Tour, pour t'offrir une place dans une école correcte et un emploi parmi les employés de la tour, qui ont accepté gracieusement mes pots-de-vin afin de t'épargner les concours et de devenir croque-mort.

Tu dois sûrement te poser des questions sur ton père, sur ce qu'il est advenu de lui après l'annonce de ma maladie... Eh bien, je n'ai plus eu aucun contact avec lui depuis mon départ du "Paradis". Il aurait pu penser que je l'avais abandonné pour un autre, ou que sais-je... La vérité m'échappe. Il paraît qu'il a eu une promotion et qu'il s'est marié quelques semaines après mon départ avec la fille d'un gouverneur, sûrement parce qu'il se sentait seul sans moi... j'aime à le penser du moins...

Si tu lis cette lettre, c'est que je ne suis plus de ce monde... Sully, ma chère fille, sache que je t'ai aimée de tout mon cœur et de toute mon âme.

Je sais que la vie ne te fera pas de cadeaux, comme elle ne m'en a pas fait à moi. Mais à chaque instant, à chaque épreuve, sache que je serai à tes côtés, prête à te soutenir et à t'aider à surmonter les obstacles qui se dresseront sur ton chemin, avec tout le courage et la force que tu possèdes en toi.

À toi, Sully, je ne laisse rien d'autre que les souvenirs de nos moments passés ensemble. Et même si tu ne sais pas encore parler, quand je te prends dans mes bras, je vois déjà dans tes yeux, qui lui ressemblent étrangement, une soif inébranlable et un destin exceptionnels.

Je t'aime !

Ta mère.

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