Chapitre 8

Les semaines s'étaient étirées, se fondant peu à peu en mois, et l'automne s'était installé, enveloppant la tour d'une atmosphère particulière. L'air avait changé, emportant avec lui les senteurs douces et sucrées de l'été pour les remplacer par des arômes plus riches, presque épicés. Une brise fraîche traversait les couloirs, s'infiltrant parfois par les minuscules interstices des murs de pierre, apportant avec elle les parfums lointains de feuilles mortes et de terre humide. À chaque pas que nous faisions, une fine couche de poussière se soulevait, comme si la tour elle-même respirait au rythme des saisons.

Avec Elara et Théo, nous avions bien évolué depuis nos premiers jours d'apprentissage maladroits. Désormais, nous étions plus assurés, nos gestes plus précis, nos échanges plus fluides. Le trio que nous formions s'était solidifié au fil du temps, et notre complicité était devenue une force sur laquelle nous pouvions compter. Les cours théoriques du matin étaient toujours aussi intenses, mais ils n'étaient plus cette source de stress qu'ils avaient été autrefois. Nous avions appris à naviguer entre les nombreuses règles et protocoles, et chaque nouvelle journée apportait son lot de défis que nous relevions avec une certaine confiance.

L'après-midi, après les cours, nous étions assignés à l'accueil dans les premiers étages supérieurs de la tour. Ces étages étaient bien différents des profondeurs sombres où nous avions commencé. Ici, l'ambiance était étonnamment plus légère, presque vivante. Les couloirs, éclairés par des baies vitrées qui laissaient entrer une douce lumière automnale, semblaient respirer une vie nouvelle. La lumière, dorée et tamisée, se reflétait sur les murs ornés de fresques élégantes, ajoutant une touche de chaleur à ce lieu autrement austère. L'air, autrefois stagnant et imprégné d'humidité, avait laissé place à des parfums floraux, émanant des nombreux bouquets que les visiteurs apportaient.

Les gens déambulaient dans les couloirs, leurs pas résonnant doucement sur les dalles de marbre, parfois accompagnés par le bruissement des feuilles mortes que le vent faisait voleter ici et là. Loin de l'atmosphère lugubre des étages inférieurs, ces lieux semblaient presque accueillants. Les visiteurs, souvent en famille, discutaient à voix basse, mais avec une certaine animation. Des enfants couraient parfois entre les jambes des adultes, leurs rires résonnant légèrement, apportant une note joyeuse à ce cadre pourtant dédié au recueillement.

Elara, avec son énergie contagieuse et son sourire toujours prêt à éclore, avait rapidement trouvé sa place dans les étages supérieurs de la tour. Elle avait ce don rare de rendre les moments les plus difficiles un peu plus légers, un peu plus supportables. Les enfants, en particulier, semblaient instinctivement se tourner vers elle. Peut-être était-ce à cause de sa voix douce et apaisante, ou peut-être était-ce simplement parce qu'elle avait une manière de parler, de se mettre à leur niveau, qui faisait fondre leurs peurs. Elle se penchait souvent vers eux, ses yeux brillants de cette lueur qui rassurait, ses cheveux s'échappant parfois de son bonnet pour encadrer son visage de mèches dorées.

Elle savait comment transformer une situation intimidante en une aventure presque rassurante. Quand une famille arrivait, accompagnée de jeunes enfants, c'était Elara qui les guidait, prenant leur petite main dans la sienne.

— N'oubliez pas de vous recueillir un instant, même les plus petits gestes comptent, disait-elle avec un clin d'œil complice, alors qu'elle les menait avec douceur vers le caveau de leurs proches.

Elle expliquait l'importance du recueillement avec des mots simples, les enveloppant d'un voile de sérénité. Les enfants, loin d'être effrayés, la suivaient en silence, captivés par cette jeune femme qui semblait rendre le deuil plus doux, plus compréhensible. Les parents, souvent inquiets de la réaction de leurs enfants face à la mort, la remerciaient d'un sourire reconnaissant. Elara leur offrait bien plus qu'un simple accompagnement ; elle leur donnait le réconfort de savoir que leurs enfants étaient entre de bonnes mains, que leur chagrin était pris en charge avec une bienveillance rare.

Théo, quant à lui, contrastait parfaitement avec l'approche douce et presque maternelle d'Elara. Il prenait son rôle avec un sérieux qui en aurait impressionné plus d'un, et pourtant, derrière cette façade de rigueur, se cachait un cœur attentif et empathique. Son visage, souvent impassible, s'éclairait d'une compréhension profonde lorsqu'il était en présence de visiteurs âgés. Ces derniers, souvent seuls, trouvaient en Théo une oreille attentive, un réconfort silencieux.

— Le temps passe, mais les souvenirs restent, murmura-t-il un jour à un vieil homme qui avait du mal à retenir ses larmes. Vous avez fait de votre mieux, et c'est cela qui compte.

Le vieil homme avait hoché la tête, ses yeux brouillés de larmes de gratitude. Théo avait ce don de trouver les mots justes, ceux qui touchaient droit au cœur, sans fioritures. Il n'était pas là pour offrir des paroles vides de sens, mais pour rappeler aux gens que, malgré la douleur, ils n'étaient pas seuls, que leurs efforts, leurs souvenirs, avaient une valeur inestimable. Il s'attardait souvent auprès de ceux qui semblaient le plus accablés, échangeant des mots pleins de sagesse, des histoires parfois, ou simplement un silence partagé, respectueux.

Pendant ce temps, je m'occupais de l'accueil général, naviguant dans les méandres de la tour comme un guide dans un labyrinthe familier. Les couloirs, aux murs ornés de fresques délicates, semblaient respirer une vie propre. Les visiteurs posaient mille questions, parfois des détails sur l'emplacement d'un caveau, parfois des histoires plus personnelles, des confidences chuchotées dans un coin. Je me faisais un devoir de répondre avec la plus grande attention, sachant que chaque question, chaque demande, portait en elle une part de chagrin, mais aussi une part d'espoir.

Un jour, alors que je m'apprêtais à guider une famille vers le caveau qu'ils souhaitaient visiter, Elara s'approcha de moi, son sourire en coin trahissant sa bonne humeur.

— Tu as remarqué ? dit-elle à voix basse, ses yeux pétillants de malice. Les gens ici sont tellement plus détendus. C'est comme s'ils trouvaient un peu de paix en venant ici, tu ne trouves pas ?

Je hochai la tête, partageant son sentiment. Il était vrai que l'atmosphère ici, bien que marquée par la mort, semblait paradoxalement plus vivante, plus douce.

— Oui, c'est vrai. Peut-être que c'est la lumière, ou les fleurs... ou peut-être que c'est juste l'idée qu'ils peuvent se souvenir de leurs proches dans un cadre plus agréable. Les bouquets de fleurs fraîches, l'odeur subtile du bois poli, et la lumière dorée qui inondait les lieux à travers les larges fenêtres, tout cela créait une ambiance qui réconfortait, qui apaisait les âmes en peine.

Théo nous rejoignit, son visage habituellement sérieux adouci par une réflexion intérieure.

— C'est sûrement un peu de tout ça. Mais je pense aussi que c'est parce que ces étages sont plus... personnels. Les gens viennent ici avec des souvenirs, des histoires, et ils les partagent avec nous, même indirectement. C'est ce qui rend ces moments précieux.

Ses mots, pleins de sagesse, résonnèrent en moi. Il avait raison. Ces étages, bien que dédiés au recueillement, étaient aussi des lieux de vie, où les souvenirs s'entremêlaient avec le présent, où chaque geste, chaque parole, avait une signification profonde. Ici, les gens ne venaient pas seulement pour pleurer, mais pour se souvenir, pour célébrer ceux qu'ils avaient aimés.

La journée continua, ponctuée de sourires, de larmes, de conversations à voix basse. Elara, Théo, et moi, nous avancions parmi les visiteurs, apportant notre aide, notre écoute, nos mots réconfortants. Et tandis que le soleil déclinait, inondant les couloirs d'une lumière dorée, je sentis une paix nouvelle s'installer en moi. J'étais là où je devais être, entourée de gens qui, comme moi, comprenaient l'importance de chaque instant, de chaque souvenir.

L'automne avançait, et avec lui, une nouvelle routine s'installait. Mais malgré cette répétition, chaque journée semblait porter en elle quelque chose de nouveau, quelque chose d'unique. Je savais que cet automne resterait gravé dans ma mémoire, non seulement pour ce qu'il représentait en termes de travail et d'apprentissage, mais aussi pour les liens que je continuais de tisser, avec mes collègues, avec les visiteurs, et avec ce lieu qui, malgré son apparente froideur, commençait à devenir un peu plus comme un chez-moi.

Depuis que nous avions été assignés aux étages supérieurs pour faire l'accueil, les journées étaient devenues plus animées, et les nuits, étrangement, plus longues. Chaque soir, alors que la lumière du jour déclinait et que les ombres s'allongeaient dans les couloirs de la tour, une pensée persistante revenait inlassablement nous hanter : la mystérieuse femme, la fameuse visiteuse du soir. Nous parlions souvent d'elle à voix basse, comme si évoquer son nom à haute voix pouvait attirer sur nous une malédiction ou un secret trop lourd à porter.

A chaque fois que nous faisions mention de cette femme, les couloirs, habituellement baignés de lumière dorée le jour, semblaient s'assombrir et se resserrer au fur et à mesure que l'heure de sa visite approchait. Les odeurs qui flottaient dans l'air, ce mélange de cire fondue, de fleurs fraîchement coupées et de pierres anciennes, se faisaient plus lourdes, plus oppressantes.

Je n'étais pas la seule à ressentir cette étrange ambiance. Elara et Théo partageaient mon trouble, bien que nous n'en parlions que rarement. La plupart du temps, nous tentions de nous concentrer sur notre travail, sur les visiteurs, sur les tâches quotidiennes qui nous occupaient l'esprit. Mais dès que l'heure approchait, nos conversations se faisaient plus rares, nos regards plus inquiets.

Un soir, alors que nous terminions notre service, je ne pus m'empêcher de demander à Ivan, mon tuteur, ce qu'il savait sur cette femme. Ivan était une énigme en lui-même : son apparence frêle et maladive contrastait avec la profondeur de son regard et l'autorité qu'il dégageait. Il avait toujours un mot gentil, une parole rassurante, mais ce soir-là, son visage se referma comme une porte qu'on claque violemment.

Nous étions dans un coin reculé du hall principal, là où les visiteurs ne venaient plus, un espace à l'écart des regards, souvent plongé dans une pénombre que la lumière vacillante des chandeliers peinait à percer. Les murs de pierre, habituellement témoins silencieux des allées et venues, semblaient aujourd'hui plus oppressants, comme si la tour elle-même retenait son souffle. Le moindre son semblait amplifié, résonnant avec une clarté étrange dans ce lieu où les chuchotements devaient en principe se fondre dans l'atmosphère solennelle. Pourtant, l'écho de nos voix flottait dans l'air avec une intensité inhabituelle, et l'air, d'ordinaire frais et léger, s'était alourdi, chargé d'une tension presque palpable.

Je me tenais là, aux côtés d'Ivan, mon cœur battant légèrement plus vite que d'habitude, consciente que la question que j'allais poser pouvait ouvrir une porte sur un monde que je n'étais pas certaine de vouloir découvrir. Mais la curiosité, cette flamme insatiable qui brûlait en moi depuis toujours, me poussait à parler.

— Ivan, dis-je doucement, presque en chuchotant, de peur que mes mots ne brisent le silence pesant qui régnait autour de nous. Qui est cette femme qui vient chaque soir ? Pourquoi refuse-t-on de nous en parler ?

Il leva lentement les yeux de la liste qu'il consultait, ses sourcils se froncèrent légèrement, dessinant une ligne de concentration profonde sur son front. Il sembla peser chacun de ses mots, comme s'ils étaient trop lourds pour être prononcés à la légère. Le silence entre nous s'étira, devenant presque tangible, tandis que je sentais l'air se faire plus dense, presque étouffant.

— Il y a des choses, Sully, répondit-il enfin, après un long moment de réflexion, sa voix grave résonnant étrangement dans l'espace autour de nous. Des choses qui se doivent de rester cachées pour le bien de tous.

Son ton était calme, trop calme, et loin d'apaiser ma curiosité, il ne fit qu'attiser le brasier de mes questions. Mais quelque chose dans sa manière de parler, dans cette lueur d'inquiétude que je décelais au fond de ses yeux d'habitude si assurés, me fit frémir. Ivan n'était pas du genre à se laisser troubler facilement. Ce que je voyais dans son regard, c'était plus qu'une simple réticence à parler ; c'était une peur, une vraie peur, qu'il essayait de dissimuler derrière un masque de sérénité.

— Mais pourquoi ? insistai-je, une légère frustration dans la voix. Ne méritons-nous pas de savoir ? Si elle est là chaque soir, c'est qu'elle a une raison, non ?

Mon insistance semblait le perturber. Il me fixa de ses yeux perçants, ses lèvres se serrant un instant comme pour retenir des mots qu'il n'était pas sûr de vouloir prononcer. Pour la première fois depuis que je le connaissais, je vis une pointe de vulnérabilité derrière son masque habituel. C'était comme s'il était pris entre deux feux : la volonté de me protéger, et le besoin de m'en dire juste assez pour calmer ma curiosité.

Il posa alors une main légère sur mon épaule, son toucher étrangement réconfortant malgré la gravité de ses mots.

— Écoute, Sully, dit-il d'une voix plus douce, presque paternelle. Il y a des mystères qui sont mieux gardés secrets. Pour ta sécurité, et celle des autres, il est parfois préférable de ne pas chercher à en savoir plus. Cette femme... elle est liée à quelque chose de plus grand que nous, quelque chose que tu ne peux pas encore comprendre, et que tu ne devrais pas tenter de découvrir.

Un frisson glacé parcourut mon dos, me laissant une sensation désagréable, comme si une ombre invisible venait de glisser sur ma peau. Je n'avais jamais vu Ivan aussi sérieux, aussi convaincu du danger. Son attitude me fit hésiter. Pouvait-il être possible qu'une simple visiteuse cache quelque chose de si terrifiant qu'il valait mieux détourner le regard ? L'idée me semblait absurde, mais la conviction dans sa voix me força à envisager cette possibilité.

— Je ne comprends pas, murmurai-je, presque pour moi-même, mes pensées tourbillonnant dans ma tête comme des feuilles emportées par le vent. Pourquoi personne ne parle-t-il jamais d'elle ?

Ivan soupira profondément, relâchant mon épaule et se tournant légèrement, ses yeux fixant un point invisible sur le mur, comme s'il cherchait les mots justes à travers la pierre froide.

— Parce que, Sully, finit-il par dire, sa voix empreinte d'une gravité nouvelle, certaines choses sont mieux laissées dans l'ombre. Crois-moi, je ne dis pas cela pour te faire peur, mais pour te protéger. Fais-moi confiance, il est mieux de laisser cette femme tranquille.

Il se redressa alors, ajustant machinalement son uniforme, comme pour se donner une contenance, mais son geste trahissait une nervosité qu'il tentait de dissimuler. Je restai là, debout, les bras croisés, tentant de digérer ses paroles, mais mon esprit refusait de se calmer. Les mots d'Ivan avaient ouvert une porte dans mon esprit, une porte qui laissait entrevoir un monde de secrets et de mystères, un monde que j'avais jusqu'ici seulement effleuré du bout des doigts.

Le hall principal semblait soudain plus oppressant, les murs plus proches, l'air plus épais. Je sentais une étrange sensation d'étouffement, comme si l'espace lui-même voulait m'envelopper, me garder captive de ces secrets non révélés. L'odeur de la cire fondue, autrefois apaisante, me paraissait maintenant presque suffocante, et la lumière vacillante des chandeliers jetait des ombres menaçantes sur les murs de pierre.

— Merci, Ivan, parvins-je finalement à dire, ma voix à peine plus qu'un murmure. Je vais essayer de ne plus y penser.

Il acquiesça, son regard se radoucissant légèrement, bien que l'inquiétude ne l'ait pas quitté complètement.

— C'est mieux ainsi, Sully. Parfois, ne pas savoir est une bénédiction.

Nous restâmes un instant silencieux, puis, comme pour rompre la tension palpable, Ivan se détourna pour reprendre ses tâches, me laissant seule avec mes pensées.

Je jetai un dernier regard aux ombres dansantes sur les murs, avant de me tourner vers la sortie du hall. Tandis que je m'éloignais, l'écho de mes pas semblait s'étirer, résonnant étrangement dans l'espace désert. Un froid inhabituel me glaça la nuque, et je ne pus m'empêcher de me retourner, comme si je m'attendais à voir quelque chose, ou quelqu'un, tapi dans l'obscurité.

Mais il n'y avait rien. Rien d'autre que les ombres, la pierre, et ce silence lourd de secrets.

Je rejoignis Elara et Théo à la sortie, leur visage curieux et inquiet trahissant leur impatience de connaître ce que j'avais découvert. Mais je ne pouvais pas, je ne devais pas partager ce que Ivan venait de me dire. Pour la première fois, je sentis que ces mystères dépassaient notre compréhension, qu'ils appartenaient à une autre sphère, bien au-delà de ce que nous pouvions appréhender.

Je leur offris un sourire qui se voulait rassurant, bien que mon cœur soit encore alourdi par l'inquiétude.

— Tout va bien, leur dis-je doucement. Allons nous reposer.

Les jours passaient, et alors que nous commencions à nous habituer à notre nouvelle routine, une vérité inattendue nous fut révélée par les instructeurs d'Elara et Théo. C'était lors d'une de ces après-midi où le soleil déclinait lentement, plongeant les couloirs de la tour dans une douce pénombre. Les ombres s'étiraient sur les murs de pierre, et l'air était empreint de cette odeur familière de cire fondue et de vieilles pierres. Nous nous étions rassemblés dans une petite salle de repos, un espace intime et presque oublié où les instructeurs partageaient parfois des confidences, loin de l'atmosphère rigide des salles de classe.

Elara, toujours curieuse, avait posé une question innocente, cherchant à comprendre pourquoi certaines personnes semblaient si à l'aise de venir dans la tour à des heures inhabituelles. Théo, avec son sérieux habituel, avait appuyé cette question, mentionnant les quelques silhouettes qu'il avait aperçues rôdant dans les couloirs à des moments où la tour aurait dû être déserte.

L'instructeur de Théo, un homme d'âge mûr, portait sur son visage les traces indélébiles des années passées à travailler dans l'ombre de la tour. Ses traits étaient creusés, chaque ride semblant raconter une histoire, un secret enfoui dans les profondeurs de la pierre. Ses cheveux, grisonnants par endroits, encadraient un regard perçant, chargé de la gravité des choses qu'il avait vues et vécues. Il se pencha légèrement en avant, ses mouvements délibérément lents, comme s'il pesait l'importance des mots qu'il s'apprêtait à prononcer. Ses yeux, d'habitude discrets, se fixèrent sur nous avec une intensité nouvelle, une lueur d'avertissement s'y reflétant. D'une voix grave, chargée de la résonance d'années de silence, il nous livra alors une révélation qui fit naître un frisson parmi nous, comme si l'air s'était soudain alourdi de ce secret, réservé à quelques rares privilégiés.

— Vous savez, commença-t-il, ses mots traînant légèrement comme pour peser chacun d'eux, cette femme que vous voyez tous les soirs... elle n'est pas la seule à faire des allées et venues dans la tour.

Un silence lourd tomba sur la pièce. Elara et Théo échangèrent un regard surpris, et je sentis mon cœur s'accélérer légèrement, pressentant que ce qui allait suivre ne serait pas anodin.

— Il est en fait assez courant, poursuivit-il, de voir des figures importantes de l'extérieur ou même des criminels de l'intérieur de la ville venir ici. Ils ne viennent pas seulement pour se recueillir devant les caveaux. Certains viennent pour conclure des affaires, d'autres pour rencontrer des amants en cachette. Il marqua une pause, scrutant nos visages pour y lire notre réaction. Et pourquoi ici, vous vous demandez ? Parce que la tour, contrairement à ce que l'on pourrait croire, est l'un des rares endroits où l'on peut véritablement se soustraire à l'œil vigilant des milliers de caméras disséminées dans toute la ville, à l'intérieur comme à l'extérieur.

L'information laissa un goût amer dans ma bouche. Cette tour, que j'avais toujours vue comme un sanctuaire, un lieu de recueillement et de paix, se révélait être un théâtre pour des activités bien moins pures. Elara était visiblement perturbée, ses yeux s'écarquillant sous le coup de la révélation.

— Vous voulez dire, murmura-t-elle, sa voix tremblante, qu'il se passe des choses ici... des choses qui ne devraient pas se passer dans un lieu aussi sacré ?

L'instructeur hocha la tête, une ombre de tristesse passant dans son regard.

— Exactement, confirma-t-il. La tour, malgré son apparence de calme et de recueillement, est loin d'être aussi paisible qu'on pourrait le croire. Les couloirs que vous arpentez chaque jour ont été témoins de bien des secrets. Des secrets que vous ne remarquerez jamais si vous ne savez pas où regarder.

Un frisson me parcourut l'échine. Comment avais-je pu vivre ici pendant dix-huit ans sans jamais m'apercevoir de ce qui se tramait dans l'ombre ? Avais-je été aveuglée par la routine, par cette vie cloisonnée que j'avais menée entre les murs de la tour ? Les paroles de l'instructeur me faisaient soudain voir ce lieu sous un jour totalement différent.

Théo, quant à lui, restait silencieux, mais ses traits tendus révélaient qu'il réfléchissait intensément à ces nouvelles informations. L'idée que des criminels pouvaient se glisser parmi les visiteurs en deuil semblait le troubler profondément.

— Et personne n'en parle ? demanda Théo, brisant enfin le silence. Personne ne fait rien pour arrêter ça ?

L'instructeur poussa un profond soupir, se passant une main sur le visage, comme s'il cherchait les mots justes.

— Il y a bien sûr des tentatives pour contrôler la situation, répondit-il. Mais la vérité, c'est que la tour est un microcosme en soi, un lieu où les règles de la ville extérieure ne s'appliquent pas de la même manière. Ici, tout est question de nuance, de silence. Beaucoup de choses passent inaperçues, soit parce qu'elles sont bien cachées, soit parce que personne n'ose en parler.

Un silence pesant retomba sur nous, chaque mot de l'instructeur s'incrustant dans nos esprits comme une vérité dérangeante que nous ne pouvions plus ignorer. Je repensai à tous ces jours où j'avais traversé la tour sans prêter attention aux ombres, aux murmures. À toutes ces fois où j'avais peut-être croisé des individus aux intentions bien différentes de celles que j'imaginais.

— Mais alors, que devons-nous faire ? demandai-je, ma voix plus ferme que je ne l'aurais voulu. Devons-nous simplement fermer les yeux et faire comme si de rien n'était ?

L'instructeur planta son regard dans le mien, un regard lourd de résignation mais aussi d'une sagesse amère.

— Parfois, oui, dit-il doucement. Parfois, la meilleure chose à faire est de garder les yeux ouverts, mais de ne pas chercher à voir ce qui pourrait mettre en danger ceux que vous aimez. La tour a ses secrets, et ils sont bien gardés pour une raison. Vous êtes ici pour apprendre à respecter les morts, à réconforter les vivants. Concentrez-vous sur cela, et laissez les mystères de la tour à ceux qui les connaissent depuis bien plus longtemps que vous.

Ces dernières paroles résonnèrent longtemps dans la petite pièce. Le poids de cette réalité nouvelle semblait s'infiltrer dans chaque recoin, rendant l'air plus lourd, les ombres plus épaisses. Elara se mordit la lèvre, comme si elle voulait protester, mais elle resta silencieuse, ses pensées visibles dans son regard inquiet. Théo, quant à lui, hocha lentement la tête, comme s'il acceptait, à contrecœur, les conseils de l'instructeur.

Pour ma part, un mélange de frustration et d'inquiétude s'emparait de moi. Mais il y avait aussi cette résolution nouvelle, un désir de comprendre, même si cela signifiait naviguer dans des eaux dangereuses. Pourtant, pour l'instant, je décidai de suivre le conseil de l'instructeur. Parfois, les secrets sont mieux gardés, même si cela nous coûte de les ignorer.

Nous quittâmes la salle de repos, chacun plongé dans ses réflexions, tandis que l'odeur de la cire fondue et des pierres froides nous enveloppait à nouveau. La tour, ce lieu que je croyais connaître par cœur, me paraissait maintenant plus étranger que jamais. Mais avec cette étrangeté venait aussi une curiosité nouvelle, un besoin de découvrir ce que les murs de pierre cachaient vraiment.

Et bien que je savais qu'il était dangereux de trop vouloir savoir, une petite voix au fond de moi continuait de chuchoter : Les mystères de la tour ne resteront pas cachés éternellement.

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